Coup de gueule – Mots-maux de cœur

 

En sortant du bureau, sur le trottoir, devant un magasin et au milieu d'un flux de personnes (sorties des bureaux et, notamment, de la mairie), j'ai vu un homme porter sa main au cœur et s'effondrer. J'ai couru vers lui. Je ne savais pas quoi faire. Je lui ai pris la main, je l'ai secoué. Il a alors ouvert les yeux, la main toujours sur son cœur pour me dire, avec difficultés, en pleurant, qu'il était dans le noir, qu'il ne voyait plus rien et qu'il était en train de s'étouffer. J'ai appelé à l'aide. Les gens ont continué de passer. Indifférents? Certains disant que c'était encore un "toxico", un "alcoolo", qu'il ne fallait pas que je perde mon temps avec lui. J'ai alors couru jusqu'à un laboratoire d'analyses médicales pour demander de l'aide. La seule chose que l'on a pu y faire, c'est d'appeler les pompiers.

 

Je suis revenu vers l'homme à terre, toujours ignoré des passant(e)s. Il m'a repris la main et il m'a dit : "merci". Je lui ai demandé pourquoi et de quoi il me remerciait puisque je n'avais rien fait pour lui et il m'a répondu "Parce que vous vous êtes arrêté. Parce que vous m'avez donné la main. Parce que vous m'avez parlé, que vous occupez de moi, que vous ne me laissez pas seul alors que j'ai si peur…". Je lui ai répondu que j'avais appelé les pompiers, qu'il cesse d'avoir peur car on allait s'occuper de lui. Et il s'est mis à pleurer de plus belle en me disant qu'il ne voulait pas qu'on l'emmène à l'hôpital car il avait un fils de 17 ans dont il s'occupait seul et qu'il allait d'ailleurs chercher au lycée. Je lui ai répondu que les pompiers et le médecin du SAMU étaient seuls à pouvoir dire s'il devait aller à l'hôpital ou pas et qu'il devait y aller, on s'occuperait de son fils.

 

Quand la biologiste du laboratoire est venue vers nous, je suis allé à l'Association d'Aide aux Victimes pour y chercher la psychologue qui avait reçu cet homme quelques instants auparavant. Je suis entré dans son bureau. Elle était occupée avec une autre personne et m'a demandé de sortir de son bureau. Je lui ai dit que l'homme qu'elle avait reçu était peut-être en train de mourir sur le trottoir mais que ce n'était sans doute pas assez grave pour qu'elle se dérange. Et je suis retourné vers l'inconnu.

 

Tout en redisant sans cesse l'inquiétude qu'il avait pour son fils, il m'a dit qu'il sortait de l'Association d'Aide aux Victimes où il avait vu une psychologue, suite à une très grave agression dont il avait été victime il y a peu et qu'il n'arrivait pas à surmonter. Il m'a dit qu'il avait déjà fait un infarctus, dans la rue aussi, il y a quelques années à Paris, qu'il était artiste, comédien exactement.

 

Pendant tout ce temps, je ne pouvais-savais rien faire d'autre que lui tenir la main, l'écouter et lui répondre. Mais, surtout pleurer. Je pleurais et je pleure encore sur mon incapacité à lui venir vraiment en aide alors même que, compte tenu de ses moments d'absence, de ses grimaces de douleur, de ses soubresauts… il était peut-être en train de mourir.

 

Je pleurais et pleure encore sur mon inutilité en cette tragique circonstance.

 

Je pleurais et pleure encore devant l'indifférence des gens qui passaient, certains de ma connaissance (collègues de bureau) se disant (!!!!) socialistes, syndicalistes… et, pour une femme, catholique pratiquante.

 

Je pleurais et pleure parce que cet homme, dans sa souffrance, ne pensait pas à lui mais à son fils, ce qui rendait encore plus insupportable l'indifférence des autres.

 

Les pompiers sont arrivés, somme toute assez vite mais cette attente m'a paru interminable et, en tous les cas, insupportable. Les pompiers l'ont mis sur un fauteuil roulant puis l'ont monté dans l'ambulance où, en définitive, ils l'ont porté pour le coucher sur la civière. Cet homme, à l'évidence n'avait plus beaucoup de force. Pourtant, il a encore eu la force, non de se débattre pour résister mais de crier pour m'appeler à l'aide ; ses paroles n'étaient pas très intelligibles mais j'ai compris : "Monsieur, mon ami, ne les laissez pas m'emmener : je ne peux pas abandonner mon fils…". Et la porte s'est refermée.

 

Juste avant, la psychologue est venue. Elle s'est excusée auprès de moi et je lui ai dit que c'était à moi de m'excuser car je m'étais indûment contre emporté elle, paniqué que j'étais face à mon incapacité à venir vraiment en aide à cet homme. Elle m'a dit ne pas m'en tenir rigueur et qu'elle avait bien compris que j'avais agi ainsi car, désespéré et ne sachant quoi faire, j'avais simplement chercher auprès d'elle l'aide que, visiblement, personne ne m'avait accordée dans la rue. Elle a expliqué aux pompiers que cet inconnu avait été la victime d'une agression sauvage et que, ayant dû la revivre en la lui racontant, il avait dû être sous le coup d'une très forte émotion et que celle-ci devait être la cause de son malaise. Elle a donné les coordonnées du fils de cet homme aux pompiers et a confirmé qu'il en avait seul la charge, sur décision de justice.

 

Lorsque la porte de l'ambulance s'est refermée, alors que la voiture du SAMU arrivait, je me suis senti terriblement seul et, surtout, infiniment petit et inutile. Alors, toujours en pleurant, je suis allé à ma voiture pour rentrer chez moi.

 

Je ne connais pas le nom de cet inconnu. Je n'ai pas ses coordonnées. Il ne me sera donc pas possible d'avoir de ses nouvelles et cela me mine encore plus.

 

J'entends encore sa voix me remerciant, m'appelant à l'aide. Je sens encore sa main serrer la mienne. Je vois encore son faible sourire qu'il m'a offert en gage d'amitié, de fraternité. Et, en déversant ces mots, la honte monte en moi.

 

Pas la colère contre tou(te)s ces passant(e)s drapé(e)s du silence de leur indifférence. Non, la honte. La honte de n'avoir pas su-pu apporter l'aide dont cet homme avait besoin. Je n'ai pas su avoir les gestes ("médicaux") qu'il fallait avoir en pareilles circonstances. Je n'ai pas su le "prendre en charge" dans sa détresse comme je ne sais rien faire pour lui à présent et, surtout, pour son fils dont il s'inquiétait tant.

 

Je me dis que, en partant et en le laissant dans l'ambulance, je l'ai trahi, je l'ai abandonné, faute de comprendre sur le moment que, sans me le dire vraiment, il m'avait confié son fils. Pour lui, son fils était plus important que sa propre vie. A défaut de faire quelque chose d'utile pour sauver sa vie, j'aurais dû m'occuper de son fils. Je ne l'ai pas fait et j'en ai honte. Oui, j'ai honte car, d'une certaine manière, parce que je n'ai pas su "être à la hauteur", j'ai ajouté une pierre au mur d'indifférence contre lequel s'est fracassé aujourd'hui l'espoir de cet homme.

 

25/10/06


Pour revenir à la rubrique "Divers" :

 

Pour revenir au Plan du site :

 

Pour revenir à la page d'accueil :