Fanatisme et terrorisme

Première partie : Fanatisme[1]

Le mot fanatique vient du latin fanum, "le temple", et, à l'origine, n'avait aucun sens malveillant puisqu'il désignait un prêtre du culte de Bellone (déesse archaïque de la guerre des romains) qui, devin inspiré, entrait en transe et s'automutilait pour verser son sang dans lequel il interprétait les augures, c'est-à-dire les signes envoyés par Bellone au sujet de la guerre en cours ou de celle dont on se demandait sil fallait l'engager ou pas.

Par la suite, Bellone est devenue Cybèle[2], déesse du sol, de la patrie et de la guerre (en somme l'ancêtre mythologique de l'identité nationale et du nationalisme) et c'est lors de cette transformation que les fanatiques, autrement dit les prêtres de Cybèle et, avec le temps, les fidèles eux-mêmes, se sont mis à s'automutiler, non plus seulement pour interpréter les augures, mais pour se soumettre à un régime d'ascétisme et de mortification leur permettant d'entrer en transe et, ainsi, en communications osmotique, empathique avec la déesse.

A cette occasion, une transformation radicale de la religiosité de ce culte s'est opérée : les prêtres et les fidèles, contempteurs de leurs corps et, plus généralement, de la vie humaine d'abord, puis de la vie en générale sous toutes ses formes, se sont mus en adorateurs de l'idéité, autrement dit, non plus de la vie terrestre et donc du monde, mais de la vie surnaturelle  et, de ce fait, de l'au-delà au sens d'après la mort, un au-delà posé comme le vrai monde, sorte de temple où l'humanité accédait à la divinité ou, plus précisément, l'humanité réintégrait son essence originelle dont elle avait été déchue du fait de sa naissance, de son incarnation[3].

Ainsi, comme l’aruspice, le fanatique connaissait l’avenir et il était en mesure de prédire le fatum , le destin, autrement dit la réalisation de la vérité s'échappant de sa bouche comme les révélations de la Pythie. Mais, à la différence de la Pythie et aruspices, pour être révélée, la vérité exigeait du fanatique que ses mots soient des actes, que son verbe se fasse lame sacrificatoire et que, d'une certaine manière, par son sacrifice personnel il sacrifie le monde humain. Ainsi, la grandeur mythique – l’énormité du mensonge, en d’autres termes – se bâtit sur la petitesse du fanatique.

Ce rappel m'a semblé important à faire car il explicite nettement l'origine du fanatisme qui, au plan religieux, de Ø nationale et nationaliste sans aucune intention malveillante et, en particulier, meurtrière, terroriste à l'égard des autres – singulièrement les non-fidèles – mais aussi les fidèles et les prêtres eux-mêmes[4], est devenue une véritable Ø de la mort qui, prônant la fatuité et le non-sens de la vie terrestre, revendiquait la réalité d'une vraie vie, d'essence divine mais… post-mortem ! Et cette évolution c'est faite en deux temps : de culte à dominante guerrière et à utilité temporelle – et, principalement, militaire comme outil d'aide à la décision -, le fanatisme est devenu un culte à dimension mystique et à finalité certes toujours guerrière mais, plus nettement, nationaliste, sachant que le mysticisme le caractérisant a inversé les valeurs religieuses initiales puisque le culte n'a alors plus pour objet d'adorer la déesse afin de l'implorer de se mettre au service de la Cité – et donc de favoriser sa survie et/ou sa victoire contre ces ennemis – mais de recouvrer la divinité originelle dont l'humain était déchu du fait de son incarnation et, sans plus aucune intention religieuse de servir la Cité, de nier la vie terrestre et, singulièrement corporelle. Ainsi, si, à l'origine, il y avait bien une véritable unité fusionnelle entre le religieux et le temporel, à terme il y a eu scission entre les deux et instrumentalisation, récupération du religieux par le temporel[5] et, au passage, dans son authenticité religieuse, cette intime conviction du fanatique – qui sera aussi celle de tous les mystiques - : il n'y a pas d' temporel - Empire, Royaume, République ou État au sens moderne - qui n’érige non seulement son autorité mais, tout simplement, sa réalité sur un socle de boue et de sang, de larmes et de cris, de guerre, de répression, de souffrance et … de raison dévorant ses propres citoyens.

Tout au long de cette évolution et jusqu'à son aboutissement, le fanatisme, chez les Romains, était une vertu, une vertu particulièrement appréciée et recherchée puisqu'elle était à la fois héroïsme individuel – la maîtrise de soi et de la douleur, le courage – et patriotisme, mais une vertu non pas tant religieuse que civile, politique puisqu'elle était au service de la res publica et, plus précisément, de l'autorité temporelle – royauté, empire ou république – et, bien entendu, de la puissance militaire romaine. C'est pourquoi, d'une certaine manière, cette vertu connut une forme profane, laïque : l'héroïsme[6].

Dans son acception courante, le terme fanatisme avec l'instauration du Ø et l'usage même du terme a cessé pour resurgir, avec un sens péjoratif, quelques siècles plus tard afin de désigner… les mahométans et d'instaurer une règle constante toujours valable de nos jours : le fanatisme, c'est toujours l'autre, jamais soi-même ! Fanatique s'est donc mis à désigner le croyant et le pratiquant d'une autre Ø dont la croyance et la pratique sont nécessairement abusives et contraires à la raison puisque relevant d'une Ø fausse ! A peine ressurgi  pour désigner les musulmans,  le terme de fanatisme a fait tâche d'huile pour accéder à une vraie universalité : la désignation des croyants de toutes les autres Ø que la vraie Ø – le catholicisme -, y compris les hérétiques – au catholicisme bien entendu – en devenant ainsi le synonyme de pratique d'une fausse Ø. Mais, en même temps, il s'est implicitement chargé d'un sens nouveau : l'intolérance même, s'il est vrai, que cette intolérance n'avait alors son sens moderne de refus, de négation, de la liberté de conscience et d'expression, mais de fermeture – rejet, opposition… - à… la vraie Ø  !

Et c'est justement cette extension implicite de sens qui a fait que les termes de fanatisme et fanatiques ont connu une heure (durable) de gloire avec la Réforme et les guerres de Ø en prenant simultanément deux valeurs contradictoires : une valeur négative quand il s'agissait d'accuser l'autre et une valeur positive pour, relativement à la défense de sa foi et renouant ainsi avec la vertu romaine (cf. ci-dessus), désigner l'héroïsme et les héros de cette foi ! Et cette ambiguïté de sens et de valeur est ce qui caractérise de nos jours encore le fanatisme et les fanatiques[7]. Dés lors, le fanatique est celle/celui qui cherche à imposer sa vérité – sa Ø – contre le mensonge – l'hérésie, la fausse ou l'absence de Ø – et qui, niant les droits de l'autre et, en particulier, sa liberté de conscience et de croyance, en vient à lui dénier le droit de vivre, à le nier en tant qu'être humain. Pour le fanatique, toute autre Ø que la sienne est le Mal et les fidèles de ces autres Ø des suppôts de Satan[8] !

Dans ce contexte, deux types de fanatiques apparaissent : ceux appartenant à un qui prône le fanatisme[9] mais aussi des individus qui, estimant que leur propre ordre est permissif, abusivement tolérant, défaitistes…, s'érigent en justiciers, en gardiens de la foi, en fous de , en soldat de la guerre sainte… et se lancent dans des actions violentes de type terroriste – assassinat, incendie de lieux de culte, profanations de lieux sacrés comme les cimetières… - éventuellement dirigées contre leur propre , estimant que, légataires de la seule et vraie vérité universelle, ils n’ont de comptes à rendre à personne ni à… eux-mêmes – et, plus précisément, à leur propre vie dont ils se sont volontairement dépossédés pour la rendre à son vrai propriétaire : [10]-. Dés lors, une vérité découplée de toute réalité matérielle exige un renoncement aux plaisirs d’être humain et tout simplement à la vie humaine qui, n'est pas la vraie vie ou qui, du moins, n'a que peu de valeur au regard de celle de la cause, de la vérité, du chef, de … et appelle nécessairement, pour assurer le triomphe de la cause, les rigueurs les plus inhumaines, y compris contre soi-même[11] et, naturellement, l'anéantissement de l'ennemi – la cause adverse et ses adeptes -, tout acte d'anéantissement devenant un… acte de foi qui, parce qu'il est preuve ultime de sa fidélité, est la garantie, pour celle/celui qui l'accomplit, de cette reconnaissance suprême qu'est l'ouverture post mortem de la maison de - ou, dans la forme profane du fanatisme, le temple des héros de la Patrie, de la Cause, du Parti… - ! Ainsi, dans les deux cas, dans le prolongement du pur mysticisme religieux, le fanatisme procède à un découplage du corps et de l'esprit, de la matière et de l'idée, du naturel et du sur-naturel, de l'immanence et de la transcendance, du relatif et de l'absolu, de l'illusion et de la vérité… : l’idée est tout et l’être[12] n’est rien ! Le fanatisme, dans ces conditions, repose sur un manichéisme absolu qui ne peut souffrir la moindre exception, la plus petite tolérance.

Du XVème au XVIIème siècles, au sens indiqué précédemment, le fanatisme ne s'applique qu'aux Ø. Au XVIIIème siècle, en revanche, sous l'influence de la Philosophie des Lumières, outre qu'il perd son caractère positif pour ne devenir que négatif, péjoratif[13], il prend un double sens précis : il désigne à la fois l'intolérance sous toutes ses formes – et donc, aussi, l'intolérance non-religieuse et, notamment, politique, social et moral -, le fanatisme devient un comportement irrationnel – mais sans connotation psychologique, voire psychiatrique – résultant de l'adhésion, de la soumission, contre toute raison,  à la superstition, certains philosophes considérant que toute croyance religieuse étant, au regard de la Raison, une… superstition.

S'agissant du jugement négatif du fanatisme, il est paradoxal de relever que le premier à l'avoir prononcer est… Bossuet qui, dans son Oraison de la reine d'Angleterre, stigmatisa les quakers, "gens fanatiques, qui croient que toutes leurs rêveries leur sont inspirées" et, dans son Sommaire des maximes des saints, les quiétistes qui "s’estimant très parfaits dans leur esprit, [ils]s’imaginent être mus par l’inspiration [...], ce qui est pur fanatisme" alors même que, comme on le sait, il était l'un des plus zélés protagonistes de l’absolutisme religieux. ! Or, pour ce zélateur de l' absolu, qu'il  soit religieux ou temporel[14], le fanatique n'était pas Louis XIV révoquant l’édit de Nantes, mais l’illuminé, qui, répondant de sa conduite devant son seul , rejetait les seuls vrais guides suprêmes de : les membres du clergé catholique et, singulièrement, les évêques et le pape ! En fait, pour Bossuet, le fanatisme, en ce qu'il est le refus d'une médiation entre le croyant et , est synonyme de… protestantisme[15].

En réponse à ses attaques virulentes, le pasteur Turretin publia, en 1723, son Préservatif contre le fanatisme, d'une grande analogie avec la logique de Bossuet,  disculpa les protestants des accusations de fanatisme proférées contre eux par les catholiques en établissant une frontière absolue entre l’orthodoxie calvino-luthérienne et les sectes divagatrices, les nomades de la Réformation, de telle sorte que, pour lui, n'était pas fanatique Calvin chassant  Castellion, faisant exécuter Jacques Gruet, brûlant Servet… mais… Münzer, l’anabaptisme, la communauté des quakers…, autrement dit les contestations et les contestataires des calvino-luthérien !

La contestation  de l’absolutisme fondée sur l'émergence de droits naturels, universels et inaliénables, des humains, la fin de l’immobilisme économique qui, pour une large part, en soutenait l’existence, l’essor de la libre entreprise et de la notion de liberté qu’elle propageait dans son sillage, tout concourait à porter le fanatisme au nombre des mots clés du XVIIIème siècle et, plus précisément, de la critique de la Philosophie des Lumières[16]. Ainsi, Voltaire fut l'un des principaux polémistes contre le fanatisme assimilé à l'intolérance dans sa forme la plus absolue et la plus criminelle, sachant que, déiste, pragmatique et… courtisan soucieux de ses intérêts pécuniaires, il prit soin de ne pas abuser du crédit qu'il avait auprès du pouvoir et omis ainsi de condamner le fanatisme de la traite des nègres – et, au passage, des substantiels bénéfices qui en étaient tirés et dans laquelle il avait personnellement investi - ! "[17]. La modernité de la critique voltairienne du fanatisme  réside en ce qu'elle prône une Ø rénovée, éclairée[18] qui, par la Raison, éloigne les pratiques insensées, comme la superstition[19] et le… fanatisme, une Ø qui n'est autre que la Philosophie et, plus précisément, la philosophie déiste[20]. Pour Voltaire, le fanatisme allume la discorde et la philosophie l’éteint.

De son côté, l'Encyclopédie distingue deux catégories de fanatiques[21] : "Dans un tempérament flegmatique, il produit l’obstination qui fait les zélateurs ; dans un naturel bilieux, elle devient frénésie [...]. Toute l’espèce est divisée en deux classes. La première ne fait que prier et mourir, la seconde veut régner et massacrer", vision sans aucun doute plus pessimiste que celle de Aboul-Ala AL-MAARI[22] pour lequel "Les habitants de la terre se divisent en deux : ceux qui ont un cerveau et pas de Ø et ceux qui ont une Ø mais pas de cerveau".

L' catholique n'est pas resté insensible à la critique et aux accusations de Voltaire dont il pressent qu'elles risquent de déboucher sur une désacralisation de la société et un effondrement de son autorité au nom de la morale et des humains. C'est pourquoi, il se met à son tour à dénoncer le fanatisme en tant que tel, sans l'imputer à quelque Ø que ce soit, ce qui, implicitement, est aussi une dénonciation du fanatisme catholique.  Mais l'attachement au fanatisme comme acte de foi au service du (vrai) restait encore fort chez de nombreux croyants et ecclésiastiques. Ainsi, en affirmant que le fanatisme "C'est l’épouvantail dont se servent les incrédules pour faire peur à tous ceux qui sont tentés de croire en Dieu", l'abbé Bergier non seulement ne condamne pas le fanatisme mais  prétend qu'il est un argument fallacieux avancé par les athées contre la (vraie) Ø, tant il est vrai qu'une Ø ne saurait se départir de la conviction qu'elle est la seule vraie Ø et qu'une croyance, par son absolutisme, est nécessairement… fanatique.

Toutefois, certains penseurs pressentent que le fanatisme n'est pas le monopole des seules Ø et qu'une philosophie, aussi généreuse et libérale d'intention soit-elle peut devenir… fanatique, sans référence religieuse, en raison de son intolérance à l'égard de la contradiction et de ses contradicteurs. Ainsi, par exemple, en 1776, Nicolas Linguet, dans son pamphlet Le fanatisme des philosophes, dénonce la philosophie comme une "secte orgueilleuse [...] où [les philosophes]  ont la fureur de publier leurs opinions", qualifie les philosophes d'"enthousiastes dogmatiques" et, ce faisant, présage de cette maladie sénile de la philosophie, sa transformation en idéologie[23] dont le dogmatisme intolérant participe du même fanatisme que celui des Ø !

La critique de Linguet corrige en quelque sorte l'aveuglement des philosophes à ne voir de fanatisme que religieux ; certes, toute Ø suppose la suprématie de l'esprit – de l'idéité, du surnaturel, bref du divin – sur la matérialité et, notamment, cette réalité particulière qu'est l'humain, un corps doté d'une conscience – d'où ces excès fanatiques, au sens originel du terme, de mortification de la chair, d'automutilation et, in fine, de renoncement à sa vie tout simplement parce que la vie est dévalorisée et qu'elle n'a pas de sens au regard du divin - et, de ce fait, la soumission du troupeau à un se prétendant gardien de la foi orthodoxe. Elle a par ailleurs l'avantage de démontrer que, essenciellement religieux, le fanatisme de certaines sectes profanes – partis, écoles scientifiques, philosophiques, artistiques…, États, groupes divers… - révèlent que leur religiosité n'est pas que de forme – un culte par exemple – mais bien de fond.

Fanatisme religieux et fanatisme profane procèdent donc de la même essence, la Ø, puisque tous deux supposent et concrétisent la primauté hégémonique d'un ordre supérieur sur l'ordre humain, d'un au-delà sur le présent, de la croyance sur la connaissance, de la foi aveugle sur la raison éclairée, de l'obéissance sur la libre critique, de l'idéité – même qualifiée d'idéal – sur la réalité, de la conformité sur la différence, du tout sur l'élément, du renoncement à soi sur l'affirmation de soi, de la communauté sur l'unicité… et que, participant tous deux de ce dogmatisme de la pensée unique qu'est le manichéisme le plus primaire, le plus outrancier, le plus… barbare, ils dévalorisent l'humain et, a fortiori, la vie humaine pour l'instrumentaliser au profit d'un projet eschatologique. Le fanatisme, qu'il soit religieux ou profane, n'est donc pas plus respectueux de la vie de ses propres sectaires/sectateurs que celle de ses ennemis, qui sont toujours l'incarnation du Mal absolu, la seule différence étant qu'il reconnaît aux premiers une certaine utilité provisoire pour ou la cause leur donnant droit à  un sursis de vie quand ils nient purement et simplement les seconds[24] et qu'ils les vouent donc à la mort immédiate. Le fanatique est toujours un adorateur… de la Mort[25].

En fait de prédiction, la dénonciation par Linguet d'un fanatisme profane, qui n'a de profane que l'apparence quand son essence est encore et toujours religieuse – est pratiquement un commentaire d'actualité puisque ce fanatisme profane se réalisera historiquement à peine quelques années plus tard lorsque la Révolution s'érigera en État terroriste et que, par le régime politico-militaro-policier de la Terreur, elle instituera un… fanatisme d'État[26] !

Pour le fanatique, la vie, sa propre vie comme celle des autres, n'est pas une fin en soi et ne procure donc aucune jouissance à être vécue. Au mieux, elle est un moyen utile à la réalisation de la volonté de ou de l'intérêt de la cause et, dans ce cas, il se dépossède de sa vie à l'instant même de son adhésion fanatique[27]. Au pire, fausse, elle n'a ni sens, ni utilité puisque la vraie vie est post-mortem et, alors, son unique obsession est de s'en défaire physiquement pour accéder au salut. Dans le premier cas, on peut considérer que le suicide du fanatique est acquis avant même sa mort physique[28] ; dans le second cas, la mort n'est vraiment consommée qu'avec le suicide mais, le renoncement à la vie étant acquis bien avant, on ne peut pas véritablement parler de vivant mais bien de mort en sursis.

Dans les deux cas, le fanatique considère qu'il est fragmenté, incomplet en ce qu'il n'est pas/plus en union symbiotique, fusionnelle avec ou la cause et qu'il ne retrouvera cette unité de soi et du tout que par le sacrifice[29] de sa vie. Mais il considère aussi que son état – qui, en toute objectivité, est un état de souffrance, même si cette souffrance est celle d'une pathologie mentale – résulte des agissements des ennemis de ou de la cause qui s'opposent au rétablissement du règne de l'un comme de l'autre. Pour le fanatique, l'ennemi est nécessairement l'incarnation du mal absolu – Satan, que Satan soit l'athée, le musulman, l'hérétique… ou le capitaliste, le bourgeois, le fasciste… - car il ne peut concevoir que son ou sa cause fasse obstacle à son propre règne. Dans cette débilitation de la pensée et de la raison profonde qu'est le manichéisme du fanatisme, tout est simple, lumineux, sans nuance[30] : le bien contre le mal, la pureté[31] contre l'impureté, la vérité contre le mensonge…

Sans aucun doute, par paresse intellectuelle, ignorance, simplisme, raison  muselée par l'obscurantisme ou la censure, contagion, débilitation, bêtise, isolement,… mais aussi par endoctrinement aliénant d'un quelconque, le manichéisme est une conception/vision du monde plus ou moins spontanée et fort répandue[32] qui ne peut être combattu que par une raison éclairée mettant en œuvre un raisonnement scientifique – notamment celui des sciences dites humaines et, en particulier, l'Histoire – et opposant des connaissances, relatives parce que réfutables et souvent (fort) provisoires, à des vérités universelles et éternelles[33]. A la spontanéité du manichéisme correspond donc celle du fanatisme qui est la conséquence logique et nécessaire du premier. Pourtant, la rareté (relative) des actes fanatiques laisserait entendre que, en définitive, le fanatisme n'est pas aussi spontané que je viens de le dire et que, en définitive, il n'est pas vraiment courant.

Mais cette rareté sinon du fanatisme, du moins des actes fanatiques n'est qu'apparence, illusion car, en fait, il n'y a pas un mais deux fanatismes. En effet, il y a un fanatisme idéel, théorique, réactif, affectif, intentionnel – mais d'une intention castrée -… dont la seule expression est celle du verbe[34] et il y a un fanatisme d'engagement, de militantisme, d'action qui, lui, passe à l'acte. Le premier est celui du croyant qui ne pratique pas, le second celui du croyant pratiquant. Or, le passage à l'acte est moins évident qu'il n'y paraît tant il existe d'interdits – la Loi, le gendarme, la morale, le on-dit… - et de peur des appareils oppressifs et répressifs chargés de veiller au respect des interdits – l'Éducation, la propagande, les médias… - ; aussi, et sauf certaines circonstances exceptionnelles, conjoncturelles – un mouvement de foule, la réaction hystérique collective à un événement comme un attentat, un crime pédophile… - ou durables – la domination d'un particulièrement totalitaire -, le développement, conscient, réfléchi, organisé, programmé… du fanatisme en vue du passage à l'acte d'un nombre important de fanatiques, implique que, soient préalablement les interdits le vouant à la seule oralisation. Une telle instrumentalisation du fanatisme latent ne peut se faire que si un - ou, du moins, un chef - a recours à des techniques bien connues d'endoctrinement, d'embrigadement, d'hypnose collective de groupes plongés dans l'hystérie la théâtralisation de la mise en scène des harangues[35]… C'est pourquoi, le ministère de la propagande est le plus vieux département ministériel et constitue même la préfiguration d'un appareil (complet) d'État[36], et que les , religieux ou temporels, même dans leur forme la plus primitive, la plus archaïque, se sont toujours efforcés de maîtriser l'Éducation – la fonction comme l'appareil – comme contrôle et formatage des esprits, d'instituer des organisations de jeunesse, de placer la liberté de conscience et d'expression sous haute surveillance, voire de la museler ou de l'assassiner, d'incarner l'ennemi en un bouc émissaire[37] identifiable par la seule connaissance sensitive – couleur de la peau, type d'habits, régime alimentaire, accent… -, d'exclure les femmes de l'instruction et de la connaissance rationnelle et de les enfermer dans la seule croyance fondée, pour une large part, sur l'affectif, pour ne pas dire le passionnel[38]

En fait, seul l'humanisme qui ne reconnaît rien de supérieur aux humains mais qui ne place pas pour autant l'humain sur le piédestal d'une domination hégémonique sur le monde et, plus précisément, seul l'humanisme athée[39] est en mesure de s'opposer au fanatisme, qu'il soit religieux ou temporel, au nom de la raison et d'une éthique dont le fondement n'est pas une, voire la Vérité, fût-elle révélée, mais une réalité, l'humain, au motif que, malgré les différences, les individus sont nécessairement solidaires les uns des autres – et donc inopposables les uns aux autres – puisque la seule identité commune, essencielle qu'ils partagent est… leur humanité[40]. En effet, quelle que soit l'idéologie du fanatisme, l'engagement en lui-même du fanatique est une imposture :  comment renoncer à sa propre vie en en faisant volontairement le sacrifice et, en même temps, prétendre que son action se veut au service du bonheur des autres quand le bonheur, dans sa forme la plus immédiate, la plus sensible est… de vivre et d'assumer pleinement sa vie ?

Parce qu'essenciellement religieux, le fanatisme repose sur la dévalorisation de la vie – et, singulièrement, de la vie humaine - propre à toutes les Ø. En cela, comme pour tout engagement, il présuppose le refus du plaisir, la primauté donnée à la souffrance et à la mort aux dépens de la jouissance et de la vie et dénote une pathologie mentale. Une pathologie qui explique l'origine du fanatisme et, en même tant, le militantisme fanatique qui est cette perversion psychosomatique consistant à chercher et trouver le plaisir dans la souffrance que l'on s'inflige à soi-même et celle que l'on inflige aux autres[41] et l'extase, autant mystique que sexuelle, dans la mort, la mort de l'Autre comme sa propre mort. Mais, si du point de vue du fanatique considéré dans son individualité, le fanatisme est une maladie[42], en revanche, de celui de ceux qui l'instrumentalisent, l'organisent, l'ordonnent…, il est un projet conscient, délibéré, criminel, génocidaire, ethnocidaire… de dénaturation de l'humain et donc d'anéantissement de l'humanité non pas comme espèce mais comme caractéristique identitaire de tous les individus de cette espèce.

 

Fin de la première partie



[1] Rappel de mes convenances typographiques : = "dieu" ; Ø religion (secte) au sens de système de croyances et de pratiques ; = vatican ; = ordre (aussi bien politique que religieux ou autre).

[2] Cybèle est l'une de ces nombreuses importations de divinité dont les Romains étaient coutumiers. Initialement, elle était adorée à Pessinonte (Phrygie) en tant que Grande Mère des et sur Ida comme déesse de la terre et maîtresses des fauves. Dans les deux cas, son culte était empreint d'un fétichisme primitif (culte du pin, des pierres et des fauves) et se caractérisait par des cérémonies orgiaques de type mystique – ou… hystérique – au cours desquelles ses prêtres, les galles, s'automutilaient et, notamment, s'auto-émasculaient. Cybèle possédait un parèdre, Attis.

[3] Au sens hindouiste du terme : acte par lequel un ou un esprit adopte une enveloppe corporelle, humaine ou animale. On ne manquera d'ailleurs pas de faire le rapprochement avec la théorie du nirvana de l'hindouisme et du bouddhisme.

[4] Par leur automutilation, les prêtres ne cherchaient pas à mourir mais, d'abord, à interpréter les signes de la déesse, puis à entrer directement en relation avec elle et, par ce biais, connaître sa volonté afin d'éclairer l'autorité – l'Empereur, le Chef des armées… - quant aux décisions guerrières à prendre ou à ne pas prendre. A ce stade, le culte de Cybèle ne repose pas sur la négation de la vie. On notera que ce mysticisme est en tous points semblable à celui à venir de certains chrétiens : anachorètes, certains moines et tous les mystiques ainsi que certaines pratiques chrétiennes : jeûne, mortification…

[5] On notera que c'est le propre de tous les mysticismes de transformer les Ø de médiation en fin en soi !

[6] D'où, en toute logique théologique, la divinisation du héros mort pour la patrie.

[7] Ainsi, certains ultra-catholiques, notamment ceux des commandos anti-I.V.G., s'affirment avec fierté… fanatiques au motif qu'ils défendent la vraie Ø et, au delà, la vie ! On notera que le terme d'intégrisme a connu la même évolution vers la fin du XXème siècle puisque les intégristes se flattent dorénavant d'être les défenseurs de l'intégrité de la foi, de la vérité divine et de la vie !

[8] Cf. les récents propos de Bush !

[9] Un point important à noter : dans ce cas, le chef et la hiérarchie d'un tel se contentent de… commander les troupes et ne commettent aucun acte susceptible de compromettre leur sécurité ou, tout simplement, leur intégrité physique, seule la piétaille ayant vocation à se sacrifier ! Cette règle continue de s'appliquer de nos jours.

[10] Cette dépossession de sa propre vie se retrouve aussi chez celles/ceux appartenant à un fanatique mais, dans ce cas, la dépossession est médiatisée : le don de soi se fait à la cause et, pour ce faire, à l' qui l'incarne et, surtout, au chef qui la conduit (Un exemple type est celui de l' des haschischins [Haschischin qui, du fumeur de haschisch, finit rapidement par désigner… l'assassin].

[11] Les fanatiques modernes, renouant avec les fanatiques archaïques, s'endurcissent à la douleur en se livrant à la mortification de leurs corps, sachant que cette pratique est toujours en usage de nos jours et qu'elle vise deux objectifs : permettre d'aller jusqu'au bout d'un acte suicidaire afin de supprimer tout instinct de survie et enseigner la résistance à la torture afin qu'aucun secret ne soit livré et que la sécurité de l' fanatique – et, dans ce cas, terroriste, - ne soit mis en danger.

[12] Et, a fortiori, celui de… l'ennemi.

[13] Au XIXème siècle, le romantisme, tant français qu'allemand, tentera une réhabilitation du fanatique dans l'œil duquel il voyait brûler le feu de la passion, oubliant trop facilement que ce feu était d'abord celui du bûcher dans lequel il veut consumer le monde !

[14] En fait, dans son esprit, un tel était nécessairement religieux et temporel !

[15] Au début du XIXème siècle, l’abbé Pluquet, répertoriant les hérésies dans son Mémoire pour servir à l’histoire des égarements de l’esprit humain par rapport à la religion chrétienne, continua d'appeler  fanatisme l’erreur consistant à s'écarter inconsidérément de l’orthodoxie et à fonder la foi sur le seul sentiment d’un dialogue personnel et direct avec . Et même s'il désapprouva la cruauté des châtiments infligés à celles/ceux qui s'étaient ainsi fourvoyés dans l'erreur quand la seule peine méritant de leur être imposée était le silence, assorti de quelque thérapie discrète et appropriée, à aucun moment, il ne considéra comme fanatique l'Inquisition, la chasse aux sorcières, le génocide et l'ethnocide des indiens, les conversions forcées des populations colonisées… !

[16]L'article de Deleyre, L’analyse de la philosophie du chancelier Bacon, de l'édition de 1977 de l’Encyclopédie lui consacra ainsi  dix-sept colonnes !

[17] Son Henriade  comporte un combat épique de la tolérance contre le fanatisme, monstre sorti des ténèbres et crachant l’obscurantisme dans la noire fumée des bûchers, "le plus cruel tyran de l’empire des ombres" : Il vient, le Fanatisme est son horrible nom / Enfant dénaturé de la Ø. Dans un autre texte, il dénonça l'absurde fanatisme qui rompt tous les liens de la société.

[18] C'est le moins que l'on puisse faire au temps des Lumières qui n'est plus celle de La lumière de et de sa Ø.

[19] Mais pas… la croyance !

[20] Sans la philosophie, on aurait deux ou trois Saint-Barthélemy par siècle [...]. Le fanatisme allume la discorde et la philosophie l’éteint.

[21] Ces "maniaques destructeurs de leur être".

[22] Syrie (Maara), XIème siècle.

[23] Toute idéologie, même si elle se veut laïque, voire athée, dés lors qu'elle implique l'adhésion inconditionnelle à un corpus dogmatique – la Vérité révélée non par mais, par exemple, Marx ! et qu'elle prétend  à un universalisme totalitaire est de même essence que la Ø. Le fondement est différent mais la forme et la finalité sont identiques.

[24] L'actualité nous a fait découvrir une forme non utilitariste de fanatisme : celui de certaines sectes qui ne cherchent pas à sauver le monde – d'où l'absence totale de prosélytisme – mais, assurés de leur élection sélective et exclusive par ou tel grand maître, à réaliser leur salut en se suicidant collectivement.

[25] Outre qu'il n’y a pas de fanatique de la vie, tous les mouvements fanatiques ont un rituel, une iconographie, une symbolique… mortuaires, pour ne pas dire mortifères. Ainsi, la couleur de leur uniforme est presque toujours celle du deuil, l'initiation une mort symbolique, les chants des louanges ou des suppliques sacrificatoires…

[26] Ainsi, Robespierre affirmant que "La Révolution n’est que le passage du règne du crime à celui de la justice" et que l'instrument privilégié de cet avènement est la…"sainte guillotine" !

[27] Cf. les expressions "faire don de sa vie", "se donner"… à ou à la cause.

[28] Ainsi, les kamikazes, les terroristes suicidaires type bombe humaine, certains militaires de commandos de choc… procèdent symboliquement à leurs funérailles juste avant de partir en mission. D'autres, se complaisent à dormir dans un cercueil ! D'autres encore s'interdisent de fonder une famille et vivent retirés du monde

[29] Cf. le sens originelle, ontologique du sacrifice.

[30] Cette simplicité sans nuance se traduisant, par exemple, par un uniforme, un drapeau… monocolores.

[31] Hormis le cas de certaines formes de mysticisme consistant à détruire son corps par la souillure, le fanatisme est toujours une obsession de la pureté. C'est sans doute pour cela que de nombreux témoins ont été frappés de l'obsession maniaque des fanatiques à… se laver, la pratique rituelle de la propreté étant à la fois l'expression du culte rendu à la pureté et la crainte d'être sali par l'ennemi. Ainsi, la pureté de la race aryenne exige la grande lessive des camps de concentration, celle de l’église catholique appelle la purification par le feu, celle de la république jacobine a besoin d'abreuver ses sillons du sang impur de l'ennemi comme d'autres les fertilisent du purin, celle de l'orthodoxie marxiste-léniniste suppose d'isoler les porteurs de virus du révisionnisme, de la contestation, de l'hérésie.. en les enfermant dans des goulags ou des hôpitaux psychiatriques… Pour mémoire, le Klu Klux Klan se propose, par le terrorisme, de "nettoyer le pays" et d'"épurer la race"

[32] Je dirais volontiers… spontanée, de la même spontanéité du missile qui, spontanément, se dirige vers sa cible dès que… l'on a appuyé sur le bouton de mise à feu !

[33] Ainsi, nombreux sont ceux/celles qui voient le Mal dans l'Autre alors même que pour cet Autre ils sont… le Mal ! et son contraire – Satan, le Mal… - ont ainsi cette particularité d'être eux-mêmes et leurs contraires selon qu'on les regarde du côté pile ou du côté face !

[34] L'injure raciste, la rhétorique nationaliste, la prosopopée patriotique du va-t-en-guerre… en sont une excellente illustration, sachant que, bien entendu, il est des mots qui font mal et qui même, parfois, tuent !

[35] Cf. l'un des grands maîtres en la matière : Hitler, étant précisé que cette technique consistant à chauffer la foule pour la rendre plus réceptive à la vérité qui va lui être révélée se pratique autant en politique que dans le commerce et le show-business !

[36] Certains anciens, comme les Babyloniens, les Égyptiens, les Grecs avaient coutume d'imprimer en relief sous la semelle de leurs sandales la représentation symbolique de leur ennemi ; ainsi, simplement en marchant, il le piétinait mais en même temps il rendait sa présence, son ingérence, sa menace omniprésentes, ce qui ne manquait pas 'entretenir et de renforcer la haine… fanatique à son encontre !

[37] Le bouc émissaire a pour fonction d'assurer l'ordre public interne en orientant les mouvements de contestation, de révolte, d'opposition… vers l'extérieur ou un élément endogène susceptible, par sa seule différence, d'être relié à l'extérieur et, en même temps, d'entretenir le fanatisme du groupe considéré pour qu'il puisse passer à l'acte au premier ordre, à la première suggestion.

[38] Cf. l'image universelle de la mère patrie dont l'ennemi menace d'égorger ses enfants.

[39] Mais saurait-il y avoir d'humanisme qui ne soit pas athée ? J'en doute !

[40] J'ajoute que, de mon point de vue, seul un humanisme athée et… libertaire est en mesure de mettre en évidence, de dénoncer et de combattre le fanatisme sous toutes ses formes – politique, cultuelle, sportive, scientifique, corporatiste… -  parce qu'il est le seul à voir la nature commune de tous les qui est celle sinon de la Ø – qui suppose nécessairement sa réalisation en un -, du moins de la religiosité.

[41] C'est pourquoi, un fanatique n'est jamais seulement un sadique mais toujours, aussi, un masochiste.

[42] Il serait toutefois abusif de considérer que le dégoût et le rejet de la vie sont toujours et seulement pathologiques. Des circonstances objectives - comme l'extrême misère, l'isolement absolu… - font que certains peuvent ne plus trouver de sens à leur vie – et non à la vie en général – parque, tout, simplement, la vivant comme une souffrance – une privation en particulier -, ils ne sont plus en mesure de chercher et de trouver du plaisir dans le seul accomplissement de leur vie. C'est pourquoi, les organisations fanatiques recrutent toujours parmi les laissés pour compte de la société en leur redonnant une identité communautaire, une utilité et donc une finalité, autrement dit en redonnant du sens à leur vie. Certes, ce recrutement se fonde sur une double imposture – le mensonge du recruteur et l'illusion du recruté -, mais il n'en demeure pas moins que l'engagement qu'il emporte équivaut à une véritable psycho-socio-thérapie et que, véritablement illuminé par son engagement/intégration, le fanatique accède, pour un temps plus ou moins long, à une sorte de béatitude extatique que l'on ne manque pas de diagnostiquer – au sens médical du terme –, par exemple, chez de nombreux adeptes de sectes alors que, auparavant, ils étaient de vrais paumés en manque et en mal de vivre.


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