Petit kaléidoscope de l'anarchisme
Avertissement
: Je ne suis ni historien, ni théoricien de l'anarchisme. Juste… un
libertaire !
A
entendre et à lire ce que l'on dit du mouvement anarchiste – des
femmes et des hommes ; des héroïnes, des héros et, aussi, des victimes ; des
idées, des pensées, voire des théories ; des actions, des combats, des luttes
; des groupements ; des objectifs ; des méthodes ; une histoire… -, il m'a
semblé qu'il importait de lever des malentendus, clarifier certains points, rétablir
des exactitudes historiques…
Anarchisme,
anarchie, anarchistes ont eu cette gloire ou ce malheur
de tomber dans le vocabulaire commun. Ce faisant, ils se sont alourdis de
contresens, d'erreurs, de mensonges, de préjugés, de phobies… Ils se sont même
salis de cette vulgarité qui est celle de cette haine viscérale que
leur vouent certains/es et dont la vulgarité trouve son origine dans la fange
putride où se vautrent les bonnes consciences qui la porte.
Il
m'a donc également semblé nécessaire de rendre à l'anarchisme cette
grandeur d'âme, de cœur et de sang, cette générosité, cette beauté,
cet héroïsme sublime, cette insolence vivifiante, cette spontanéité, cette
simplicité, cette dignité…. qui sont les siennes.
Pour
ce faire et afin de rester le plus impartial possible, il m'a semblé que le
meilleur moyen était de compiler des écrits d'historiens – nullement
anarchistes mais entièrement objectifs et honnêtes dans leur science -, quitte
à les réorganiser et les compléter de remarques personnelles. J'espère avoir
réussi.
D'emblée,
je me lance en donnant ma définition personnelle de l'anarchisme : l'anarchisme,
c'est la forme la plus achevée de l'humanisme. Un humanisme athée qui vit un
amour passionné – et, parfois, passionnel – pour et de la liberté.
Pour
moi, le drapeau de l'anarchisme est… noir. Ce noir n'est pas celui du deuil
des chrétiens… Les anarchistes
[Ils] ont un
drapeau noir
En berne sur l'Espoir
Et la mélancolie
Pour traîner dans la vie
Des couteaux pour trancher
Le pain de l'Amitié
Et des armes rouillées
Pour ne pas oublier
Qu'y'en a pas un sur cent et qu' pourtant ils existent
Et qu'ils se tiennent bien bras dessus bras dessous
Joyeux et c'est pour ça qu'ils sont toujours debout
Les anarchistes
(Léo Ferré, Les
anarchistes)
*****
Première
partie : Un mouvement d'idées
Le
mot anarkhia désigne l'absence de chef, la situation d'un
peuple sans chef. Mais l'absence de chef n'emporte pas pour autant absence
d'autorité ! Si l'absence de chef est bien la condition du pouvoir de
chacun, l'anarchie est une harmonie sociale qui s'atteint et se réalise sans
contrainte en raison de l'absence de pouvoir et d'autorité, en ce sens elle
est la plus haute expression de l'ordre.
Qu'elle soit religieuse, économique
ou politique, l'autorité est condamnée par l'anarchisme en tant que source de
répression arbitraire et d'atteinte irréversible à la liberté, à l'égalité
et à la solidarité. Tout ordre ne vise qu'à assurer la puissance de quelques
privilégiés. Aussi, pour que la liberté, l'égalité et la solidarité – la
fraternité humaine – puissent s'instaurer, tous les pouvoirs doivent
être annihilés. Là où il y a du pouvoir et de l'autorité, il n'y a pas de
liberté de penser, d'agir et… d'être. La liberté individuelle constitue
donc la valeur suprême qui ne saurait toutefois se réaliser aux dépens des
autres alors que la liberté d'entreprise du libéralisme capitaliste se
fait nécessairement aux dépens des exploités ! Dans ce cadre, les partis
politiques ne trouvent aucune légitimité du fait, en particulier, que leurs
membres doivent se soumettre aux choix – et donc à l'autorité – des
instances supérieures. La liberté individuelle est certes nécessairement limitée,
ne serait-ce que par celle des autres, mais cette limitation peut se faire en
dehors de toute contrainte, de toute autorité, de tout pouvoir, par
l'association et le fédéralisme.
On le comprend donc :
l'abolition de l'État est un objectif partagé par l'ensemble des anarchistes,
ce qui les distingue radicalement et définitivement des communistes marxistes :
les premiers prônent son abolition immédiate alors que les seconds n'évoquent
que son dépérissement au terme d'une phase transitoire qui est
celle de la dictature du prolétariat ! Cette différence d'objectif
induit une différence de méthode : les marxistes veulent conquérir le pouvoir
de l'État pour l'abolir ensuite alors que les anarchistes se proposent
d'organiser la Société à la base de telle sorte que l'État devienne, de
lui-même, caduc.
La critique anarchiste de l'État
est donc radicale puisque celui-ci, par nature, est répressif et source
d'injustice et que sa seule vocation est de conserver l'ordre – notamment économique
en place – et donc les intérêts de certains privilégiés : les possédants.
Cette opposition entre
anarchistes et marxistes fut au cœur des débats de l'Association
Internationale des Travailleurs – Première Internationale – et, le 15
septembre 1872, grâce à un coup de force de Marx, les anarchistes avec
Bakounine, James Guillaume, Adhémar Schwitzguébel… en furent exclus[1].
Si
le terme anarchiste apparaît sous l'Ancien Régime avec le sens négatif
de désordre, de chaos – Babeuf n'a-t-il pas traité… Louis
XVI et Lafayette d'… anarchistes, ce qui pour lui était une insulte
quasi suprême ! -, sens qu'il conserve sous la Révolution – Jacques Roux fut
accusé de vouloir instauré… l'anarchie -, sa première utilisation
avec un sens positif est sans doute due à Joseph Proudhon qui, en 1840,
exposant la forme de gouvernement auquel il aspirait, s'est dit républicain
anarchiste. Cependant, ce n'est que plus tard que le terme d'anarchistes
sera couramment utilisé pour désigner au sein de l'Internationale les
partisans du collectivisme
qui, avec, notamment, Bakounine, s'opposaient au communisme autoritaire
de Karl Marx. Et ce n'est qu'en 1877 que le terme anarchisme est employé
au sens qu'on lui reconnaît aujourd'hui par James Guillaume dans le Bulletin
de la fédération jurassienne.
Ainsi, et pour faire simple
– vraiment simple ! -, l’anarchisme est un mouvement d’idées et
d’action qui, en rejetant toute contrainte extérieure à l’homme, se
propose de reconstruire la vie en commun sur la base de la volonté individuelle
autonome.
Ainsi, bien que l’anarchisme
militant ne se manifeste que vers la fin du XIXème siècle avec Bakounine, Élisée Reclus,
Kropotkine, Malatesta, Proudhon… les lignes essentielles de la doctrine
anarchiste se précisent dès la première moitié du siècle[2].
La Révolution française a
institué un divorce radical entre l’État, qui repose sur les principes éternels
de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, et la société qui est
dominée par l’esclavage économique, l’inégalité sociale et la lutte des
classes. Cette contradiction a semblé d’autant plus insupportable que la Révolution
française proclamait en même temps que l’individu est une fin en soi et que
toutes les institutions politiques et sociales doivent servir à son plein et
entier épanouissement[3].
Or, à l'évidence, la liberté
politique paraît illusoire, voire néfaste, à ceux qui, en vertu même de ces
principes, subissent une servitude sociale et économique. La première réaction
antiétatiste a sans doute la "conspiration des Égaux" dirigée
par Gracchus Babeuf et visant à substituer à l’égalité politique
l’"égalité réelle" : "Disparaissez, lit-on dans son Manifeste ,
révoltantes distinctions de riches et de pauvres, de grands et de petits, de maîtres
et de valets, de gouvernement et de gouvernés".
L’anarchisme en tant que
doctrine philosophique est intimement lié à l’histoire de l’hégélianisme.
La réalité objective étant pour Hegel issue de l’esprit, l’objet qui
semble séparé du sujet finit par y retourner afin de constituer cette unité
foncière que Hegel appelle l’Idée absolue. Or cet Esprit hégélien qui se réalise
grâce à la prise de conscience des esprits finis, de transcendant qu’il était
sans doute chez Hegel lui-même, devient pour une importante fraction de ses
disciples l’esprit humain parvenu à la pleine conscience de soi-même. Une
fois engagés sur la voie de l’immanence, ces jeunes hégéliens[4]
s’efforcent d’interpréter le monisme de Hegel dans un sens de plus en plus
révolutionnaire. L’Esprit est arraché au clair-obscur prudent où son
créateur avait voulu le maintenir ; il s’"humanise"
progressivement. Devenu homme, c’est-à-dire être humain au sens général du
mot dans le maître livre de L. Feuerbach, L’Essence du christianisme (1841),
il se transforme en esprit humain dans la Critique pure de Bruno Bauer
– doctrine contre laquelle Karl Marx se déchaîne dans La Sainte Famille –
et finit par apparaître sous les traits du Moi original, du Moi
"unique" dans l’ouvrage de Max Stirner, L’Unique et sa propriété
(1845).
Cet effort d’interprétation
s’accompagne de la ferme volonté de renforcer le monisme hégélien. Les
jeunes hégéliens pourchassent tous les dualismes ou, pour parler en termes
d’école, toutes les aliénations ; ils luttent contre l’aliénation
religieuse, c’est-à-dire contre l’Église ; contre l’aliénation
politique, c’est-à-dire contre l’État ; contre l’aliénation
humaine enfin, c’est-à-dire contre l’humanisme[5]
qui, par les contraintes d’un collectivisme abstrait, menace d’étouffer
l’originalité de l’individu.
Le marxisme insiste sur la
filiation qui relie Hegel, Feuerbach et Marx, c’est-à-dire sur une évolution
philosophique qui, en partant de l’idéalisme absolu, passe par le matérialisme
mécaniste pour aboutir au matérialisme historique et dialectique. Mais
l’anarchisme, qui, en prêtant l’immanence à l’Esprit absolu de Hegel,
aboutit à la souveraineté du Moi "unique" et part en guerre contre
toutes les aliénations dont celui-ci est victime, dérive également de la
philosophie hégélienne. La lignée qui va de Hegel à Stirner et à Bakounine
n’est pas moins légitime que celle qui rattache Hegel à Marx.
L’exigence de justice totale
étant le "principe affectif central de la sensibilité anarchiste"
(E. Mounier), l’anarchisme, en dépit de ses outrances verbales
d’inspiration athée, garde parfois – et du moins chez certains auteurs[6]
- des résonances proprement religieuses, voire chrétiennes. Tout
en se dressant contre le "mythe de la Providence", Proudhon maintient
la transcendance sous la forme de la justice. En rappelant la célèbre
recommandation de Jésus, "Rends à César ce qui est à César, et à Dieu
ce qui est à Dieu", il insiste sur le caractère apolitique du
christianisme. "L’enseignement de Jésus, affirme-t-il, est tout social,
ni politique, ni théologique". Max Stirner prétend de son côté qu’il
conforme son attitude à celle de Jésus qui dépasse l’État en l’ignorant.
Tolstoï enfin, le plus chrétien des anarchistes, constate que "la
doctrine de Jésus donne la seule chance de salut possible pour échapper à
l’anéantissement inévitable qui menace la vie personnelle".
Ayant puisé à des sources fort
diverses, l’anarchisme semble à première vue tissé de contradictions et déchiré
en tendances et sous-tendances. Dans ce "chaos d’idées" (Sébastien
Faure), le départ avait été fait vers 1900 entre l’anarchisme
individualiste, dont les défenseurs se réclamaient de Stirner et de Proudhon,
et l’anarchisme communiste – c'est-à-dire collectiviste -, qui
s’inspirait avant tout de l’enseignement de Bakounine et de Kropotkine[7].
La première tendance consistait
à garantir la liberté individuelle par le maintien de la propriété privée ;
la seconde, en revanche, soutenait que seule l’institution de la propriété
collective permettait de réaliser la justice sociale, condition indispensable
à l’épanouissement individuel. L’anarchisme subit ainsi une double
tentation à laquelle il ne sait pas toujours résister, celle de
l’individualisme libéral des économistes classiques et celle d’un
collectivisme dépersonnalisant. L’évolution ultérieure, il est vrai, a
rendu à l’anarchisme une certaine unité doctrinale. Alors que l’anarchisme
individualiste, professé souvent par des déclassés, des en-dehors,
se replie de plus en plus sur lui-même et qu’il ne semble plus s’intéresser
qu’à certaines libertés, comme, par exemple, la liberté sexuelle, qu’un
de ses chefs, Émile Armand, conçoit sous la forme de "pluralité
amoureuse", l’anarchisme communiste, animé par Élisée Reclus, Jean
Grave, Émile Pouget, Sébastien Faure et Enrico Malatesta, finit par représenter
l’anarchisme authentique.
Ce dernier, après avoir inspiré
le syndicalisme révolutionnaire d’avant 1914, le mouvement makhnoviste en
Ukraine au lendemain de la révolution d’Octobre et l’action de la Fédération
anarchiste ibérique pendant la guerre d’Espagne, fait d'emblée partie du
tableau idéologique du XXIème siècle.
Peut-être faudrait-il mentionner également la survivance d’un certain
anarchisme chrétien dont l’idée-force est constituée par la
"non-violence". Quant à l’anarchisme littéraire tel qu’il se
manifestait dans certaines revues de la fin du XIXème siècle,
il appartient à la Belle Époque, dont il reflète l’individualisme exacerbé[8].
L’anarchisme répudiant toute
idée d’autorité comme étant contraire à la notion de la liberté
individuelle, il lui apparaît que l’ordre et la justice, dont il ne nie
aucunement la nécessité pour la cité, doivent reposer sur un contrat
librement et égalitairement conclu entre les intéressés. Les clauses d’un
tel contrat, profitables à tous les contractants, sont observées tout aussi
librement. Ce contrat anarchiste se situe à l’opposé du contrat social de
Rousseau. Proudhon[9]
démontre, en effet, dans son Idée générale de la révolution au XIXème siècle,
que le contrat de Rousseau, loin d’être social, est responsable de la
tyrannie étatiste à laquelle aboutissent toutes les démocraties. Le contrat
social de Rousseau ne concerne que le pouvoir politique ; il le renforce en
lui donnant pour appui la souveraineté d’une volonté générale qui n’est
d’ailleurs que celle d’une majorité opposée le plus souvent à la volonté
particulière. Le contrat social, du fait qu’il néglige la vie sociale et économique,
est un contrat sans contenu, un contrat qui autorise tout arbitraire et qui équivaut
à une aliénation consciente et organisée. "C’est, en un mot, à
l’aide d’une supercherie savante, la législation du chaos social, la consécration,
basée sur la souveraineté du peuple, de la misère. Du reste, pas un mot du
travail, ni de la propriété, ni des forces industrielles que l’objet du
contrat social est d’organiser. Rousseau
[ignore tout de] l’économie. Son programme parle exclusivement de
droits politiques, il ne reconnaît pas de droits économiques".
Le contrat tel que Proudhon l’envisage, loin d’être le résultat d’une abstraction politique, est issu de libres débats où les intéressés engagés ont fini par se mettre d’accord ; il est modifiable au cas où les intérêts subiraient des changements. Ce n’est pas un contrat unique, contraire par définition à la complexité et à l’hétérogénéité de la vie sociale, mais un ensemble illimité d’accords contractuels qui correspondent le plus possible aux mille nécessités de l’individu. Enfin, l’abandon de la liberté individuelle au profit du contrat n’est pas seulement provisoire, il est aussi partiel. Alors que Rousseau exige au nom du contrat social "l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté", Proudhon précise qu’en concluant un contrat chaque contractant doit recevoir au moins autant qu’il donne et qu’en dehors des obligations rigoureusement délimitées qui découlent des clauses du contrat il continue à jouir de sa pleine liberté et de sa souveraineté.
La multiplicité des contrats se
traduit par le fédéralisme[10],
appelé à remplacer l’organisation étatique. Une infinité de contrats
s’engendrant les uns les autres et s’équilibrant d’autant plus facilement
qu’ils ne sont point immuables ni définitifs, soit sur le plan professionnel,
soit sur le plan régional, soit encore sur le plan national et même
international, voilà un édifice d’apparence chaotique et incohérente.
Mais, grâce au maintien à tous
les échelons du principe de l’autonomie de la volonté individuelle, on doit
aboutir à une union librement consentie dont la solidité est certainement supérieure
à celle d’une union obtenue par la force. "Le principe appelé, selon
moi, à régir la politique moderne, écrit Proudhon dans Fédération et
Unité en Italie, n’est autre que le principe de fédération, corollaire
de celui de la séparation des pouvoirs, lequel à son tour est la base
universellement reconnue de tout gouvernement libre et régulier, à plus forte
raison de toute institution républicaine, et a pour opposé le principe de
l’agglomération des peuples et de la centralisation administrative". Et
Bakounine d'indiquer : "Quand les États auront disparu, l’unité
vivante, féconde, bienfaisante, tant des régions que des nations, et de
l’internationalité de tout le monde civilisé d’abord, puis de tous les
peuples de la terre, par la voie de la libre fédération et de l’organisation
de bas en haut, se développera dans toute sa majesté".
Le fédéralisme anarchiste,
c’est-à-dire la recherche perpétuellement renouvelée d’un équilibre
entre des groupements distincts, implique le rejet absolu de toute forme de
gouvernement à tendance synthétique et unitariste. D’où une hostilité déclarée
à l’égard de la démocratie issue des principes de la Révolution française
et, en particulier, à l’égard de tout jacobinisme. Stirner insiste sur
l’aggravation de la servitude provoquée par le passage de l’Ancien Régime
à la nation souveraine, fille de la Révolution française. Sous l’Ancien Régime,
le pouvoir monarchique ne s’exerçait pas directement sur les sujets. C’est
la corporation qui s’intercalait comme élément médiateur entre le roi et le
peuple. L’homme dépendait d’abord d’un groupe social, en sorte que le prétendu
"absolutisme" était en fait limité par d’innombrables pouvoirs
secondaires[11]. Mais du jour où la
nation s’institua souveraine, le sujet entra en dépendance directe vis-à-vis
du pouvoir. Le règne des privilèges de l’Ancien Régime se transforma en un
règne du droit, contre lequel nul ne pouvait désormais s’insurger. Ainsi,
l’esclavage exogène de l’Ancien Régime est devenu un esclavage endogène[12],
c’est-à-dire un esclavage dont nous reconnaissons nous-mêmes la légitimité.
Proudhon, de son côté, accuse
la Révolution française d’avoir engendré la lutte des classes. Après
l’abolition des castes, les anciens ordres hiérarchiques, qui avaient assuré
l’organisation du travail, se sont dissous sans que de nouvelles structures
soient venues les remplacer. Il en est résulté l’exploitation capitaliste
qui ne semble laisser aux pauvres d’autre issue que la révolte. Dans le
domaine politique, l’esprit monarchique combattu par la Révolution française
a d’ailleurs été ressuscité par Robespierre, disciple de Rousseau. La journée
du 31 mai 1793, date à laquelle Robespierre écrasa les Girondins, a mis
fin à l’inspiration communaliste et fédéraliste de la Révolution. C’est
à partir de ce moment que triomphent à nouveau les traditions autoritaires et
étatistes de l’Ancien Régime. L’optique historique de Proudhon amène
Bakounine à mettre en parallèle la lutte de Robespierre contre la Commune de
1793 et celle des autoritaires, des étatistes, contre ses propres conceptions fédératives
à l’intérieur de la Ière Internationale.
Antidémocratique par
essence, l’anarchisme se dresse avec vigueur contre l’illusion néfaste du
suffrage universel[13].
"Religion pour religion, écrit Proudhon dans La Justice, l’urne
populaire est encore au-dessous de la sainte ampoule mérovingienne. Tout ce
qu’elle a produit a été de changer la science en dégoût et le scepticisme
en haine". Le bulletin de vote souffre, en effet, aux yeux des doctrinaires
anarchistes, d’un double vice. D’une part, il met les électeurs à un
niveau qui est établi le plus souvent par le mensonge et la fourberie des
politiciens ; d’autre part, il dépouille les électeurs de leur pouvoir,
le système parlementaire reposant sur la délégation des pouvoirs consentie
entre les mains des députés, et non pas sur la simple représentation d’une
volonté dont les députés seraient chargés[14].
Ainsi Émile Pouget, anarchiste et syndicaliste révolutionnaire, fait bien
ressortir la différence entre le syndiqué, qui préserve son droit de
contestation et l’électeur, qui y renonce. "L’individu, précise-t-il,
est la cellule constitutive du syndicat. Seulement, il ne se produit pas pour le
syndiqué le phénomène dépressif qui se manifeste dans les milieux démocratiques
où, le suffrage universel étant en honneur, la tendance est à la compression
et à la diminution de la personnalité humaine. Dans un milieu démocratique,
l’électeur ne peut user de sa volonté que par un acte d’abdication :
il est appelé à "donner sa voix" au candidat qu’il souhaite avoir
pour "représentant". L’adhésion au syndicat n’implique rien de
semblable et le plus pointilleux n’y pourrait découvrir la moindre atteinte
à la personnalité humaine ; après comme avant, autonome il était,
autonome il reste".
De nombreux militants combattent
alors avec vigueur l'institution démocratique du suffrage universel[15]
et, à la suite des heurts violents éclatant entre la police et les ouvriers
pendant la crise économique de 1883 – 1887, nombreux sont ceux qui se
prononcent alors pour la propagande par le fait qui coûtera la vie au président
Sadi Carnot en 1894, à l'impératrice Elisabeth d'Autriche en 1898, au roi
Humberto Ier d'Italie en 1900, au président des États-Unis William
MacKinley en 1901 … Cette propagande par le fait sera à l'origine de
l'illégalisme anarchiste, de nombreuses lois scélérates et
d'une répression systématique et universelle du mouvement.
Toutefois, la majorité des
anarchistes se tourne vers le mouvement ouvrier qui sera ainsi fortement marqué
par l'anarcho-syndicalisme – ou syndicalisme révolutionnaire -. En France,
cette tendance sera conduite par Fernand Pelloutier, animateur du mouvement des
Bourses du travail, et par Émile Pouget, l'un des principaux organisateurs de
la Confédération Générale du Travail qui, dans sa charte d'Amiens inscrit en
1906 le principe de la grève générale comme forme de lutte révolutionnaire
ainsi que celui du fédéralisme.
Un autre champ de lutte de l'anarchisme a été celui de l'école[16] : Louise Michel, Paul Robin, Sébastien Faure et Francisco Ferrer se sont ainsi efforcés de créer et animer des écoles libertaires en dehors du système officiel.
Parmi les nombreuses utopies
sociales[17] qui s’inspirent de
la ferme volonté de préserver la souveraineté absolue de l’individu, il
faut d'abord mentionner l’associationnisme de Stirner. Dans L’Unique et
sa propriété il établit une différence fondamentale entre la société
telle qu’elle existe et l’"association" dont il prône l’avènement.
La société se dresse face aux individus ; elle est située en dehors et
au-dessus d’eux. Elle apparaît comme quelque chose de définitivement établi,
de stable, voire de sclérosé. Abusant de sa souveraineté, fictive il est
vrai, mais non moins réelle tant que les hommes ne se rendront pas compte
qu’elle est pétrie de leurs mains, la société entrave, déforme et anéantit
la volonté individuelle. L’association, en revanche, est la rencontre passagère,
l’union instable et perpétuellement modifiée des individus, qui n’en
perdent jamais le contrôle. L’association demeure soumise à la souveraineté
des "Moi" ; sa durée est fonction des services qu’elle leur
rend. Elle se dissout dès qu’elle devient inutile. Les rapports
interpersonnels retrouvent ainsi un cadre qui leur est approprié.
Dans la société, qui est une
abstraction, les hommes éprouvent l’un pour l’autre un amour
"humain", c’est-à-dire un amour qui n’a pas pour objet
l’individu particulier, mais l’homme abstrait et normatif. Or cet amour, qui
participe du caractère transcendant de la société, se transforme facilement
en haine et justifie toutes les persécutions contre l’individu particulier
qui ne consent pas à se confondre avec l’image qu’on se fait de l’homme
en général. L’association, en revanche, repose sur l’amour "égoïste",
c’est-à-dire sur un amour qui considère l’autre comme un objet de
satisfaction égoïste, comme "une nourriture offerte aux passions du
Moi". La différence entre la société et l’association réside donc
essentiellement dans un changement d’optique : la société telle que
nous la connaissons est maintenue, mais interprétée d’une manière
individualiste. L’associationnisme stirnérien, pure construction de
l’esprit aux données exclusivement morales, a trouvé un écho réel auprès
de certains anarchistes individualistes de la Belle Époque[18].
De son côté, Proudhon
s’efforce d’inscrire la défense de l’autonomie individuelle dans le cadre
de la réalité sociale elle-même. Or, pour ce faire, il lui faut lutter contre
le pouvoir oppresseur et démoralisant du capital. Afin de l’évincer de la
vie sociale et économique, il envisage la suppression du numéraire et la
gratuité du crédit et de l’escompte. L’argent sera remplacé par des
billets de crédit gagés sur des produits dont la valeur est fonction du
travail qu’ils représentent, le crédit et l’escompte ne seront plus du
ressort des banques capitalistes qui, par des intérêts élevés, prélèvent
la part léonine du travail, mais confiés à une société mutuelle, c’est-à-dire
réciproque, des producteurs. La Banque du peuple, fondée par Proudhon en 1848,
repose ainsi sur un double principe : d’une part, la banque constitue son
capital en émettant des actions qui seront souscrites par ses clients ;
d’autre part, l’intérêt des sommes prêtées par la banque est réduit au
taux strictement nécessaire pour couvrir les frais d’administration, c’est-à-dire
0,50 ou même 0,25 %. Grâce à ce système, que Proudhon qualifie de
mutuellisme, on pourra procéder à une sorte de "liquidation
sociale", à savoir au rachat des terres par les fermiers et à la
substitution de compagnies ouvrières aux industriels, sans qu’il faille
recourir à une expropriation violente. Mais deux mois après avoir déposé les
statuts constitutifs de cette institution appelée à fonder la liberté
politique et industrielle, Proudhon est frappé d’une condamnation et
contraint à l’abandon de son projet. Pourtant le mutuellisme proudhonien,
sous son double aspect de l’échange et du crédit, aboutit par la suite, non
seulement en France mais aussi en Angleterre et surtout aux États-Unis, à la
création de coopératives et de sociétés de secours mutuel[19].
Alors que Proudhon, loin de
condamner la propriété privée, soutient que la possession constitue la base même
de la liberté individuelle, les anarchistes communistes suppriment la propriété
en affirmant que, née de l’injustice, elle l’engendre à son tour. Or, le rétablissement
de l’égalité économique et sociale sera obtenu non pas à la suite d’une
intervention étatique quelconque, mais grâce à la spontanéité révolutionnaire.
Allant au-delà des socialistes qui promettent "à chacun le produit intégral
de son travail", les anarchistes réclament "le droit à la vie, le
droit à l’aisance, l’aisance pour tous". Kropotkine, dans La Conquête
du pain, appelle les non-possédants à l’expropriation violente.
"Les paysans chasseront les grands propriétaires et déclareront leurs
biens propriété commune, ils démoliront les usuriers, aboliront les hypothèques
et proclameront leur indépendance absolue". À l’opposé de Malthus,
pour qui la population s’accroît bien plus vite que la production agricole,
Kropotkine fait confiance à la science capable d’augmenter les ressources à
l’infini.
Ainsi, le problème social
se ramène en fin de compte à un simple problème de répartition. Eu égard à
l’abondance des biens, cette répartition se fera, non selon les capacités ,
mais selon les besoins de chacun. L’ère anarchiste aura pour
devise : "Prenez ce qu’il vous faut". Le travail, dont la durée
quotidienne sera réduite à quatre ou cinq heures effectuées par tous les
adultes de vingt à quarante-cinq ou cinquante ans, suffira pour assurer
largement la vie matérielle de tous, étant donné qu’il sera
"infiniment supérieur et autrement considérable que la production obtenue
jusqu’à l’époque actuelle, sous l’aiguillon de l’esclavage, du servage
et du salariat".
L’anarchisme ne cesse de
provoquer des résonances irritées, l’exaltation frénétique de l’individu
semblant, en effet, justifier la licence la plus effrénée. Or, tout au
contraire, l’éthique anarchiste développe le sens de la responsabilité
individuelle bien plus qu’elle ne prédispose à un relâchement moral où
l’individu au lieu de s’affirmer finit par sombrer et disparaître. C’est
parce qu’il est convaincu que l’émancipation personnelle ne pourra résulter
que d’un travail de perfectionnement intérieur continuel que
l’anarcho-syndicaliste d’avant 1914 attache un tel prix à la "culture
de soi-même".
L’anarchisme s’efforce en
outre d’inscrire l’autonomie personnelle dans un cadre social ; il est
ainsi amené à rejeter toute liberté purement individuelle qui serait exercée
contre celle des autres. Chacune des libertés
individuelles se suffisant à elle-même et tirant son origine d’elle-même,
la liberté de chacun ne peut, en effet, se manifester qu’en niant celle de
tous les autres ; elle constitue la base de cette morale aristocratique du
mépris qui ne laisse à l’homme d’autre issue qu’un individualisme forcené[20].
Pour l’anarchisme, en revanche, la liberté de chacun se confond avec la
liberté de tous. "Tout ce qui est humain dans l’homme, précise
Bakounine, et, plus que toute autre chose, la liberté, est le produit d’un
travail social, collectif. Être libre dans l’isolement absolu est une
absurdité inventée par les théologiens et les métaphysiciens". C’est
pourquoi la solidarité est le chemin le plus sûr qui mène vers la liberté.
La révolte anarchiste, loin d’opposer les hommes, les rapproche, puisque,
d’un commun accord, ils luttent contre l’abstraction étatique qui les
opprime tous en empêchant le fonctionnement normal de la société. "La
loi de la solidarité sociale est la première loi humaine, précise encore
Bakounine, la liberté est la seconde loi. Ces deux lois s’interpénètrent
et, étant inséparables, elles constituent l’essence de l’humanité. Ainsi,
la liberté n’est pas la négation de la solidarité ; au contraire, elle
en est le développement et, pour ainsi dire, l’humanisation".
Le socialisme et l’anarchisme
se rencontrent dans une hostilité commune à l’égard de l’État ;
tous deux en réclament la disparition. La différence ne porte que sur la manière
de l’envisager. Engels, dans un passage de L’Anti-Dühring la situe
dans une perspective historique : "Le prolétariat s’empare du
pouvoir d’État et transforme les moyens de production d’abord en propriété
d’État. Mais, par là, il se supprime lui-même en tant que prolétariat, il
supprime toutes les différences de classe et oppositions de classe, et également
l’État en tant qu’État [...]. Le gouvernement des personnes fait place à
l’administration des choses et à la direction des opérations de production,
l’État n’est pas aboli, il s’éteint"[21].
Selon la doctrine marxiste, le dépérissement
de l’État ne se produit donc pas du jour au lendemain. Lorsque le prolétariat
aura pris le pouvoir, lorsqu’il se sera emparé de l’appareil étatique, il
lui faudra d’abord s’en servir afin de briser définitivement la puissance
de ses ennemis. L’État continuera à exercer un pouvoir d’oppression – la
dictature du prolétariat[22]
-, mais ce sera au bénéfice exclusif du prolétariat. Le chemin vers la société
communiste sans État passe par la dictature du prolétariat. L’anarchisme, en
revanche, ne cherche pas à surmonter l’antinomie entre l’État et la société.
À la conquête de l’État il préfère le rejet total d’un pouvoir qu’il
estime étranger à l’essence véritable de l’homme, au dépérissement
progressif de l’État sa disparition brutale et immédiate. Inférieur au
socialisme scientifique en ce qui concerne l’efficacité politique,
l’anarchisme, en vertu même de ce sens de l’homme qui l’anime, peut se prévaloir
à son égard d’un certain droit de contestation.
Max Stirner s’élève contre
tout collectivisme : l’État libéral[23]
a laissé à l’individu un dernier domaine où se réfugier, la propriété
privée ; or voici que le communisme le réclame pour la société ; désormais
la sacro-sainte société possède tout, l’individu ne possède plus rien ;
le communisme est le règne de la "gueuserie universelle". Proudhon
accuse le système communiste de provoquer "la déchéance de la
personnalité au nom de la société", de ressembler au "despotisme
oriental", à "l’autocratie des Césars", et de réaliser pour
son compte, étant une sorte de "religion nouvelle",
"l’absolutisme de droit divin". Dès 1866, Bakounine prévoit que
l’État despotique mis en place par le communisme d’État fera naître
"une classe exploitante de privilégiés : la bureaucratie[24]".
Si au lendemain de la Seconde
guerre Mondiale, l’anarchisme n'a plus cette force de mouvement social
de masse qu'il avait jusqu'alors, ce sont surtout ces avertissements lancés au
XIXème siècle, matérialisés
par les errements des démocraties populaires et du communisme, qui ont permis
aux idées anarchistes de conserver sa pérennité et, avec, notamment,
l'effondrement du communisme, de connaître un nouvel – et puissant - essor.
Le fédéralisme, l’ordre pluraliste, l’organisation de bas en haut…
continuent de s’inscrire dans la recherche de cadres sociaux et économiques
favorables à la dynamique du groupe et la non-directivité.
Il convient justement de noter
que, dans le cadre de la théorie de la Dynamique des groupes, une représentation
sociale du petit groupe s’inscrit dans la tradition anarchiste à laquelle les
événements de mai 1968 en France ont redonné une certaine actualité (cf. Ces
idées qui ont ébranlé la France. Nanterre, novembre 1967-juin 1968, Épistémon).
Le groupe est ici conçu comme entièrement autogéré. Tous les membres sont égaux,
également aptes à toutes les tâches, et ont autant de poids les uns que les
autres. Le "collectif" est le moyen de réaliser les désirs sur
lesquels les membres se sont mis d’accord. Les délégations que le
"collectif" donne à tel de ses membres pour accomplir telle fonction
sont provisoires. L’expert (le maître[25],
s’il s’agit d’une classe) est au service du groupe, il est choisi par lui
et révocable. Un tel fonctionnement des groupes relève de la démocratie
directe et de l’utopie sociétaire. L’introduction de groupes autogérés
dans des organisations sociales peut exercer un effet de choc capable d’ébranler,
voire de désagréger, les institutions (G. Lapassade). La dynamique des
groupes peut alors également être utilisée comme technique de déstabilisation
sociale.
Compte tenu de l'importance du
proudhonisme dans l'histoire du mouvement anarchiste, il me semble nécessaire
de revenir sur le sujet :
Le pluralisme de Proudhon
explique le déroulement logique de son œuvre. Sa critique de la propriété
capitaliste vise un "atomisme" individualiste (doctrine qui ne voit
dans la société qu’une addition d’individus) d’où découlent la négation
de l’existence réelle de la productivité propre des "êtres
collectifs" et l’attribution indue aux seuls capitalistes du surplus
productif engendré par la "force collective" (théorie de la prélibation
capitaliste). Sa condamnation de l’absolutisme étatique, de droite ou de
gauche, est celle d’un totalitarisme social, système qui nie les
manifestations autonomes des personnes collectives et individuelles ; d’où
sa conception de l’État comme une collectivité dominante, un appareil
bureaucratique, et par suite l’attribution indue à ce dernier des
"forces publiques" propres aux collectivités et personnes de base (théorie
de la plus-value étatique). Sa double attaque contre le spiritualisme intégriste
avant la lettre et le matérialisme intégral vise un même unitarisme
dogmatique érigeant en principe dominateur un seul élément de la pluralité
sociale. Il n’est jusque dans ses diatribes pédagogiques où, dénonçant
"séparation de l’intelligence et de l’activité", "de l’écolage
et de l’apprentissage", de l’homme "en un automate et un
abstracteur", il combat l’absolutisation, négation de la relation
pluraliste (théorie critique du mysticisme idéaliste et matérialiste).
Un réalisme plénier,
respectant la diversité et le développement antinomique des êtres et des
choses, domine sa pensée. L’anarchie (autogestion négative) ou négation de
l’autorité de l’homme sur l’homme constituait l’antisystème de
Proudhon : l’anticapitalisme, "ou négation de l’exploitation de
l’homme par l’homme", l’anti-étatisme, "ou négation du
gouvernement de l’homme par l’homme", l’antithéisme (antimysticisme
de l’esprit et de la matière), ou "négation de l’adoration de
l’homme par l’homme", en étaient les corollaires.
L’autogestion (dite
"autonomie de gestion", "anarchie positive"), ou affirmation
de la liberté de l’homme par l’homme, constitue la méthode positive de
Proudhon. Elle combine simultanément un "travaillisme pragmatique" -
ou réalisation de l’homme par l’homme grâce au travail social -, un "justicialisme
idéo-réaliste" - ou idéalisation de l’homme par l’homme par la réalisation
d’une justice sociale -, un "fédéralisme autogestionnaire" - libération
de l’homme par le pluralisme social -. À partir des trois éléments se développent
les théories de Proudhon.
Au travaillisme pragmatique se
rattachent les théories du travaillisme historique, de l’économie
en tant que science du travail, du réalisme social et de la dialectique
sérielle.
Le travaillisme historique est
une théorie axiale. Action intelligente des hommes en société sur la matière,
"le travail considéré historiquement [...] est la force plastique de la
société [...] qui détermine les diverses phases de sa croissance, et tout son
organisme tant interne qu’externe". L’économie politique,
"science du travail", est "clé de l’histoire" (Création
de l’ordre, 1843). Le travail, générateur de l’économie, géniteur de
la société, levier de la politique, source de la philosophie, mode
d’enseignement, est moteur de l’histoire, promoteur de la justice, réalisateur
de la liberté, et auteur de son propre affranchissement. Dans la lutte de
l’organisme économique contre l’oppression des puissants ou des possédants,
il est, séculairement, l’acteur d’une "révolution permanente".
La théorie de l’économie,
science du travail et discipline tripolaire, est corollaire de la précédente.
Le travail, "considéré objectivement dans le produit", fait de l’économie
une science de la production et une comptabilité économique fondée sur la
valeur travail (théorie de la "valeur constituée") ;
"considéré subjectivement dans le travailleur", il la crée science
de l’organisation et sociologie économique (théorie de la force collective) ;
saisi "synthétiquement dans les rapports produit-travailleur", il la
rend science de la répartition et droit économique (théorie mutuelliste et fédérative
de la propriété).
Les théories du réalisme
social et de la dialectique sérielle sont la statique et la dynamique du
travaillisme pragmatique. Le travail et ses lois (division, communauté
d’action) créent et structurent la société, suscitant une pluralité d’êtres
collectifs. Par le réalisme social ou théorie des êtres collectifs, Proudhon
affirme la réalité et les lois propres des groupes et de la société. C’est
"l’idée mère de la sociologie" (C. Bouglé), dont la paternité
lui est indiscutablement attribuable (G. Gurvitch). "Les collectivités
sont aussi réelles que les individualités [...] ; la société est un être
réel [...]. Il a donc ses lois et rapports que l’observation révèle" :
la "force collective", la "raison collective" et la
"foi collective" (Pornocratie).
La dialectique sérielle est
la dynamique des forces physiques et sociales catalysées productivement par le
travail (ou subversivement par la guerre). Le monde est une chaîne
d’antinomies. L’antinomie, couple de forces, compose, par l’opposition de
deux éléments à la fois antagonistes et complémentaires, un chaînon élémentaire
de ce pluralisme antithétique. La résolution de l’antinomie est impossible,
mais de l’opposition des éléments antinomiques naissent vie et mouvement.
Artificielle, la synthèse ne résiste pas à la vie, elle aliène ou tue.
Toutefois, l’observation révèle l’existence de faisceaux de forces
associatives et organisatrices, les séries, qui traversent, sous-tendent et
disciplinent le mouvement dialectique des chaînes antinomiques. Le travail est
une série générale positive, et, par ses deux lois propres, il crée un ordre
productif, une dynamique d’association ; à l’opposé, la guerre, série
générale négative, engendre un ordre destructif, une dynamique de compétition.
Processus créatif commun au monde matériel et au monde social, la dialectique
sérielle devient, par schématisation "idéelle", une logique
formelle copiée sur la logique réelle du monde. De processus effectif, elle se
transforme en méthode efficiente de pensée et d’action.
Dans la pensée proudhonienne,
les théories du justicialisme idéo-réaliste et, en premier lieu, l’idéo-réalisme
s’articulent au lien qui unit la pensée et l’action. Toute idée a sa
source dans un rapport réel révélé dans une action et perçu ainsi par
l’entendement. Le travail, "action intelligente de l’homme en société
sur la matière", est cette révélation par excellence. "Toute idée
naît de l’action et doit retourner à l’action, sous peine de déchéance
pour l’agent" (La Justice, 1858). Mais l’idée, par l’effort
libre d’une intelligence fidèle à la réalité, peut devenir "complément
de création, création continuée opérée par l’esprit à l’image de la
nature" (Création de l’ordre). Ainsi, matière et esprit, hommes
et sociétés sont, par l’action même du travail, englobés indissolublement
dans une dialectique créative où "les choses sont les types des idées",
et les idées "impression de la réalité sur l’entendement". Cette
conception imprègne sa pédagogie travailliste (méthodes actives,
jonction entre l’apprentissage et l’écolage[27],
formation polytechnique, intégration de l’éducation dans la pratique
sociale).
La théorie de la justice comme
idée force et équilibration des forces est un corollaire de l’idéo-réalisme.
Contre-loi de l’antagonisme, "équilibre entre les forces libres" (Théorie
de la propriété, 1865), "la justice n’est pas un simple rapport,
conception abstraite, fiction de l’entendement ou acte de foi, elle est une
chose d’autant plus réelle qu’elle repose sur des réalités" (La
Justice). Loi de l’univers physique, elle est équilibration, rapport des
forces ; loi sociale, elle est réciprocité, rapport de solidarité ;
loi intellectuelle, elle est équation, rapport d’égalité ; loi morale,
elle est équilibre des droits et des devoirs, rapport de dignité ; loi idéale,
elle est idéo-réalisation, rapport idéalisé. Dans le monde intellectuel,
social et moral, cette loi pourtant immanente aux hommes et aux groupes peut être
bloquée par l’action même d’une liberté imaginative capable d’engendrer
artifice, arbitraire et idéomanie. Mais par sa réalisation au moyen du travail
social, et par son idéalisation au moyen de la raison sociale, cette force
immanente développée en culture, pratique sociale, morale et révolutionnaire,
peut s’imposer comme loi idéo-réaliste.
La théorie du réalisme
moral et esthétique s’enchaîne à la précédente. La morale et
l’esthétique sont d’essence sociale et résultent de l’idéo-réalisation
des rapports sociaux sur lesquels elles réagissent à leur tour.
Dans la théorie connexe de l’histoire
négation-révélation, l’histoire est "l’éducation dynamique de
l’humanité" dans son double mouvement de réalisation par le travail et
d’idéalisation par la justice. Elle a pour fonction de démentir "les
erreurs de l’humanité par leur réduction à l’absurde" (Deuxième
Mémoire) et "de nous révéler le travail de la création de l’ordre
et l’émersion des lois" (Création de l’ordre). La théorie du progrès-regrès
est son corollaire : "Toute société progresse par le travail et
la justice idéalisée. Toute société rétrograde par la prépondérance de
l’idéal", c’est-à-dire "l’idéalisme" (La Justice) :
il n’y a pas de théorie automatique du progrès, mais une pratique des rétrogradations
ou une perte du réel. Elles adviennent quand l’idéalisme imaginatif et le
dogmatisme idéomane abusent la liberté et oublient la réalité du travail et
de la justice pour "des idéalités politiques et sociales".
La théorie de la liberté comme
force de composition est le point de départ et l’aboutissement du
justicialisme idéo-réaliste. La liberté est rendue possible par le jeu de la
pluralité des forces antagonistes de l’univers physique, social et personnel ;
elle devient effective par l’homme qui maîtrise ce jeu ; elle est
efficace par la multiplication des relations sociales, l’engrenage de toutes
les libertés ; elle accède à l’efficience par son équation avec la
justice, envisagée comme commutation sociale de toutes les libertés. Seule la
liberté efficiente, qui implique la morale et l’éducation, est liberté plénière.
À tous les autres stades, elle peut dégénérer en arbitraire individuel et
collectif. À la fois pacte, justice mutuelle et force de composition (avec le réel
pluraliste, l’individuel antagoniste, le social relatif, le moral "obligatif"),
la liberté forme un jeu ayant ses règles. Leur application permet l’émergence
de l’être progressif, l’arbitrage de sa destinée. Si ces règles sont
bafouées, c’est le domaine de l’être fatal, l’arbitraire du destin.
Le fédéralisme
autogestionnaire de Proudhon découle du travaillisme et du justicialisme idéo-réaliste.
Il comporte deux constructions distinctes mais complémentaires : la démocratie
économique mutuelliste et la démocratie politique fédéraliste, qui se
conjuguent sur le plan national et international en fédérations et confédérations
dualistes. La clé de voûte de ces structures est l’organisation distincte et
couplée des deux manifestations de la société travailleuse : société
de production ou organisme économique, société de relation ou
corps politique[28]. Leur autonomie est
condition du dynamisme et de l’équilibre de la société pluraliste. Sous
peine d’aliénation réciproque, les rapports société économique-société
politique doivent être ceux d’un couple. Ils doivent s’opposer pour
composer, différer pour dialoguer, et se distinguer pour s’unir.
La démocratie économique
mutuelliste se fonde sur la "théorie mutuelliste et fédérative de la
propriété". Relativisée par le jeu des rapports sociaux, chaque propriété
est "mutuelliste" ; solidarisée par les mêmes rapports, toute
propriété est "fédérative"[29].
Et la fédération des propriétés mutuellistes constitue la société économique
mutuelliste des travailleurs. Cette théorie aboutit à la mutualisation fédérative
de l’agriculture : constitution de propriétés individuelles
d’exploitation, associées en des ensembles coopératifs dotés de pouvoirs
propres et de services collectifs, et regroupés en une fédération agricole.
Elle débouche sur une socialisation fédérative de l’industrie, c’est-à-dire,
exception faite de propriétés artisanales ou libérales mutualisées, sur un
ensemble de propriétés collectives d’entreprises, concurrentes entre elles
mais associées en une fédération industrielle. Elle se traduit par
l’accouplement de l’industrie et de l’agriculture en une "fédération
agricole industrielle" et par la constitution de groupements d’unions de
consommateurs qui formeront ensemble le "syndicat de la production et de la
consommation". Ce dernier veille à l’organisation coopérative des
services (commerce, logement, assurances, crédit) et à la gestion générale
de la société économique indépendamment de l’État. Sur le plan
international est prévue une "confédération mutuelliste" alliant en
un marché commun socialisé des groupes de sociétés économiques nationales.
Ce collectivisme économique, libéral et a-étatique veut parer au double
danger d’un capitalisme intégrant et d’un collectivisme intégral.
La démocratie politique fédérative
est le complément antinomique de la démocratie économique mutuelliste.
D’abord, équilibrer contradictoirement le social organisé et l’étatique décentralisé
pour intégrer l’appareil étatique dans une nation composée de régions s’auto-administrant
et s’associant en une république fédérale ; ensuite, former entre
groupes de nations fédératives des confédérations réalistes, qui établiront
entre elles des accords plus larges et plus lâches : telle est la double démarche
du fédéralisme et du confédéralisme politique. Quatre règles d’action en
découlent : l’auto-administration des groupes de base, la fédéralisation
de ces groupes, la création de républiques fédératives, la constitution de
confédérations. Dans les groupes de base, priorité est donnée à la région,
territoire optimal pour s’auto-administrer et chaînon entre nations et
internations. Pour la France, Proudhon demande "la constitution de douze
grandes régions provinciales s’administrant elles-mêmes et se garantissant
les unes les autres". Le gouvernement fédératif n’assume "qu’un
rôle d’institution, de création, d’installation, le moins possible d’exécution".
Ce régionalisme se conjugue avec un économisme et aboutit à une organisation
régionale et socioprofessionnelle du suffrage universel (Chambre des régions,
Chambre des professions) et une division des pouvoirs originale (pouvoir exécutif
régionalisé et décentralisé, pouvoir arbitral à compétence économique,
pouvoir consulaire à caractère prospectif, pouvoir enseignant complètement
autonome). Le confédéralisme international est une extension du fédéralisme
national. Dès 1863, Proudhon prévoit toute l’organisation politique et économique
d’une Europe confédéraliste : agence, conseils, justice, budgets confédéraux,
marché commun ("liberté des échanges et taxe de compensation",
"liberté de circulation et de résidence"). Mais ce marché commun
inclut la socialisation mutuelliste des économies confédérées.
Au lendemain de la mort de
Proudhon, sa doctrine s’est répandue dans toute l’Europe. Ses articles de
journaux sont passionnément lus dans les couches populaires, des livres tels
que son Premier Mémoire ("ce manifeste scientifique du prolétariat
français" selon Marx), sa Justice ("un des livres les
plus importants du XIXème
siècle d'après H. de Lubac), sa Capacité politique ("ce catéchisme
du mouvement ouvrier français" pour Gurvitch) en ont fait un chef de file
du socialisme européen. En Angleterre, "Proudhon constitue une pâture
toute trouvée" (lettre d'Engels à Marx, 18 décembre 1850). Et de John
Watt à Sidney et Beatrice Webb, G. O. H. Cole, H. Laski et G. Woodcock,
on saisit la filiation trop peu connue entre proudhonisme et travaillisme. Sur
le continent, ses livres, sitôt sortis, sont traduits en allemand, en espagnol
et en russe. Dans sa préface de 1890 au Manifeste du Parti communiste,
Engels avoue explicitement l’étendue de cette obédience proudhonienne. Le
proudhonisme imprègne l’Italie, avec Ciccoti et son fédéralisme politique,
l’Espagne avec les groupes de la célèbre Revista blanca , la
Belgique avec le socialisme d’un César de Paepe et d’un Émile Vanderwelde,
l’Allemagne avec Karl Grün, M. Diehl, Arthur Mulberger, Eduard
Bernstein, et le sociologue F. Oppenheimer. Mais c’est en Russie que la
doctrine proudhonienne connaît sa diffusion la plus large et une célébrité
extraordinaire grâce à Herzen et à ses amis. Le populisme éducatif d’un
Lavrov, l’anarchisme d’un Bakounine, d’un Kropotkine se réclameront de la
pensée de "l’illustre et héroïque socialiste" (Bakounine). Et la
fascination de Tolstoï envers la personne, les idées, le style de Proudhon lui
fera emprunter textuellement titres, phrases et thèmes politiques et
philosophiques (Guerre et paix, Qu’est-ce que l’art ?,
etc.).
L’influence déterminante de
la pensée de Proudhon sur Marx est maintenant pleinement mise en lumière.
Ainsi, selon Gurvittch, "Marx ne serait pas possible sans Proudhon".
"Proudhon a exercé sur Marx une influence constante. C’est en disciple
et en continuateur de Proudhon qu’il a entrepris en 1844 ce qui deviendra la tâche
exclusive de son existence [...]. Le maître a déçu mais il demeure un
instigateur" (M. Rubel). Marx a dit l’impression extraordinaire que
firent sur lui les premiers écrits du "penseur le plus hardi du socialisme
français" (1842) ; La Sainte Famille (1845) contient une
véritable apologie de Proudhon qui y est reconnu maître du socialisme
scientifique, père des théories de la valeur-travail et de la plus-value, et L’Idéologie
allemande (1846) louera la puissance de sa dialectique sérielle comme
"essai de donner une méthode par quoi la pensée indépendante est remplacée
par l’opération de la pensée". En mai 1846, Marx choisit Proudhon comme
correspondant français du "réseau de propagande socialiste" qu’il
organise. Mais, dans sa lettre d’acceptation, Proudhon, son aîné de dix ans,
lui donne des conseils le mettant en garde contre le dogmatisme autoritaire, le
romantisme révolutionnaire et l’esprit d’exclusion, néfastes à la cause
socialiste. Piqué au vif, le jeune Marx rompit avec Proudhon, et aussitôt son
admiration de disciple se changea en une rancune tenace et une sorte de
fascination négative (Misère de la philosophie, 1847).
Marx retrouvera l’influence
proudhonienne dans la Première Internationale des travailleurs et dans la
Commune de Paris. Comme le soulignent avec objectivité de nombreux historiens
marxistes, "L’Internationale parisienne, à la veille de la Commune, est
en majorité proudhonienne" (J. Bruhat, J. Dautry, E. Tersen, La
Commune de 1871). Quand la Commune est proclamée, "parmi les trente
internationaux élus, près des deux tiers peuvent être considérés comme
proudhoniens" (idem). Le programme positif et pacifique de la Commune est
nettement proudhonien, et G. Gurvitch ira jusqu’à écrire : "à
l’exception du Comité de salut public" et des mesures terroristes préconisées
par les blanquistes, "toutes les mesures administratives, économiques et
politiques s’inspireront de Proudhon". Après la Commune, Gambetta
revendiquera la pensée de Proudhon, tandis que les partis socialistes de
Brousse et d’Allemane reprendront ses thèmes essentiels. L’unification du
Parti socialiste en 1905 fera apparaître le jauressisme comme l’enfant
authentique du proudhonisme.
Lors de la révolution russe,
les proudhoniens auront une influence déterminante sur la formation des soviets
de base, vite supprimés sous la pression de Staline et de Trotski. Comme
"l’un des organisateurs des soviets russes de 17", Gurvitch apporte
ce "témoignage personnel direct : les premiers soviets russes ont été
organisés par des proudhoniens [....] qui venaient des éléments de gauche du
Parti socialiste révolutionnaire et [...] de la social-démocratie [...].
L’idée de la révolution par les soviets de base [...] est [...]
exclusivement proudhonienne". Plus près de nous, après les révolutionnaires
allemands, hongrois, espagnols, et leurs conseils ouvriers d’inspiration
proudhonienne, le socialisme yougoslave se mettra discrètement à l’école de
Proudhon (D. Guérin, L’Anarchisme).
En France, de Jaurès à nos
jours, toutes les nuances du mouvement socialiste et des démocrates réformateurs
se reconnaîtront dans ce socialisme libéral, ce pragmatisme travailliste et
cette justice idéo-réaliste issus de Proudhon. C’est lui qui influencera
aussi, paradoxalement, un certain catholicisme social à travers Péguy :
"Je suis pour la politique de Proudhon" (L’Argent suite),
Mounier (Anarchisme et personnalisme, 1937), et des artisans essentiels
de l’ouverture de l’Église catholique (H. de Lubac, P. Haubtmann, J. Lacroix).
Il apparaît également comme un grand ancêtre du syndicalisme. Autonomie ouvrière,
fédéralisme professionnel, séparation de l’économique et du politique, du
parti et de l’État, autogestion : toutes ces idées forces sont passées
dans l’héritage syndicaliste avec les proudhoniens E. Varlin, F. Pelloutier,
V. Griffuelhes, A. Sorel, L. Jouhaux, fondateurs, théoriciens et
praticiens du syndicalisme français.
Il serait artificiel de limiter
les influences de Proudhon à des mouvements révolutionnaires et ouvriers. Lui
qui s’avouait "révolutionnaire mais non bousculeur" croit plus à
l’action organisée d’un véritable "réformisme révolutionnaire"
qu’au romantisme désordonné de l’"action révolutionnaire".
Aussi, à côté de ces mouvements révolutionnaires se réclamant unilatéralement
de Proudhon, s’est-il constamment développé un courant réformiste et même
un courant traditionaliste. L’inflation des couples antinomiques de sa
descendance contrastée semble bien souligner cette dualité : syndicalisme
et socialisme réformistes ou révolutionnaires, fédéralisme et régionalisme
de droite ou de gauche, travaillisme et adeptes de la participation, anarchisme
et partisans de l’autogestion, etc. Cependant, dans ces oppositions si souvent
perverties par de fallacieuses annexions, apparaissent, en fait disjoints, les
deux éléments toujours accouplés de l’évolutionnisme révolutionnaire de
Proudhon : nécessité absolue des transformations continues ("la révolution
permanente") et refus de la violence arbitraire, sens du temps ("les révolutions
durent des siècles"). Dès lors, "anathémisées de front, les idées
proudhoniennes [ont] filtré peu à peu dans la société moderne"
(Sainte-Beuve).
Ce père reconnu de la
sociologie moderne, du pragmatisme, du solidarisme, du personnalisme, des théories
du droit social, a prévu, il y a un siècle, l’essor effectif de la
civilisation industrielle. Il a pressenti la division du monde en blocs économiques
et en blocs politiques, le risque de guerre totale, l’émancipation de l’Algérie
et du Tiers Monde, l’opposition entre pays développés et pays sous-développés,
la révolution russe, le "culte des individualités", le
"communisme dictatorial", la "guerre sociale", la
constitution d’un capitalisme international, le réveil de la Chine, le
prodigieux développement de la législation du travail, l’"ère des fédérations",
la société de consommation… Il a inspiré la création de la Société des
Nations, la Communauté européenne, le régionalisme moderne, les courants de réforme
des entreprises (participation, autogestion), de l’agriculture (coopérativisme,
agriculture de groupe), de la distribution (coopératives de consommation), du
crédit (banques populaires, crédit mutuel) et une large part des réformes pédagogiques
modernes (universités autonomes, promotion sociale, éducation permanente,
liaison universités-entreprises)… Et l’on pourrait encore évoquer son
influence sur le réalisme dans l’art et sur de nombreux écrivains, dont
Proust, Bernanos et Camus.
En France, la pensée de
Proudhon n’a pas d’organisation officielle, mais elle suscite de nombreux
centres de réflexion et d’action, et de vigoureuses admirations. Certains
universitaires ou hommes politiques, et non des moindres, ont été influencés
par lui. Certains programmes politiques et syndicalistes ont repris des thèmes
typiquement proudhoniens. Une "Société P. J. Proudhon"
constitue un centre où convergent ces différents courants.
Ainsi la pensée pluraliste de
Proudhon acquiert-elle de plus en plus un singulier pouvoir de réalisation.
Proudhon, cent ans après sa mort, paraît écrire pour notre avenir. Puissance
de la personnalité, acuité de l’œuvre critique, réalisme de l’œuvre
positive, multiplicité et permanence des influences exercées, tout désigne en
Proudhon un génie novateur.
La désobéissance civile et la
non-violence ne sont pas spécifiques à l'anarchisme, mais un courant important
de l'anarchisme s'en inspire.
Pratiquement attestée dès l’Antiquité,
la désobéissance civile a pris, avec Henry David Thoreau, Tolstoï, Gandhi,
Martin Luther King, une forme idéologique plus précise ; elle implique le
refus de se soumettre à des lois ou à une autorité dont les effets sont jugés
contraires à la dignité de l’homme ou aux aspirations de la vie. Son recours
à la non-violence oppose une résistance passive aux injonctions du pouvoir,
mais elle peut aussi, avec plus de combativité, inciter à transgresser les
interdits. Parfois limitée à la courageuse et exemplaire insoumission d’un
individu, elle s’est le plus souvent traduite par des mouvements collectifs
qui ont contraint au retrait des mesures incriminées. C’est en cela qu’elle
est apparue comme la force des faibles et comme l’arme de ceux qui sont dépourvus
de puissance.
La désobéissance civile existe
déjà dans le mythe littéraire d’Antigone, laquelle brave les lois de Créon
pour donner à son frère une sépulture décente, et de la Lysistrata
d’Aristophane, où les femmes décident de se refuser à leurs maris tant
qu’ils n’auront pas mis un terme à la guerre. Elle appartient à la
dialectique du pouvoir et de la subversion ; et, partout où s’exprime la
nécessité du maintien de l’ordre, elle s’inscrit dans le droit à la révolte
comme le dernier recours de l’insurrection quand la violence armée a échoué
ou ne peut être engagée.
L’histoire romaine a conservé
la mémoire de manifestations de femmes, en - 195, contre des restrictions
vestimentaires, ainsi qu’en - 42 contre une taxe abusive. Lope de Vega a démontré
l’efficacité du procédé dans sa pièce Fuenteovejuna , où la
population d’un village impliquée dans l’assassinat d’un gouverneur
odieux s’obstine, en dépit des tortures, à répondre aux magistrats qui
exigent le nom du meurtrier : "Fuenteovejuna".
Il est vrai que la désobéissance
civile a oscillé plus d’une fois entre l’obstination résignée, qui fait
les martyrs, et la passivité subversive, plus proche des méthodes anarchistes.
Quelle différence cependant entre les vaudois qui, refusant de tuer, vont au
supplice en chantant, et la lucidité de La Boétie, montrant dans son Discours
sur la servitude volontaire comment le pouvoir ne se soutient que par
la main que le peuple prête à sa propre oppression.
C’est à Henry David Thoreau
que revient le mérite, sinon d’avoir inventé l’expression, du moins d’en
avoir éclairé l’idée par le livre et par l’exemple. Ayant refusé de
payer l’impôt, en manière de protestation contre la guerre du Mexique, il se
retrouva en prison. Comme Ralph W. Emerson le visitant s’étonnait :
"Henry, pourquoi êtes-vous là ?", Thoreau rétorqua :
"Pourquoi n’y êtes-vous pas ?". L’expérience lui inspira le célèbre
Résistance au gouvernement civil (1849), qui sera réédité sous
le titre désormais plus connu de La Désobéissance civile. Il y défendait
le droit de refuser de se faire le complice d’un gouvernement ou d’un État
qui promulgue des lois contraires au sentiment d’humanité et de liberté
individuelle. La tendance pacifiste de l’anarchie y trouvait son compte mais
aussi un certain individualisme et les illusions de la liberté encouragés par
l’american way of life.
Thoreau fonde ainsi sa conduite
sur le libre examen et le jugement de la conscience : une loi n’est
contraignante que si elle paraît juste, sinon le devoir est de l’enfreindre.
"La seule obligation que j’aie le droit d’accepter c’est de faire à
chaque instant ce que je crois juste. Agir justement est plus honorable qu’obéir
à la loi". À ce titre, il prit parti contre l’esclavage et la guerre et
refusa de payer l’impôt.
L’exemple de Thoreau a donné
bonne conscience à Gandhi et à King lorsqu’ils sont entrés délibérément
dans l’illégalité. En Inde, le piétisme farouchement individualiste de
Thoreau est curieusement venu, à la fin du siècle dernier, revigorer
l’antique tradition hindouiste de bonté universelle, d’action désintéressée
et d’abnégation. Gandhi, formé à la fois par le jaïnisme si respectueux de
la vie et par l’évangélisme britannique, produisit sous la contrainte des événements
une philosophie de la non-violence où se conjoignent étroitement la sainteté
du rishi et celle d’un disciple du Christ. Mais la non-violence, qui était
chez ses inspirateurs avant tout un principe de perfectionnement personnel,
devient avec lui un instrument d’action pratique, politique et sociale. Cette
méthode de sanctification et d’action, Gandhi s’en servira au début du siècle
en Afrique du Sud où, comme avocat, il se fait le défenseur des Indiens immigrés,
victimes de discriminations raciales, puis entre les deux guerres et jusqu’à
sa mort en 1948, en Inde pour la justice et la paix, d’abord contre le régime
britannique, ensuite contre l’affrontement sanglant des hindous et des
musulmans que tout son prestige ne put d’ailleurs empêcher.
L’application la plus
spectaculaire des vues de Thoreau fut donc l’œuvre de Gandhi. La façon dont
il mit fin à l’emprise coloniale anglaise sur l’Inde allait inspirer un
grand nombre de campagnes revendicatives : la lutte pour le droit des Noirs
américains, menée par Martin Luther King, l’incitation à déserter, pendant
la guerre d’Algérie, les sit-in contre les hostilités au
Vietnam, la destruction par le feu des livrets militaires et des ordres de
conscription...
Trois raisons ont principalement
servi à justifier le recours à la désobéissance civile : la loi divine,
le droit naturel et le projet révolutionnaire. C’est un évangélisme qui
inspire Tolstoï, soucieux de mettre en pratique la recommandation du Christ :
"Aimez-vous les uns les autres". Une inspiration similaire anime
Martin Luther King, pour qui, Dieu n’ayant pas cautionné la ségrégation
raciale, il n’est pas admissible que des lois l’autorisent.
De son côté, le principe de
non-violence, prêché et pratiqué par les sages dès la plus haute antiquité,
par exemple par le Bouddha, Mô-Tseu, le Christ, certains stoïciens et, à l’époque
moderne, par une foule de fondateurs de sectes ou de philosophes, a été systématisé
au XXème siècle par
Gandhi[30]
en vue d’objectifs politiques et sociaux (libération de l’Inde de la
domination anglaise, abolition du système des castes, réconciliation des
hindous et des musulmans). Selon l’expression du pasteur américain Martin
Luther King, "le Christ a fourni l’esprit, Gandhi a montré comment
l’utiliser". Les techniques ainsi mises au point ont prouvé leur
efficacité en Inde et la non-violence, au lieu d’être un idéalisme
apparemment inapplicable, est devenue un instrument de combat d’une redoutable
puissance. Elle a été pratiquée depuis lors dans plusieurs pays, notamment en
Irlande dans la lutte pour l’indépendance, aux États-Unis dans la
revendication des Noirs pour leurs droits civiques et l’égalité raciale, en
Italie contre la misère en Sicile, en France contre la guerre d’Algérie…
De nombreux mouvements anarchistes fondent leur action sur la non-violence.
La non-violence est la force du faible
et son ultime recours[31].
Son point d’appui est la conscience morale de l’adversaire ou du moins celle
du public qui l’environne : le scandale de l’injustice mis en pleine lumière
réveille les cœurs, ouvre les yeux, déconcerte et discrédite l’oppresseur.
La non-violence brise l’enchaînement de la violence en montrant à
l’agresseur qu’il se trompe et en lui imposant une sorte de conversion –
qui est sa guérison.
On l’a confondue avec la
passivité et la résignation. Il s’agit de tout autre chose : un acte non
violent est souvent héroïque ; il suppose une grande maîtrise de soi. La désobéissance
civile, la non-collaboration, la grève, etc., sont, en fait, des agressions. La
non-violence exerce des sévices, mais ils sont d’ordre moral ; elle est une
arme, mais l’arme humaine par excellence parce qu’elle rend plus humains à
la fois ceux qui la manient et ceux qui en subissent le choc. La non-violence
doit être également distinguée du chantage sentimental qui est une ruse de
(vrais) faibles, de l’action dite "psychologique" et des techniques
sournoises et indolores par lesquelles on masque la vérité, on "lave les
cerveaux" et l’on impose une idéologie. La non-violence, là est toute
sa noblesse, ne réussit et n’est utilisable que pour les "bonnes
causes". Dès qu’elle vise un profit égoïste, et non la conversion
authentique de l’adversaire, de mystique elle se dégrade en politique.
En Occident, de nombreux
penseurs modernes ont repris ce thème. On peut citer, à cause de l’influence
qu’ils exercèrent sur Gandhi, le philosophe et critique d’art anglais John
Ruskin, le comte Léon Tolstoï en Russie, qui fut d’ailleurs à la fin de sa
vie, en 1909-1910, en relations épistolaires avec le jeune Gandhi, qu’il
appelait son gourou à l’époque où il luttait pacifiquement pour les droits
civiques des Indiens au Natal (Afrique du Sud). En France, Romain Rolland, Lanza
del Vasto et Louis Massignon furent les premiers à faire écho aux doctrines de
Gandhi. Ce sont encore ces doctrines qui ont guidé, avant la Seconde Guerre
mondiale, l’action de Jean Giono[32]
et de ses compagnons du Contadour.
La non-violence connut un nouvel
essor en 1955 à Montgomery en Alabama (États-Unis), lorsque le pasteur King,
afin d’obtenir l’égalité pour les Noirs dans les transports publics,
organisa le boycottage des autobus de la ville. Le succès remporté, le
retentissement qu’il eut dans la nation orientèrent définitivement King et
ses partisans dans la voie des manifestations non violentes, malgré
l’opposition des meneurs du Black Power (pouvoir noir), partisans de
l’action violente. En 1968, le pasteur King fut assassiné à Memphis, à la
veille d’une marche non violente en faveur des éboueurs noirs de la ville.
Les méthodes mises au point par
Gandhi continuent à être pratiquées en divers pays. En France, pendant la
guerre d’Algérie, plusieurs compagnons de l’Arche, sous l’impulsion de
Lanza del Vasto et de son "Action civique non violent", se sont livrés
à des manifestations pour la paix (défilés silencieux, grèves de la faim,
investissements prolongés de camps de prisonniers algériens, etc.). S’est
alors déployé un vaste mouvement de refus du service militaire (grève de la
faim de Louis Lecoin), qui a abouti à l’établissement d’un statut des
objecteurs de conscience (21 décembre 1963).
Jean-Marie Muller a fondé le
M.A.N. (Mouvement pour une alternative non violente), qui rassemble les
objecteurs de conscience (il y en avait environ mille cinq cents en 1982). Par
ailleurs, de nombreuses manifestations (croisières du Fri et du Green
Peace autour de Mururoa) se sont déroulées chaque année pour dénoncer
les essais nucléaires français dans le Pacifique. Depuis 1970, les
exportations d’armes françaises dans le monde se heurtent à une résistance
que soutiennent plusieurs organisations. Le projet de camp militaire sur le
plateau du Larzac a donné lieu à de nombreuses manifestations
antimilitaristes…
En Sicile, Danielo Dolci a mené
à partir de 1952 une action non-violente pour sensibiliser l’opinion publique
à la misère des bas quartiers de Palerme. En Inde, Vinoba Bhave, disciple de
Gandhi, s’est efforcé par des jeûnes et des sermons d’obtenir des grands
propriétaires fonciers qu’ils fassent don d’une partie de leurs terres en
faveur des paysans pauvres. Au Brésil, dom Helder Camara a tenté de fonder en
1968 une "ligue pour la justice et la paix", dont le but était de
provoquer une prise de conscience aussi bien du côté des riches que des
pauvres. En Tchécoslovaquie sont apparues des formes extrêmes d’action non
violente (suicides par le feu, tel celui de Ian Palach). Il en a été de même
au Vietnam. Aux États-Unis la révolte des jeunes contre la société et contre
la guerre donne lieu parfois à de vastes meetings de protestation pacifiste.
Une formidable résistance s’est manifestée en Pologne au début des années
quatre-vingt. D’autre part, dans l’Europe de l’Ouest, les mouvements
pacifistes ont pris, autour des années quatre-vingt – en réaction contre le
surarmement soviéto-américain – une ampleur considérable et inattendue, spécialement
en Allemagne fédérale et aux Pays-Bas.
Bref, depuis Gandhi les peuples
opprimés disposent d’un moyen de se faire entendre et rendre justice.
"Avec la non-violence, écrit Lanza del Vasto, est entrée dans
l’histoire des peuples une puissance révolutionnaire et rénovatrice".
Dans sa préface à Jeune Inde (Young India) de Gandhi,
Romain Rolland comparait la non-violence à une vague qui s’est levée au fond
de l’Orient : "Elle ne retombera pas, dit-il, qu’elle n’ait recouvert
le monde entier".
C'est pour échapper à un
certain aspect idéaliste et utopique de la non-violence propre à Gandhi
que Jean-Marie Muller préconise les moyens de pression que l’on peut tirer du
commerce, de la concurrence et du profit en organisant le boycottage, par
exemple, de certains produits. Pour lui, la non-violence est une affaire de
force, non d’amour[33].
Ainsi, c’est par une pression qui est non violente mais dont les effets économiques
se sont révélés graves que César Chavez et les défenseurs des wet-backs
(travailleurs mexicains exploités par les viticulteurs de Californie) ont réussi,
en lançant une campagne de boycottage du raisin et du vin, à modifier la
situation. Il s’agit là d’une non-violence "armée", qui se sert
des instruments de la société capitaliste pour obtenir des résultats : au
lieu de faire appel au cœur, on fait appel à l’intérêt et, pour cela, on dérange
le jeu, on incite le maximum de gens à ne pas coopérer, etc. Cette
non-violence active, gênante, agressive et... réaliste est sans doute le modèle
qui a le plus de chances d’être retenu dans le monde dur qui est le nôtre.
L’échec des martyrs de l’I.R.A en Irlande du Nord a montré que les grèves
de la faim sont désormais sans effet sur l’opinion et qu’il faut avoir
recours à des moyens plus contraignants.
Dans l’attitude de Thoreau,
comme chez les manifestants qui récusent l’injustice en se couchant au milieu
des rues ou en s’enchaînant, le droit naturel est brandi en opposition à une
entreprise du pouvoir jugée dénaturée. De cette connotation juridique est née
une forme édulcorée de la désobéissance civile. Selon Abe Fortas, il n’est
pas nécessaire d’employer la violence et l’illégalité quand il existe des
arguments légaux dont il est possible de faire usage. Si la ségrégation
raciale dans les écoles du sud des États-Unis a pu être ainsi condamnée en
raison de son caractère anticonstitutionnel, il n’en reste pas moins vrai
qu’une telle option revient le plus souvent à "faire confiance aux lois
de son pays".
Du reste, la question qui se
pose en l’occurrence est moins celle de la violence ou de la non-violence que
le choix entre "ne pas faire ce qui est prescrit" et"faire ce qui
est interdit". L’anarchiste Libertad brûlant publiquement ses papiers
d’identité illustre la seconde voie, mais, pour être moins démonstrative,
le mouvement des autoréductions ne fut pas moins efficace, lorsque, en Italie,
des quartiers refusèrent de payer l’intégralité des loyers, des titres de
transports, des notes d’électricité.
Fin de la première partie
[1] Ce qui amena les exclus à convoquer un congrès extraordinaire à Saint-Imier (Suisse) et à fonder une Internationale anti-autoritaire qui est l'acte officiel de naissance de l'anarchisme.
[2] De nombreux auteurs sont considérés comme des précurseurs de l'anarchisme, notamment en Chine. En Grèce, on cite Zénon et le stoïcisme. En France Rabelais avec son "faictz ce que vouldras" selon la règle de l'abbaye de Thélème, Diderot dans son athéisme… Toutefois, on doit considérer que le premier livre libertaire est dû à William Godwin (1756 – 1836) On peut considérer que le l'analyse sur la justice politique et son influence sur la vertu en général et le bonheur de William Godwin (1756 -1836 ), publié en 1793, est le premier ouvrage libertaire.
[3] Rappelons que la Révolution a déclaré les droits de l'Homme (et du citoyen) qui ne sont pas nécessairement ceux des humains. Loin s'en faut. En même temps, elle a déclaré la liberté du commerce qui, par définition, s'oppose à celle qui n'ont rien d'autre que leur force de travail à vendre ou à louer. C'est d'ailleurs au nom de cette liberté du commerce – d'entreprise – que des mesures seront prises contre les travailleurs, leurs associations et leurs actions !
[4] Dont Marx, Engels, Feueurbach, Bauer… mais aussi… Stirner.
[5] Du moins d'un certain humanisme qui se préoccupe de l'Homme et non des humains.
[6] Du genre chrétiens de gauche qui voit dans jésus l'un des tout premiers anarchistes !
[7] Si Bakounine fut un théoricien, il fut d'abord et toujours un homme d'action, d'engagement, de combat. En revanche, Kropotkine fut d'abord un théoricien et, à ce titre, fut l'un des principaux théoriciens de cette époque.
[8] L'anarchisme reste toutefois extrêmement présent dans toutes les formes d'expression artistique.
[9] Les idées de Proudhon seront reprises et développées plus bas.
[10] Le fédéralisme anarchiste n'a rien à voir avec le système politique dans lequel le pouvoir est partagé entre un État central, autorité supérieure, et des États, provinces ou cantons unis par un lien constitutionnel. De même, pour un anarchiste ou un communard, la fédération n'est pas l'organisation politique et administrative de l’État fédéral.
[11] Comme, par exemple, les chartes, certaines institutions comme le Parlement de Paris, les us et coutumes, les droits nobiliaires, les franchises…
[12] Autrement dit, on est pasé de la domination, de l'oppression directes à l'aliénation !
[13] Comme chacun le sait, dans le système démocratique, si les votes et les élections pouvaient vraiment changer les choses – et, notamment, l'ordre -, il y a longtemps qu'ils seraient interdits ! Certains anarchistes prônent la participation aux élections locales et, notamment, municipales : ils constituent le courant dit municipaliste.
[14] Mandat impératif et révocable.
[15] Dont on sait qu'il a toujours donné lieu à de savants découpages électoraux de telle sorte qu'il a toujours été plus difficile – voire impossible – pour le peuple d'élire quelques représentants que pour la bourgeoisie d'élire une majorité qui, en toute démocratie, devient… la majorité !
[16] Il l'est toujours avec, par exemple, l'école Bonaventure mais également les centres sociaux, les M.J.C., les structures d'éducation populaire et d'animation de la jeunesse…
[17] Une utopie n'est pas nécessairement… utopiste quand du rêve de quelques uns, voire d'un seul elle devient le projet collectif d'un groupement.
[18] Stirner a sans aucun doute influencé également la critique nietzschéenne de la démocratie.
[19] L'idée proudhonienne de mutuellisme a donc été reprise par le mouvement mutualiste – mutuelles, assurances, banques… - jusqu'à ce que celui-ci, pour une large part (exemple le Crédit mutualiste Agricole) n'ait plus de mutualiste que le nom et soit, en fait, essentiellement… capitaliste !
[20] Sur ce point, Nietzsche rompra avec Stirner !
[21] On retrouve de nombreuses thèses anarchistes dans les œuvres philosophiques d'Engels.
[22] Qui, historiquement, avec, notamment, l'U.R.S.S., ne sera jamais qu'une nouvelle forme de dictature sur le prolétariat !
[23] Libéral et non… libertaire., c'est-à-dire l'État du capitalisme.
[24] Hélas, sa prévision aura été vraie et à quel prix humain !
[25] Au sens d'instituteur, d'enseignant, de pédagogue… et non de… maître dominant.
[26] Compte tenu de l'importance des idées proudhoniennes dans le mouvement anarchiste, il m'a semblé nécessaire de leur accorder une sous-partie, quitte à faire quelques redites.
[27] Dans ce domaine comme dans beaucoup d'autres, à l'évidence, Proudhon fut un génial précurseur !
[28] Cette distinction/séparation de l'action politique et de l'action sociale – et, en particulier, syndicale – est spécifiquement anarchiste par opposition au marxisme-léninisme.
[29] Sous cette forme elle n'est alors plus… le vol !
[30] "La non-violence, disait Gandhi, est vieille comme les montagnes" ; c’est peut-être chez les rishi de l’Inde qu’on en trouverait la toute première formulation (en sanskrit, elle est désignée par le mot ahimsa , refus de nuire). Elle fut prêchée par le Bouddha pour qui toute violence équivaut à accroître le karma . Mô-Tseu, en Chine, déclarait à la même époque : "Tuer un homme pour le bien du monde n’est pas faire le bien du monde. Mais s’offrir soi-même en sacrifice pour le monde, voilà qui est bien"
[31] Même s'il faut plus de courage pour être non-violent que violent ! Même s'il y a plus de grandeur d'âme à être non-violent que violent !
[32] Giono fut d’ailleurs arrêté pour désobéissance civile en 1939.
[33] Cette évolution de la non-violence s'explique aussi par un rupture à toute origine religieuse, par sa laïcisation, son humanisation.