Petit kaléidoscope de l'anarchisme

Ils ont un drapeau noir
En berne sur l'Espoir
Et la mélancolie
Pour traîner dans la vie
Des couteaux pour trancher
Le pain de l'Amitié
Et des armes rouillées
Pour ne pas oublier
Qu'y'en a pas un sur cent et qu' pourtant ils existent
Et qu'ils se tiennent bien bras dessus bras dessous
Joyeux et c'est pour ça qu'ils sont toujours debout
Les anarchistes

(Léo Ferré, Les anarchistes)

*****

Quatrième partie : Anarchisme et nihilisme

Dans l'esprit de beaucoup de personnes anarchisme et nihilisme[1] sont synonymes ; d'autres font une distinction subtile : le nihilisme serait l'anarchisme russe ! Dans les deux cas, la confusion, plus ou moins volontaire, procède d'une autre assimilation, celle de l'anarchisme au terrorisme et, plus précisément, à l'acte violent individuel. Qu'en est-il exactement ?

Vers les années 1887-1888, alors que le développement de la société industrielle se poursuivait à un rythme accéléré sous l’impulsion d’une raison scientifique qui semblait garantir le progrès indéfini de la moralité et de la culture, le philosophe Nietzsche lançait ce cri d’alarme : "Ce que je raconte, c’est l’histoire des deux prochains siècles. Je décris ce qui viendra, ce qui ne peut manquer de venir : l’avènement du nihilisme" (XV, 137, édition Kröner). Le drame annoncé par Nietzsche s’est produit. Quand Freud examine, à la lumière des découvertes psychanalytiques, "le malaise dans la civilisation", ce malaise est un symptôme du nihilisme. D’un autre côté, lorsque Husserl réfléchit sur "la crise de la conscience européenne" et s’inquiète du démantèlement de la rationalité, c’est encore le nihilisme qu’il débusque. L’audience qu’a rencontrée la philosophie dite "existentialiste", avec ses thèmes privilégiés : l’angoisse, la nausée en face de la contingence, la hantise de l’absurde, confirme que l’humanité est entrée dans l’ère des grandes convulsions.

Le mot nihilisme  évoque spontanément les idées de négation, de destruction, de violence, de suicide et de désespoir. Camus a souligné les affinités entre nihilisme et révolte. On devine que cette crise nihiliste procède des événements qui ont, depuis la Réforme et la Renaissance, miné la représentation médiévale, anthropocentrique et théologique, du monde. La proclamation de Nietzsche : "Dieu est mort" traduit cette soudaine prise de conscience que la foi chrétienne a perdu son fondement et que tout notre système de valeurs s’en trouve déséquilibré. On devine également que les horreurs du dernier demi-siècle reflètent l’anxiété morbide qui ronge l’âme moderne et la volonté fanatique d’échapper à cette détresse en imposant, par la force des armes ou la contrainte idéologique, un nouveau système de valeurs capable de redonner un sens à l’existence humaine. Mais on n’arrive pas à former un concept précis du nihilisme en l’absence d’une méditation philosophique radicale. C’est ici que Nietzsche, en tant que prophète et théoricien du nihilisme, apporte à la pensée moderne une contribution d’envergure. Certes, d’autres explications ont pu, depuis, être avancées ; il n’empêche que toute analyse du nihilisme entre dans le sillage de Nietzsche. Car c’est Nietzsche qui, en prouvant l’enracinement du nihilisme dans l’Idéal métaphysique, a ouvert le chemin vers l’essence du nihilisme et donc vers la possibilité de son dépassement.

  1. Le nihilisme, une pensée de la modernité

On peut aller chercher très loin, dans l’histoire et dans la légende, les précurseurs du nihilisme : citer, par exemple, Prométhée, Caïn, rappeler les doctrines d’Épicure et de Lucrèce, la gnose ; plus près de nous, évoquer Sade ou le Méphistophélès de Goethe, dégager le rôle du dandysme et du romantisme. Le mot lui-même se rencontre chez F. H. Jacobi et chez Jean-Paul, qui l’utilise pour caractériser la poésie romantique. Mais il importe surtout de voir que l’esprit de rébellion, l’immoralisme, la justification du meurtre et le défi lancé au monde ne prennent une tonalité nihiliste qu’à partir de la fin du XVIIIème siècle ; c’est dire que le nihilisme, dans son principe, est un phénomène moderne, un phénomène que Paul Bourget, dans ses Essais de psychologie contemporaine, décrivait déjà, en 1885, comme "une mortelle fatigue de vivre, une morne perception de la vanité de tout effort".

En fait, le nihilisme commence à prendre conscience de soi lorsque D. I. Pissarev déclare la guerre aux institutions et à la culture existantes et lorsque V. G. Biélinski a l’audace d’écrire : "La négation est mon dieu". Il en découle le refus de toute autorité qui n’émane pas du jugement individuel. Sous l’influence de Max Stirner, le pressentiment de la catastrophe incita les esprits les plus lucides à chercher refuge dans l’exaltation du moi. Mais derrière ce narcissisme hautain et vindicatif se profile l’ombre de l’absurdité universelle. Tourgueniev, dans Père et fils (1860), imagine le personnage de Bazarov, qui laisse s’épancher une amertume proprement schopenhauerienne : "Nous n’avons à nous glorifier que de la stérile conscience de comprendre, jusqu’à un certain point, la stérilité de ce qui est".  On ne supporte plus le réel, parce que le réel est maintenant privé de justification. La contradiction s’accuse entre l’attente humaine et l’inhumanité du monde. Tout dépend alors de l’attitude que l’on adopte en face de cette découverte. On peut s’abîmer dans une méditation morose sur la vanité de toute vie. Dostoïevski, dans les "Carnets" de Crime et châtiments, note : "Le nihilisme, c’est la bassesse de la pensée. Le nihiliste, c’est le laquais de la pensée". Mais on peut aussi joindre conscience de l’absurde et protestation : dévoilant dans l’injustice sociale la cause du nihilisme, on assume la tâche de détruire le vieux monde afin d’instaurer une nouvelle image de l’homme. Le nihilisme fait se dresser le héros révolutionnaire. Bismarck mesure bien le danger : "Le zèle nihiliste vers la destruction de tout ce qui existe trouve effectivement dans les abus du gouvernement russe une nourriture abondante". 

Mikhail Bakounine aide à comprendre cette relance de la négation en affirmation quand il avertit fièrement que "la passion de la destruction est une passion créatrice". Mais la négativité déploie ses propres conséquences, en deçà des motivations généreuses : l’utopie bakouniniste d’un monde de l’anarchie qui serait la glorification de la liberté absolue, justifie à l’avance, dans la mesure où elle requiert la médiation d’une dictature implacable, les théories d’un Sergheï Netchaïev qui, de l’absolutisation de l’idéal révolutionnaire, déduisait le "tout est permis" où le cynisme des bureaucraties totalitaires puisera une apparence de légitimité rationnelle. Tous les révolutionnaires n’éprouvent pas les scrupules des authentiques martyrs que furent Ivan Kaliaïev et Voinarovski. Déjà, chez Tkatchev, on glisse à une conception militaire du socialisme, où le nihilisme se pare des prestiges fallacieux du rendement et de l’efficacité. Le terrorisme étatique est bien fils du nihilisme.

Le fou qui, dans Le Gai Savoir de Nietzsche, apostrophe les passants, une lanterne à la main, en criant : "Je cherche Dieu !" et qui, blessé des moqueries de ses auditeurs, leur jette au visage l’accusation : "Nous sommes tous les assassins de Dieu" est un héros nihiliste. Il proclame "la mort de Dieu", c’est-à-dire que "la croyance au dieu chrétien est tombée en discrédit" (V, 271). Certes, pour les esprits bien trempés, cet événement marque l’abolition des anciens dogmes, donc l’émancipation de l’homme, qui recouvre l’exercice de ses vertus créatrices si longtemps aliénées en Dieu. Mais puisque la mort de Dieu, représentée symboliquement, est aussi un meurtre, auquel a poussé la volonté de vengeance (on reconnaît là le drame du "plus hideux des hommes" mis en scène dans Ainsi parlait Zarathoustra ), elle est hypothéquée par de dangereuses équivoques, qui ne manquent pas de développer leurs conséquences funestes : l’homme, affronté à ce vide, ne sera-t-il pas tenté, à l’exemple de Kirilov, un des "possédés" de Dostoïevski, de se déifier lui-même par un suicide de provocation et de blasphème ? Ou encore, ne se précipitera-t-il pas dans une agitation furieuse, comme celle qui mobilise autour d’une prétendue Grande Idée – en vérité simple baudruche idéologique – les membres de l’Action parallèle et son animatrice Diotime, dans le roman de Robert Musil, L’Homme sans qualités ? La surenchère morale n’est-elle pas un narcotique précieux pour se dissimuler l’inanité d’un monde déserté par le divin ? Hermann Broch a dépeint avec une rare maîtrise toute la gamme des ivresses frelatées et des capitulations plus ou moins ignominieuses que provoque l’irruption du nihilisme. Le Huguenau des Somnambules, criminel qui "achève naïvement son rêve d’enfance dans la réalité", préfigure le Marius du Tentateur chez qui le crime revêt la sauvagerie préhistorique d’un sacrifice rituel. On débouche alors inéluctablement sur la trilogie du nazisme dénoncée par Rauschning dans sa Révolution du nihilisme : "La mort de la liberté, la domination de la violence et l’esclavage de l’esprit". Devant une telle désolation, comment ne pas se souvenir de l’avertissement de Nietzsche : "Si nous ne faisons pas de la mort  de Dieu un grand renoncement et une perpétuelle victoire sur nous-mêmes, nous aurons à payer pour cette perte" (XII, 167) ?

  1. Le nihilisme : le néant de l’Idéal et de l'Idéel

Que recouvre le mot "Dieu" dans la proposition "Dieu est mort" ? Nietzsche l’explique : Dieu est la dénomination de l’être dans la philosophie occidentale et il cautionne un idéalisme métaphysique pour lequel l’être désigne une réalité intelligible, identifiée au Bien absolu et située au-delà du monde sensible. Or, la spéculation idéaliste, si elle a triomphé historiquement avec le christianisme, "ce platonisme pour le peuple", n’avait jamais complètement comblé la fissure entre le réel et cet être en-soi paré de toutes les perfections. Le nihilisme coïncide très exactement, selon Nietzsche, avec la découverte que cette contradiction trahit une fatale erreur d’interprétation ; l’être-idéal n’est, en vérité, qu’un pseudo-fondement, un nihil qui frappe de nullité toutes les valeurs qu’on lui accroche. Le sentiment de l’absurde exprime alors notre désenchantement en présence d’un monde dont l’inhumanité est scandaleuse pour une conscience éduquée selon des canons moraux anthropomorphiques. "Le nihilisme radical, c’est la conviction que l’existence est absolument intenable, si on la compare aux valeurs les plus hautes que nous connaissions ; il s’y ajoute cette constatation que nous n’avons pas le moindre droit de supposer un au-delà ou un en-soi des choses qui serait "divin", qui serait la morale incarnée" (XV, 145). Le nihilisme est l’aveu lucide que l’ancien fondement métaphysique des valeurs, l’être identifié à dieu, n’est qu’une fabulation autour du néant : "Si un philosophe pouvait être nihiliste, conclut Nietzsche, il le serait parce qu’il trouve le néant derrière tous les idéaux" (VIII, 139-140).

Appliquant une nouvelle méthode critique, la méthode généalogique, qui consiste à détecter, sous les arguments rationnels, les articles de croyance ou" valeurs", puis, en deçà des valeurs, le type de vie qui en use pour dominer, Nietzsche impute à un phénomène de déchéance vitale, qu’il nomme la Décadence, la responsabilité de la crise nihiliste. Le nihilisme est l’"idéologie" ou encore la "morale" de cette espèce d’hommes qui a besoin des chimères idéalistes pour se consoler de son impuissance à maîtriser le devenir, les contradictions, la douleur inhérents à la réalité véritable. La décadence correspond à l’une des possibilités de la volonté de puissance, qui se manifeste soit comme volonté de vie, soit comme volonté du néant. Or la décadence a submergé les instincts de vie et a établi le règne universel de sa morale idéaliste, provoquant la domestication des tempéraments d’élite, le nivellement de la hiérarchie naturelle, la falsification cauteleuse des faits, la prépondérance des impératifs grégaires, la calomnie du corps et, au bout du compte, l’enlaidissement nihiliste du monde.

Comment a-t-elle pu obtenir ce résultat ? Par une méthode expéditive qui consiste à détourner les catégories logiques de leur fonction propre (valeurs au service de la vie, selon les points de vue où s’exprime le perspectivisme de la volonté de puissance) en les hypostasiant au-delà du monde sensible à titre de vérités absolues. La décadence construit de cette manière la fiction d’un monde "inhumain et dénaturé" et c’est précisément ce "néant céleste" (VI, 43) qui allume l’incendie du nihilisme.

Mais, pour que le néant soit démasqué, il faut d’abord que se produise une mutation à l’intérieur de la morale décadente. La véracité ne triomphe du vieux mensonge idéaliste qu’à partir du moment où, selon une impulsion authentiquement dialectique, la morale se surmonte elle-même, engendrant la passion de la connaissance et la probité intellectuelle. Cependant, il ne suffit pas d’avoir l’audace de renier le mensonge métaphysique, il faut accumuler la force apte à bâtir un nouveau monde, œuvre de la volonté de puissance ascendante, et cela n’est concevable que si la décadence, qui apporte avec elle l’esprit (Geist), le sens du négatif et de l’intériorité, se conjugue avec les types de volonté de puissance préservés de la contamination nihiliste, pour produire "l’esprit libre", tel que le souhaite Nietzsche, c’est-à-dire unissant "à la supériorité intellectuelle la santé et la surabondance des énergies" (XVI, 307), ou, selon une splendide formule, "un César romain qui aurait l’âme du Christ" (XVI, 353).

La victoire de la véracité, derechef, ne doit pas entraîner la folle surestimation de la puissance du vrai. On s’aperçoit, en effet, que l’Idéalisme métaphysique sanctionne la présomption de l’homme qui confond abusivement la vérité avec le Bien, selon les sollicitations de son désir. On veut croire en un être qui, d’être vrai, mériterait d’être adoré comme Dieu. Or la mystique de la vérité cache le fanatisme du néant, et la volonté inconditionnelle du vrai n’est qu’une ruse de la pulsion de mort : tuer la vie – par la connaissance ! Aussi la compréhension du nihilisme dans son essence exige-t-elle qu’on plaide en faveur du mensonge utile à la vie, qu’on prenne la défense de l’illusion dans la mesure où elle stimule la volonté de puissance créatrice ; on échange donc le mensonge idéaliste de la morale contre cette illusion délibérée pour laquelle la véracité elle-même porte témoignage et que Nietzsche nomme l’Art. De sorte que, si le nihilisme est le fanatisme de l’Absolu, on s’affranchit du nihilisme par cette provocation du "rien n’est vrai, tout est permis", qui, assignant une limite à l’exigence de la véracité, protège les droits de l’art, ce maître de la vie elle-même. On surmonte le nihilisme grâce à un extrémisme esthétique enseignant « qu’il n’y a pas de vérité ; qu’il n’y a pas de nature absolue des choses, de "chose en soi". Ce n’est là que du nihilisme et du plus extrême. Il place la valeur des choses justement dans le fait qu’il n’y a aucune  réalité qui corresponde ou qui n’ait jamais correspondu à ces valeurs, mais qu’elles sont au contraire un symptôme de force chez le créateur de valeurs, une simplification "utile à la vie" (XV, 152).

  1. La logique nihiliste

Ayant dégagé l’essence du nihilisme, Nietzsche retrace l’histoire du nihilisme européen suivant les étapes de sa radicalisation.

Prélude au nihilisme, le pessimisme  traduit le dégoût de l’action, le vertige de l’absurde, l’exaspération morbide de la pitié. La métaphysique de Schopenhauer est la théorie de ce pessimisme ; elle prêche la sainteté, ou négation du vouloir-vivre par l’ascèse. Thomas Mann, dans Les Buddenbrooks, a décrit la déception paralysante qui accompagne la découverte que notre monde est "le pire des mondes imaginables". Encore cette lucidité est-elle éphémère. Un réflexe de panique jette le pessimiste dans la recherche affolée d’une compensation, qui caractérise le nihilisme incomplet. Un certain militantisme, un certain athéisme cramponné aux valeurs morales, le scientisme, le socialisme enfin : autant d’essais fébriles pour "échapper au nihilisme, sans renverser les anciennes valeurs". Tout spécialement, Nietzsche redoute que, sous le couvert de son optimisme moral, le socialisme n’instaure la domination du Dernier Homme, ce parasite de la vie à l’abri d’une société égalitaire, qui fait du bonheur, gagé sur la technique, sa nouvelle idole. Le nihilisme passif surgit alors, pour relever le défi de la lucidité intransigeante. Il refuse les expédients du nihilisme incomplet, mais, par manque d’énergie, il pousse la probité intellectuelle jusqu’au pur négativisme : "Tout est faux !" Sur cette constatation lugubre, on croit en finir avec l’angoisse, on n’aspire plus qu’au repos, à l’oubli, à une espèce de bouddhisme de la torpeur. Les forces restées intactes s’insurgent contre une telle démission. Elles s’enflamment à la perspective d’un anéantissement universel. Le nihilisme devient volontarisme terroriste. Les esclaves révoltés "veulent eux aussi exercer la puissance, en obligeant les puissants à être leurs bourreaux" (XV, 185). Fête sinistre de la volonté de puissance décadente qui essaie de se procurer une ultime jouissance dans les spasmes du meurtre et du sacrifice. C’est le nihilisme actif.

Seule une décision qui maîtrise toutes les conséquences du nihilisme peut arracher l’humanité à la catastrophe. Cette décision inaugure un pessimisme héroïque, ou pessimisme de la force dans le style grec, que Nietzsche appelle un "nihilisme extatique" ou "classique". On se propose de couper aux décadents toute retraite vers des consolations chimériques, afin de contraindre l’humanité à se dépasser vers le surhomme. L’homme est destiné au surhomme dès l’instant où il découvre, à la lumière du nihilisme, qu’il n’a pas d’essence préétablie mais que la définition de son être doit jaillir de sa propre volonté de puissance démiurgique. "Tous les dieux sont morts, ce que nous voulons à présent, c’est que le Surhumain vive !" (VI, 115.) Il faut alors "philosopher à coups de marteau" : briser les idoles, fracasser les vieilles valeurs métaphysiques, sanctifier le corps, engager une "grande politique" qui désavoue les rêveries égalitaires, dissipe les mirages de l’État, bafoue les plaisirs moroses de la société de consommation. Le marteau que Nietzsche confie aux mains du philosophe de l’avenir, c’est la doctrine du Retour Éternel. Doctrine éminemment sélective, puisqu’elle pousse les faibles au suicide, en enseignant : tout se répète, donc seule une vie qui, à chaque instant, adhère d’un élan dionysiaque au monde réel peut gagner sa justification et transmuter l’absurde en jubilation créatrice. Plus de tergiversations, de dérobades, de fuites vers les arrière-mondes, de dualisme moral ! Un immoralisme constructif brasse tous les contraires, tire la raison de l’instinct et les vertus des passions les plus explosives. Le néant du nihilisme est exorcisé par la ferveur d’une véracité qui réconcilie, dans la puissance, les valeurs du savoir et les valeurs esthétiques de la vie.

  1. Le nihilisme après Nietzsche

Les philosophes d’obédience marxiste qui ont ouvert le dialogue avec la pensée nietzschéenne ne pouvaient pas, bien entendu, entériner sa critique du socialisme et pas davantage les solutions qu’elle suggère à la crise nihiliste ; ils inclinent plutôt à voir dans ses explications les reflets idéologiques d’une situation de classes et cherchent donc, dans la ligne du matérialisme dialectique, à expliquer l’irruption du nihilisme par les luttes de classe et les contradictions entre forces productives et rapports de production qui déchirent la société bourgeoise. Ainsi, aux yeux de György Lukàcs, la philosophie nietzschéenne étant "la morale de la classe dominante", ses concepts majeurs ont pour fonction objective de légitimer l’exploitation du prolétariat par le capitalisme. Le mythe du surhomme serait alors une apologie de la "brute blonde" livrée à ses instincts : la volonté de puissance, la formulation idéologique de l’oppression bourgeoise dans sa phase ultime, celle de l’impérialisme. Enfin, le nihilisme, s’il est correctement décrit par Nietzsche, serait le symptôme de la décrépitude qui frappe les idéaux bourgeois. Le néant du nihilisme n’a aucun contenu ontologique ; il traduit, au niveau des représentations subjectives, la contradiction réelle dont la bourgeoisie est en train de mourir.

La seule issue authentique est donc la révolution prolétarienne. Et, sans nul doute, la critique marxiste a raison d’éclairer ce que Nietzsche laisse dans l’ombre  : les conditions économico-sociales du nihilisme. Mais elle ne réfute qu’une caricature de nietzschéisme. Et tant qu’elle n’aura pas intégré la problématique nietzschéenne de la vérité et de l’illusion, elle ne pourra parer l’objection décisive que lui adresse Nietzsche : d’être un nihilisme incomplet.

Quant à Heidegger, il accorde à l’analyse du nihilisme par Nietzsche une signification cruciale : "Le nihilisme, indique-t-il, est le mouvement universel des peuples de la terre engloutis dans la sphère de puissance des Temps modernes".  Mais il estime que Nietzsche, loin de surmonter le nihilisme, l’a porté à son achèvement, parce qu’il n’a jamais pu saisir l’essence intime de la métaphysique, dont le nihilisme procède. La preuve en est, selon Heidegger, que les concepts nietzschéens sont tous marqués du sceau de la métaphysique : volonté de puissance et Retour éternel sont définis, en fonction de la dualité spécifiquement métaphysique de l’essentia et de l’existentia, tandis que, de son côté, le thème du surhomme est l’expression paroxystique de la "subjectivité" de l’homme en tant qu’animal raisonnable, conformément à la conception d’Aristote. Simplement, la hiérarchie des termes est inversée, c’est désormais l’animalité qui s’exhibe dans le déchaînement des instincts, de même que, par l’effet du retournement du platonisme, la réalité sensible vient occuper la place tenue par le monde intelligible. La méditation nietzschéenne reste ainsi inféodée au destin de la métaphysique, qui requiert l’objectivation illimitée de l’"étant " afin de garantir à la subjectivité humaine et à sa "représentation" la domination absolue. Rien d’étonnant, alors, si cette subjectivité, encore cachée dans le thème platonicien de l’Idée, s’affirme chez Nietzsche volonté de puissance, puisqu’il appartient à la nature de cette subjectivité de revendiquer un pouvoir inconditionnel et que la volonté de puissance, précisément, est la volonté qui se veut elle-même dans le cercle du Retour. La métaphysique nietzschéenne de la vie relaie la métaphysique de l’esprit qui avait, chez Hegel, capté le sens du cogito cartésien et de la raison pratique kantienne. De ce point de vue, la volonté de puissance manifeste le sens métaphysique de la technique moderne, ainsi qu’en témoignent, tout spécialement, deux œuvres d’Ernst Jünger, La Mobilisation totale et Le Travailleur, dans lesquelles Heidegger reconnaît la pensée extrême du nihilisme actif guidée par ce concept nietzschéen de la volonté de puissance.

Ultime confirmation : Heidegger insiste sur le fait que Nietzsche traite toujours le néant du nihilisme comme un néant de valeur, et non comme un néant d’être. Ou, plus subtilement, Nietzsche n’appréhende que le néant qui se donne dans l’expérience de la non-valeur, c’est-à-dire le néant qui concerne "l’étantité de l’être", et jamais le néant authentique que Heidegger réfère à la vérité de l’Être dont il serait ainsi le "voile". C’est pourquoi, également, Nietzsche manque le sens de l’illusion qui dissimule l’être, il s’obstine à fixer le statut de l’illusion à partir d’une analyse de l’Art, maintenant par là sa réflexion dans l’orbite du platonisme.

Pour vaincre le nihilisme, Heidegger suggère de renoncer à toutes les catégories métaphysiques et de questionner inlassablement vers l’Être. Car il s’agit de penser, non point (à l’exemple de la métaphysique) l’être de l’étant, ou la totalité des étants, ou l’Étant suprême appelé Dieu, mais la "vérité de l’être" dans sa différence avec l’étant, différence que Heidegger nomme le Pli. À cette condition seule, on arrachera à la métaphysique le secret de sa puissance nihiliste, qui est d’être l’histoire de "l’oubli de l’être".

  1. Nihilisme et anarchisme

A ce nihilisme philosophique, s'ajoute un autre nihilisme, politique celui-ci.

Dans son acception politique, le terme de nihisme a été employé pour la première fois en 1862 par Tourgueniev dans son roman Père et fils pour caractériser l'"homme nouveau" qu'il décrivait en Bazarov, son héros.

A la fin du XIXème et au début du XXème  siècles, dans les salons artistiques russes[2] et, plus précisément de Saint-Pétersbourg et de Moscou, une certaine intelligentsia, fondant son anarchisme individualiste sur l'analyse et la critique stirnériennes, prône la violence et, plus particulièrement, le terrorisme non pas tant comme acte insurrectionnel ou susceptible de susciter une insurrection populaire comme préalable à la Révolution que comme acte individuel de révolte contre l'ordre – politique, religieux, moral… - établi et comme affirmation de soi. Fortement imprégné de mysticisme, chargé de l'intensité émotionnel du désespoir et du sentiment de l'absurde[3], cette théorisation de la violence ne s'inscrit ni dans la logique d'une action politique et, singulièrement sociale, ni dans celle d'une organisation – parti, groupe… -. Elle ne correspond pas non plus à un quelconque projet politique. D'une certaine manière, elle préfigure l'acte gratuit du dadaïsme et du surréalisme.

Très rapidement, le pouvoir tsariste a vu l'intérêt qu'il avait à manipuler, voire même orchestrer ce mouvement pour légitimer a posteriori, puis a priori sa répression des véritables mouvements révolutionnaires et, en particulier, du mouvement anarchiste en procédant à l'assimilation simpliste : anarchisme = nihilisme = terrorisme.

Toujours en Russie, cette même époque est la montée en puissance de la contestation radicale du régime du tsar Alexandre II. Accueilli à son avènement avec faveur par le peuple et l'intelligentsia, après le règne rigoureux de son père Nicolas Ier, le nouvel autocrate ne put aller au bout de ses promesses de libéralisation du système. Se multiplient alors en Russie les ouvrages d'économistes comme Tchernychevski, de critiques comme Dobrolioubov, de savants comme Lavrov et Kropotkine, qui remettent en question les bases mêmes de la société. Ils prônent tous l'individualisme le plus absolu, l'affranchissement de l'homme de toutes les sujétions et de tous les dogmes, de la religion, du gouvernement, de la morale, de la famille. Ce mouvement a été fortement marqué par le courant positiviste, dont les conclusions n'avaient point de caractère "subversif".

Par ailleurs, l'Empire russe enregistre de sérieux revers à l'extérieur : en 1855, c'est la défaite en Crimée ; en 1863, la Pologne se soulève…

À partir de 1870, les nihilistes intellectuels se rapprochent des milieux révolutionnaires et, singulièrement, anarchistes. Après avoir fait admettre leur point de vue selon lequel, compte tenu de la situation particulièrement arriérée, aux plans politique, économique et intellectuel de la Russie, seul le terrorisme peut allumer la mèche de la Révolution, ils passent aux actes : une action violente à forme essentiellement d'attentats individuels[4]. En même temps, ils se structurent en réseaux (clandestins) et, lors du Congrès (clandestin) de Zgierg en 1879, une véritable théorie de la violence révolutionnaire est élaborée même si, aussitôt, au plan organisationnel, deux tendances se distinguent et s'opposent : l'une dite centralisatrice, l'autre dite fédéraliste.

Au terme d'une série d'attentats, à partir de 1877, 50 nihilistes sont jugés à Moscou, ce qui, à titre de représailles enclenche une nouvelle vague d'attentats terroristes. Les procès, suivis de pendaisons et de déportations nombreuses en Sibérie, déciment les rangs des révolutionnaires.

Le 1er mars 1881, Alexandre II, qui avait échappé à deux précédents attentats, tombe sous les bombes de Ryssakov et de Grimevitzki. La répression s'intensifie à un point tel que le comité exécutif du mouvement nihiliste, presque totalement décimé, propose une trêve au nouveau tsar. Les violences disparaissent alors, en même temps que s'affaiblit l'organisation. La dernière manifestation nihiliste sera un attentat manqué contre la famille impériale en octobre 1888[5]..

Ainsi, du point de vue politique, anarchisme et nihilisme, en Russie, ne se sont confondus que pendant une courte période jusqu'à l'abandon de la violence individuelle et, plus particulièrement, du terrorisme comme arme révolutionnaire[6]. Il en sera de même dans le reste du monde même si dans les pays ayant connu le terrorisme individuel le terme de nihilisme n'a jamais été vraiment été substitué à celui d'anarchisme.

La véritable – et, en fait, unique – dimension du nihilisme est philosophique: il est le constat radical de l'effondrement, non moins radical, de la philosophie occidentale telle qu'elle a été instituée par la métaphysique de Platon et d'Aristote et son prolongement augustin – le christianisme -. Ce constat, fait sous les coups de butoir de l'Histoire et, notamment, des différents mouvements révolutionnaires et contre-révolutionnaires ayant ponctué le XIXème siècle, des progrès des sciences et des techniques ainsi que de l'essor et de l'expansionnisme triomphant du capitalisme, est l'acte de décès de dieu[7]. Il est aussi l'acte de naissance d'une nouvelle conception philosophique de la vie qui considère que l'échelle traditionnelle des valeurs (bien, mal, justice, charité, etc.) repose sur le ressentiment des faibles et des esclaves et qu'une Umwertung der Werte (un "changement du monde", une "transvaluation des valeurs") doit être effectuée pour que la volonté de puissance du Surhomme – le nouvel homme, l'homme vrai – puisse enfin se réaliser.

Ces considérations philosophiques, volontairement mal interprétées ou inconsciemment mal comprises, ont donné lieu aux pires excès avec le racisme de Gobineau[8] et  le nazisme[9]. En outre, même si au désespoir du nihilisme politique russe elles opposent, d'une certaine manière, un progressisme qui, dans le prolongement d'une certaine dérive scientifique – le positivisme, le scientisme – et un volontarisme opératoire, restent essenciellement religieux, il est évident que, ne constituant en aucune manière, un projet politique fondée sur une conception humaniste, elles n'ont rien à voir avec l'anarchisme qui est une conception humaniste de la vie, une éthique, un projet politique de transformation sociale, une théorie et une méthodologie de l'action, un mouvement politique, une analyse du passé, une critique du présent et une anticipation volontariste de l'avenir…

 

Ici on arrive non ni à la fin, ni à un début mais… au mouvement de la continuité, au mouvement dans le changement, au mouvement en… mouvement



[1] Nihilisme, du latin nihil, "rien".

[2] Qui, bien entendu, sont coupés de toute assise populaire et très loin des réalités des mondes ouvriers et paysans !

[3] L'âme slave ?

[4] C'est-à-dire contre des personnes.

[5] Parmi les survivants à la répression tsariste, les centralisateurs finiront par rejoindre les bolcheviks tandis que les fédéralistes resteront anarchistes et subiront ensuite la répression bolchevique.

[6] A cette violence individuelle sera préférée la violence collective de la grève générale comme préalable insurrectionnel à la destruction de l'État.

[7] Nietzsche : "Dieu est mort".

[8] Arthur Joseph dit comte de Gobineau, 1816 – 1882, auteur de l'Essai sur l'inégalité des races humaines (1853-1855) qui fut l'un des deux ouvrages de référence  – l'autre étant la Bible – sur lesquels Hitler s'est fondé pour écrire son Mein Kampf.

[9] L'avènement du surhomme étant celui de l'aryen.


  Pour revenir à la partie précédente

Pour revenir à la rubrique "Divers" :

Pour revenir au Plan du site :

Pour revenir à la page d'accueil :