Quelques portraits anarchistes

Il n'est pas du tout dans mon intention de faire une galerie complète de portraits d'anarchistes – ce serait d'ailleurs outrageant qu'un libertaire veuille enfermer tous les libertaires dans une galerie – mais de donner quelques repères sur quelques anarchistes et quelques personnes qui, d'une manière ou d'une autre, ont traversé ou rencontré l'anarchisme. Ou l'ont…trahi.

Certains orthodoxes ne manqueront pas de s'étonner de telle ou telle présence et/ou de telle ou telle absence ou bien encore de telle ou telle relation : à ces ayatollah, talibans, fous de dieu, opusiens, inquisiteurs… je dirai que :

         l'anarchisme n'est pas unique mais multiple – à la limite, il y a autant d'anarchismes qu'il y a d'anarchistes -

         s'il s'érigent en gardien d'une foi – voire de la foi -, alors ils ne sont pas des libertaires mais des… croyants, des croyants de la pire espèce : des intégristes

         je crache sur leur foi – comme je crache sur toutes les fois et les invite à en faire de même s'ils veulent vraiment être ce qu'ils prétendent : des libertaires

 

ARRABAL Fernando (1932) : Arrabal est né à Melilla, dans le Maroc espagnol, sous la république. Son père, officier de carrière, est du reste connu pour ses opinions républicaines. Dès le début du soulèvement de l’armée d’Afrique, en 1936, ce dernier est arrêté puis condamné à mort. Sa peine sera commuée en trente ans de prison, mais il mourra en 1942, lors d’"une tentative d’évasion". Fernando n’oubliera jamais le destin de son père. D’autant plus que sa mère, par crainte du régime, cache les portraits de son mari, qu’elle dénonce auprès de son fils comme irresponsable.

Après la fin de la guerre civile, Arrabal vient avec sa mère à Madrid, en 1940. Il y vit une enfance puis une adolescence pauvres, assez cahotiques. Il écrit sa première pièce, Pique-nique en campagne  en 1952. Celle-ci sera suivie du Tricycle (1953), qui remporte en 1954 le prix du Théâtre d’essai.

Cette même année, Arrabal émigre en France. Il subit les conséquences de son enfance malheureuse et doit passer deux ans en sanatorium. Il rencontre une Française, Luce Moreau, qui, dit-il, lui donne la possibilité d’écrire en français. En 1958 paraît en France un premier volume de pièces réunissant notamment Fando et Lis et Le Cimetière des voitures. Tous les thèmes d’Arrabal y sont déjà présents. La représentation théâtrale est considérée comme une cérémonie au cours de laquelle auteur, comédiens et spectateurs exorcisent leurs démons intimes. Les personnages sont tour à tour bourreaux et victimes. Sadisme, sexe, blasphèmes sont les moteurs principaux d’une œuvre assez répétitive et abondante. Quelques titres émergent : L’Architecte et l’Empereur d’Assyrie (1967), Le Jardin des délices (1969), Et ils passeront des menottes aux fleurs (1970), Le Roi de Sodome (1979). Mais, peu à peu, la provocation devient cliché, la violence tourne au kitch. L’œuvre d’Arrabal s’essouffle après la fin des années 1965-1975, qui avaient marqué une période de contestation tant politique que culturelle. En 1988, il crée La Traversée de l’empire au théâtre de la Colline, à Paris. Arrabal a tenté de théoriser ses conceptions théâtrales et artistiques avec le mouvement Panique. Celui-ci a regroupé, entre 1960 et 1963, une dizaine de peintres, d’écrivains et de cinéastes, parmi lesquels Roland Topor, Jacques Sternberg et Alejandro Jodorowski, qui voulaient retrouver le souffle du surréalisme. Plus qu’une école artistique, Panique voulait définir une "manière d’être".

Romancier (L’Enterrement de la sardine, 1961 ; Fêtes et rites de la confusion, 1967), Arrabal s’est également laissé tenter par le cinéma. On retient notamment Viva la muerte (1971), film autobiographique inspiré d’un premier roman paru en 1959 : Baal Babylone, et J’irai comme un cheval fou (1973).

En 1984, répondant en quelque sorte à sa première Lettre au général Franco publiée quelques années avant, il écrit la Lettre à Fidel Castro, dans laquelle il se livre à une attaque en règle contre le régime castriste, dénonçant la dictature et la domination "raciste" d’une poignée de Blancs sur les populations d’origine.

AUB Max (1903-1972) : Écrivain espagnol, né à Paris. Des poésies, un roman, Luis Álvarez Petrena, 1934, plusieurs pièces de théâtre, Narciso, 1928, Teatro incompleto, 1931, Espejo de avaricia, 1935 ("Miroir d’avarice") marquent les débuts d’Aub. Après avoir combattu pour la République, il est enfermé dans un camp français, déporté en Algérie et émigre au Mexique (1942). C’est là qu’il écrit une œuvre abondante. Le style a gardé ses chatoiements, son exubérance, sa virtuosité parfois trop délibérée ; l’inspiration s’enrichit de préoccupations humaines, sociales, politiques. Outre plusieurs œuvres théâtrales et des essais critiques, on retiendra, parmi son œuvre romanesque, une trilogie sur la guerre civile : El Laberinto mágico (1943-1951), un roman sur l’avant-guerre, Las Buenas Intenciones (1959) et, surtout, Jusep Torres Campalans (1958), son chef-d’œuvre, biographie imaginaire d’un peintre, où l’on retrouve des aspects de Picasso ; Max Aub y évoque, avec une grande précision technique, les problèmes de l’art contemporain du début du siècle.

BABEUF François-Noêl dit Gracchus (1760-1797), le premier dans la Révolution française, surmonta la contradiction, à laquelle s’étaient heurtés tous les politiques dévoués à la cause populaire, entre l’affirmation du droit à l’existence et le maintien de la propriété privée et de la liberté économique. Par la pensée et par l’action, il dépassa son temps, il s’affirma l’initiateur d’une société nouvelle.

L’expérience paysanne picarde paraît autrement décisive dans la formation de la pensée babouviste. Né en 1760 à Saint-Quentin, d’un commis des gabelles et d’une servante illettrée, François-Noël (dit Gracchus) Babeuf se fixe à Roye, dans le Santerre, pays de grandes cultures. Dans ces campagnes picardes s’affirmaient à la fin de l’Ancien Régime d’importants changements économiques et sociaux : essentiellement, la "réunion" des fermes et le développement des manufactures. Toujours vivaces, unies pour la défense de leurs traditions communautaires et de leurs droits collectifs, les communautés rurales soutenaient une âpre lutte contre la concentration des exploitations aux mains des grands fermiers capitalistes. Commissaire à terrier et feudiste, spécialiste du droit féodal, Babeuf acquiert au cours des années 1780 une expérience directe de la paysannerie picarde, de ses problèmes et de ses luttes. C’est sans doute à ce contact que, dès avant la Révolution, il est porté vers l’égalité de fait  et le communisme.

En 1789, Le Cadastre perpétuel permet de faire le point de l’expérience picarde de Babeuf. Il constate que l’inégalité sociale résulte de la concentration des propriétés, qui multiplie le nombre des salariés et entraîne la baisse des salaires ; il critique âprement l’héritage. Il penche vers la loi agraire, c’est-à-dire le socialisme des "partageux" suivant l’expression de 1848 ; le détenteur ne peut aliéner son lot, qui, à sa mort, fait retour à la communauté. Cependant, dans un mémoire de 1785 sur les grandes fermes et dans une lettre de juin 1786 à Dubois de Fosseux, secrétaire de l’académie d’Arras, Babeuf semble avoir pressenti les inconvénients, pour la production, du partage égal des propriétés qui fait de tout paysan un petit producteur indépendant. Il prévoit, en effet, l’organisation de "fermes collectives", véritables "communautés, fraternelles": "50, 40, 30, 20 individus viennent à vivre en associés sur cette ferme autour de laquelle, isolés qu’ils étaient auparavant, ils végétaient à peine dans la misère, ils passeront rapidement à l’aisance". C’était déjà la communauté des travaux. Ainsi, dix ans avant la "conspiration pour l’Égalité", Babeuf posait non seulement le problème de l’égalité réelle des droits et donc de la répartition, mais aussi celui de la production, prenant nettement parti pour l’exploitation collective : "Émietter le sol par parcelles égales entre tous les individus, c’est anéantir la plus grande somme des ressources qu’il donnerait au travail combiné". Ce projet reflète sans conteste l’actualité sociale des campagnes picardes ; il constitue l’un des maillons indispensables à la compréhension de l’itinéraire idéologique de Babeuf.

La participation de Babeuf au mouvement agraire picard en 1790-1792 constitue sa première grande expérience de lutte révolutionnaire. Élargissant l’horizon d’une action nécessairement localisée, il formule un programme agraire cohérent qui répondait incontestablement aux revendications des masses paysannes. Il dénonce "la prétendue suppression du régime féodal" par les décrets des 5-11 août, dès 1789, et avec obstination jusqu’en 1792 : "Que la prétendue abolition répétée si souvent dans les décrets de l’Assemblée constituante n’existait que dans les mots, que la chose en elle-même était conservée dans son entier". Il réclame non seulement l’abolition totale des redevances féodales, sans indemnité, mais, en outre : la confiscation de toutes les propriétés seigneuriales ("Que les fonds attachés aux fiefs et aux seigneuries soient dès ce moment en vente", février 1791) ; l’arrêt de la vente des biens du clergé et leur distribution aux paysans "mal aisés" sous forme de baux à long terme (mai 1790) ; le partage des communaux non en propriété, mais en usufruit, et, finalement, la loi agraire.  On a souvent souligné, chez les robespierristes, l’absence de politique agraire efficace ; il en fut de même pour les Enragés et pour le groupe cordelier habituellement dit "hébertiste". Seul Babeuf, au contact des réalités picardes, sut concevoir un programme qui eût donné satisfaction aux sans-culottes des campagnes.

L’expérience révolutionnaire fut décisive dans le développement du système babouviste. La "Déclaration de 1789" a proclamé l’égalité des droits : il apparaît bien vite qu’elle n’est qu’une chimère lorsqu’au cœur de la Révolution se pose la question des subsistances et donc du pain quotidien. Dès lors, instinctivement et comme à tâtons, se lient chez Babeuf la revendication communiste et l’activité politique quotidienne. Les idées communistes de Babeuf ne constituent pas, comme le voudrait Albert Mathiez, "un fronton rapporté", un accessoire intéressant peu sa vraie politique. Elles forment, au contraire, le pivot sur lequel s’ancre Babeuf ; elles animent non seulement la conspiration, mais aussi son action révolutionnaire de 1789 à 1794. "Tête tacticienne", a-t-on dit de Babeuf, tête théoricienne aussi.

À travers ces péripéties et ces luttes quotidiennes, Babeuf gardait toujours en vue le "but concerté", l’égalité parfaite.  Il ne veut pas se démasquer prématurément, il s’en explique dans sa lettre à Coupé de l’Oise, du 10 septembre 1791 : "Je le redis aussi de nouveau, ce ne serait point là les intentions qu’il faudrait d’abord divulguer". La loi agraire est un cheminement vers le but. "Qui peut tenir à une égalité nominale ?" s’écrie Babeuf le 20 août 1791, et dans sa lettre du 10 septembre : "[...] De là obligation et nécessité de donner la subsistance à cette immense majorité du Peuple qui, avec toute sa bonne volonté de travailler, n’en a plus. Loi agraire, égalité réelle [...]. De tout cela va nécessairement découler [...] la réclamation des premiers droits de l’homme, par conséquent du pain honnêtement assuré à tous : loi agraire". 

Le passage de Babeuf à l’administration parisienne des subsistances au printemps et à l’été de 1793, plus encore la réflexion sur la politique économique et sociale dirigiste du gouvernement révolutionnaire lui démontrèrent la possibilité pratique d’une distribution égalitaire. Nouvelle expérience qui marque une étape nouvelle vers le "but concerté" jamais perdu de vue. C’est à cette date que Babeuf esquisse une Législation des sans-culottes ou l’égalité parfaite.  Le 15 pluviôse an II (3 février 1794), il écrit à son fils : "Démontrer en même temps qu’il est probable que le peuple français conduira sa révolution jusqu’au terme heureux de ce système d’égalité parfaite". Diriger la Révolution vers ce but, c’est la mission que Babeuf s’assigne ; parlant de ses enfants en avril 1793 : "J’espère leur faire voir un père que l’univers entier bénira et que toutes les nations, tous les siècles regarderont comme le sauveur du genre humain". On ne saurait négliger cet aspect messianique du tempérament de Babeuf.

Comme les sans-culottes, comme les jacobins, Babeuf proclame que le but de la société est le bonheur commun ; la Révolution doit assurer entre tous les citoyens l’égalité des jouissances. Mais la propriété privée introduisant nécessairement l’inégalité, et la loi agraire, c’est-à-dire le partage égal des propriétés, ne pouvant "durer qu’un jour" ("dès le lendemain de son établissement, l’inégalité se remontrerait"), le seul moyen d’arriver à l’égalité de fait et "d’assurer à chacun et à sa postérité, telle nombreuse qu’elle soit, la suffisance mais rien que la suffisance", est "d’établir l’administration commune, de supprimer la propriété particulière, d’attacher chaque homme au talent, à l’industrie qu’il connaît, de l’obliger à en déposer le fruit en nature au magasin commun, et d’établir une simple administration de distribution, une administration des substances qui, tenant registre de tous les individus et de toutes les choses, fera répartir ces dernières dans la plus scrupuleuse égalité". Ce programme, exposé dans le "Manifeste des plébéiens" publié par Le Tribun du peuple du 9 frimaire an IV (30 novembre 1795), constituait, par rapport aux idéologies sans-culotte et jacobine, caractérisées l’une et l’autre par l’attachement à la propriété privée fondée sur le travail personnel, un renouvellement profond ou plus exactement une brusque mutation : la communauté des biens et des travaux prônée par Babeuf fut la première forme de l’idéologie révolutionnaire de la nouvelle société issue de la Révolution elle-même. Par le babouvisme, le communisme, jusque-là rêverie utopique, était érigé en système idéologique finalement cohérent. Par la conjuration des Égaux, il entrait dans l’histoire des luttes sociales et politiques.

Le babouvisme porte la marque de son temps. Sans doute, chez Babeuf, autodidacte, l’idéal communiste prit-il naissance au cours de ses lectures. Mais, dépassant la rêverie utopique, Babeuf fut tout au long de la Révolution un homme d’action. C’est au contact des réalités sociales de sa Picardie natale, au cours de ses luttes révolutionnaires que, peu à peu, le système idéologique de Babeuf se précisa. On ne peut en effet présenter ce système, ainsi qu’on l’a fait plus d’une fois, comme un tout conçu dogmatiquement et avec une parfaite cohérence; il fut une résurgence de l’espérance millénariste, transmise par les livres mais enrichie et vivifiée par l’observation sociale et par l’action révolutionnaire et finalement systématisée.

À suivre la correspondance de Babeuf avec Dubois de Fosseux, dans les années qui précédèrent la Révolution, l’origine livresque du communisme de Babeuf ne fait aucun doute. Rousseau, Mably, Morelly et son Code de la nature (mais quant à ce dernier plus tardivement) ont exercé sur Babeuf une influence décisive. Il se livre à une étude "consciente" des principales œuvres de Jean-Jacques Rousseau, et non de seconde main, comme on l’a suggéré. Le Contrat social est lu, médité, annoté ; les Confessions sont tenues pour un "chef-d’œuvre d’analyse". Le Discours sur l’origine de l’inégalité est soumis à une critique serrée. C’est à Mably que Babeuf emprunte la formule "Égalité parfaite", plus précisément à De la législation ou Principes des lois, ouvrage publié en 1776. Des réminiscences rousseauistes s’affirmeront tout au long de sa carrière.

On ne saurait cependant, à la lumière de travaux récents, minimiser l’influence qu’aurait eue en ce sens la pénétration des activités industrielles et du capitalisme dans les campagnes, s’agissant plus spécialement du stade manufacturier, de la "manufacture dispersée". En ces années picardes, on voit Babeuf porter aussi attention à "la classe particulière des ouvriers", aux "classes salariées", à leurs revendications concernant cherté et chômage. "Il serait dur de dire, et même de penser, que toutes les classes d’habitants qui n’ont pour subsister que des salaires ne forment point une partie intégrante de la population qui constitue la nation". L’aggravation des conditions d’existence des travailleurs salariés, à la veille de la Révolution, entrerait ainsi pour une part dans la prise de conscience de Babeuf.

Après le 9 thermidor (27 juillet 1794), Babeuf fut un moment violemment antirobespierriste. Dans sa brochure Du système de dépopulation, il dénonça le gouvernement révolutionnaire et la Terreur. Cependant les ravages de l’inflation et l’indicible misère populaire au cours de l’hiver de l’an III (1794-1795) lui démontrèrent après coup la nécessité du maximum, de la taxation et de la réglementation, de l’économie dirigée et de la nationalisation même partielle de la production: bref, l’importance de l’expérience de l’an II, appliquée en particulier aux armées de la République. "Que ce gouvernement (l’administration commune), écrit Babeuf dans le Manifeste des plébéiens, est démontré praticable par l’expérience, puisqu’il est celui appliqué aux douze cent mille hommes de nos douze armées (ce qui est possible en petit l’est en grand) ; que ce gouvernement est le seul dont il peut résulter un bonheur universel, inaltérable, sans mélange, le bonheur commun, but de la société".

Babeuf répudie maintenant la loi agraire qui ne peut "durer qu’un jour", il se prononce expressément pour l’abolition de la propriété privée des fonds. Il s’en explique dans sa lettre à Germain du 10 thermidor an III (28 juillet 1795) et précise le mécanisme de son système. Partant d’une critique du commerce "homicide et rapace", que "tous, écrit Babeuf, soient à la fois producteurs et consommateurs dans cette proportion où tous les besoins sont satisfaits, où personne ne souffre ni de la misère, ni de la fatigue [...]. Il ne doit y avoir ni haut ni bas, ni premier ni dernier". Chaque homme sera attaché "au talent et à l’industrie qu’il connaît". "Tous les agents de production et de fabrication travailleront pour le magasin commun et chacun d’eux y enverra le produit en nature de sa tâche individuelle et des agents de distribution, non plus établis pour leur propre compte, mais pour celui de la grande famille, feront refluer vers chaque citoyen sa part égale et variée de la masse entière des produits de toute l’association".

Communisme de la répartition et de la consommation essentiellement ? Sans doute, à s’en tenir à ce texte célèbre. Mais, à considérer l’ensemble de l’itinéraire idéologique de Babeuf, on constate qu’il a pressenti, dès avant la Révolution, à la lumière de l’expérience de sa Picardie natale, pour le domaine de l’agriculture, la nécessité d’un communisme de la production et d’une organisation collective du travail de la terre. Communisme agraire, a-t-on insisté encore. Sans doute, Babeuf s’est intéressé au sort des travailleurs salariés sans que l’on puisse bien préciser si c’est véritablement la connaissance des problèmes sociaux de la manufacture picarde ou la situation des classes laborieuses parisiennes, connues plus tard, qui lui a suggéré certaines formules. Mais le grand fait de l’essor de la production industrielle par la concentration capitaliste lui a échappé. La prédilection de Babeuf pour les structures économiques anciennes, particulièrement l’artisanat, l’absence dans son œuvre de toute référence à une société communiste fondée sur l’abondance des produits de consommation expliquent que l’on ait pu parler à son propos de pessimisme économique. Babeuf, comme Rousseau, apprécie "l’honnête médiocrité", sauvegarde des mœurs. Les circonstances de l’époque, cette France essentiellement paysanne et artisanale, le faible degré de concentration capitaliste et l’absence de toute production de masse, le tempérament même de Babeuf et son expérience sociale rendent compte qu’il ait été porté à envisager la pénurie et la stagnation des forces productives, plutôt que leur essor et l’abondance. Ainsi se précise la place du babouvisme entre l’utopie communiste moralisante du XVIIIème siècle et le socialisme industriel de Saint-Simon.

Le babouvisme ne saurait se définir seulement comme un système idéologique. Il fut aussi une pratique politique. La "conjuration des Égaux" constitue la première tentative pour faire entrer le communisme dans la réalité sociale.

Au cours de l’hiver de l’an IV (1795-1796), au spectacle de l’effroyable misère qui accable le peuple et de l’incapacité gouvernementale, Babeuf, bientôt réduit à la clandestinité par la police du Directoire, en vient à l’idée de jeter bas par la violence cet édifice social inique. La conjuration groupa autour d’une minorité acquise au communisme des membres du club du Panthéon, anciens jacobins, tels Amar, ancien membre du Comité de sûreté générale, Drouet, l’homme de Varennes, Lindet, ancien responsable de la Commission des subsistances du Comité de salut public: les buts de ces hommes demeuraient essentiellement politiques : Buonarroti, en revanche, ancien commissaire du Comité de salut public en Corse, puis à Oneglia sur la Rivière du Ponant, toujours fervent robespierriste, eut une part considérable dans l’élaboration du programme communiste de la conjuration et dans son organisation politique. Le 10 germinal an IV (30 mars 1796) fut institué un comité insurrecteur où entrèrent avec Babeuf, Antonelle, Buonarroti, Darthé, Félix Lepeletier et Sylvain Maréchal. La propagande se développa, dirigée par un agent dans chacun des douze arrondissements parisiens. Les circonstances étaient favorables, l’inflation poursuivait ses ravages.

L’organisation de la conjuration souligne une rupture avec les méthodes jusque-là employées par le mouvement populaire : elle marque elle aussi, dans l’histoire de la pratique révolutionnaire, une mutation. Jusqu’en 1794, comme l’ensemble des militants populaires, Babeuf s’était affirmé partisan de la démocratie directe. Dès la fin de 1789, sa méfiance éclate à l’égard du système représentatif et des assemblées élues ("le veto du peuple est de rigueur") ; en 1790, il défend l’autonomie des districts parisiens. La pensée de Babeuf n’est ici guère originale: la filiation par rapport à Rousseau, dont il paraphrase souvent le Contrat social, est évidente, et nette la concordance avec les tendances politiques des militants parisiens de la sans-culotterie.

D’autant plus remarquable apparaît l’organisation clandestine que Babeuf met sur pied en 1796. Au centre, le groupe dirigeant, s’appuyant sur un petit nombre de militants éprouvés ; puis la frange des sympathisants patriotes et démocrates au sens de l’an II, tenus hors du secret et dont il n’apparaît pas qu’ils aient partagé le nouvel idéal révolutionnaire; enfin les masses populaires elles-mêmes, qu’il s’agit d’entraîner. Conspiration organisatrice par excellence, mais où le problème des liaisons nécessaires avec les masses semble avoir été résolu d’une manière incertaine. Ainsi, par-delà la tradition de l’insurrection populaire, illustrée par les grandes journées révolutionnaires, se précisait la notion de la dictature révolutionnaire que Marat avait pressentie sans pouvoir la définir nettement. Après la prise du pouvoir grâce à une insurrection organisée, il serait puéril de s’en remettre à une assemblée élue selon les principes de la démocratie politique, même au suffrage universel. Il est nécessaire de maintenir la dictature de la minorité révolutionnaire que la conjuration et l’insurrection ont portée au pouvoir, tout le temps nécessaire à la mise en place des institutions nouvelles et à la refonte de la société. Par Buonarroti, cette idée passa à Blanqui : il y a incontestablement filiation entre la pratique conspirative du blanquisme et cet aspect du babouvisme. Et c’est vraisemblablement au blanquisme qu’il faut rattacher la doctrine et la pratique léninistes de la dictature du prolétariat.

Le Directoire se divisa, face à la propagande babouviste. Barras tergiversait comme à l’ordinaire, ménageant les opposants ; Reubell hésitait à faire le jeu du royalisme par une répression antipopulaire. Carnot, passé décidément à la réaction par conservatisme autoritaire, n’hésita pas. Le 27 germinal (16 avril 1796), les Conseils décrétèrent la peine de mort contre tous ceux qui provoqueraient "le pillage et le partage des propriétés particulières, sous le nom de loi agraire". Babeuf, cependant, poussait ses préparatifs. Mais, dès le 11 floréal (30 avril), la légion de police acquise aux conspirateurs fut dissoute. Enfin, un des agents militaires de Babeuf, Grisel, dénonça les conjurés à Carnot : Babeuf et Buonarroti furent arrêtés le 21 floréal an IV (10 mai 1796), tous leurs papiers saisis. Une tentative pour soulever l’armée au camp de Grenelle échoua dans la nuit du 23 au 24 fructidor (9-10 septembre 1796). Elle fut le fait d’hommes de l’an II, jacobins ou sans-culottes, plutôt que de babouvistes proprement dits : sur 131 personnes arrêtées dans cette affaire, on ne relève que six abonnés au Tribun du peuple. 

Le procès de Vendôme n’eut lieu qu’en l’an V. Barras aurait voulu réduire les poursuites, et de même Sieyès, qui craignit de faire le jeu du royalisme ; Carnot se montra implacable et entraîna le Directoire. Dans la nuit du 9 au 10 fructidor (26-27 août 1796), les conjurés furent transférés à Vendôme, dans des cages grillagées, leurs femmes, dont celle de Babeuf avec son fils aîné, Émile, suivant à pied le convoi. Le procès ne s’ouvrit devant la Haute Cour qu’en fin février 1797, il dura trois mois. Après le prononcé du jugement qui les condamnait à mort, le 7 prairial an V (26 mai 1797), Babeuf et Darthé tentèrent de se donner la mort ; le lendemain, ils furent portés sanglants à l’échafaud.

L’importance de la conjuration des Égaux et du babouvisme ne peut se mesurer qu’à l’échelle du XIXèmesiècle : dans l’histoire de la Révolution et du Directoire, ils ne constituent qu’un simple épisode qui modifia sans doute l’équilibre politique du moment, mais qui n’eut pas une résonance profonde. Cependant, pour la première fois, l’idée communiste était devenue une force politique; de là, l’importance de Babeuf, du babouvisme et de la conjuration pour l’Égalité dans l’histoire du socialisme. Dans sa lettre du 26 messidor an IV (14 juillet 1796), véritable testament politique, Babeuf recommandait à Félix Lepeletier de rassembler tous ses "projets, notes et ébauches d’écrits démocratiques et révolutionnaires, tous conséquents au vaste but". "Lorsqu'on en sera venu à songer de nouveau au moyen de procurer au genre humain le bonheur que nous lui proposions, tu pourras rechercher dans ces chiffons et présenter à tous les disciples de l’Égalité [...] ce que les corrompus d’aujourd’hui appellent mes rêves".

Répondant à ce vœu, Buonarroti publia à Bruxelles, en 1828, l’histoire de la Conspiration pour l’Égalité dite de Babeuf.  Cet ouvrage exerça une influence profonde sur la génération révolutionnaire des années trente. Grâce à lui, le babouvisme s’inscrivit comme un chaînon dans le développement de la pensée communiste.

BA JIN (1904) : De tous les écrivains chinois de sa génération, Ba Jin est celui qui a joui, et jouit encore, de la plus grande popularité. Romancier de l’amour impossible, il a su exprimer toutes les aspirations, parfois contradictoires, d’une jeunesse écrasée sous le poids de la tradition. Victime comme tant d’autres de la révolution culturelle, il n’a pas hésité à reprendre la plume pour dénoncer des épreuves auxquelles nombre de ses amis et proches n’ont pas survécu.

De son vrai nom Li Yaotang (connu aussi sous le nom de Li Feigan), Ba Jin est né le 25 novembre 1904 à Chengdu, la capitale de la province du Sichuan, au sein d’une vieille et riche famille mandarinale. Très profondément marqué par ses origines sociales et familiales, le jeune garçon devient en outre rapidement orphelin, perdant successivement sa mère, à laquelle il était très attaché, en 1914, puis son père trois ans après. Cette enfance malheureuse, au milieu d’une famille où les dissensions sont constantes, a laissé au futur écrivain un souvenir tel qu’il ne pourra jamais l’oublier. Mais elle ne l’a pas non plus empêché de recevoir une bonne éducation traditionnelle, qui lui permet, entre autres, de lire Le Rêve dans le pavillon rouge, puis de s’ouvrir aux idées modernes. En 1920, Ba Jin, qui est inscrit à l’institut des langues étrangères de Chengdu, participe activement aux différentes manifestations organisées par les étudiants de la ville. Il se passionne pour les revues nouvelles que le mouvement du 4 mai 1919 a fait surgir dans tout le pays.

Il découvre alors l’anarchisme en lisant l’Appel à la jeunesse de Kropotkine et Le Grand Soir  de Leopold Kampf. Avec des camarades il crée la Jun she ("Société Égalité") et publie ses premiers articles, dont un sur Tolstoï. À Nankin, où il poursuit ses études secondaires à partir de 1923, puis à Shanghai, où il collabore à plusieurs publications anarchistes, il se met à correspondre avec celle qu’il appellera sa "mère spirituelle", Emma Goldman. Le mouvement anti-impérialiste du 30 mai 1925 le confirme du reste dans ses convictions internationalistes et il commence à apprendre l’espéranto. En janvier 1927, il quitte son pays pour la France où, plusieurs années avant lui, ont également séjourné les deux grands leaders de l’anarchisme chinois, Li Shizeng et Wu Zhihui.

À Paris, il vit des quelques subsides que lui envoie son frère aîné et habite un misérable hôtel du quartier Latin, proche du Panthéon, où il va admirer, entre autres, la statue de Jean-Jacques Rousseau. La Révolution française et le populisme russe le fascinent. Tout en traduisant l’Éthique de Kropotkine, il fait de très nombreuses lectures, notamment d’auteurs marxistes ou proudhoniens. Dans le domaine de la littérature, il aime Hugo, Zola et Maupassant. Quand, en 1927, Sacco et Vanzetti, auquel il a personnellement écrit, sont exécutés, il ne cède pas au découragement. Cependant, la trahison par Jiang Jieshi de la révolution chinoise, au cours de la même année, le pousse, malgré lui, au bord du nihilisme. Durant les derniers mois qu’il passe en France, en particulier au collège de Château-Thierry, il écrit son premier roman et lui donne pour titre : Miewang ("L’Anéantissement").

Cette œuvre, publiée en 1929 dans le fameux Xiaoshuo yuebao ("Mensuel du roman"), lui vaut une célébrité immédiate. Désormais, il ne pourra plus employer que le pseudonyme adopté à l’occasion de cette publication : "Ba" – où certains ont vu Ba kounine mais où l’écrivain prétend n’avoir jamais voulu mettre autre chose que le souvenir d’un de ses amis, Ba Enbo, qui se serait suicidé en se jetant dans la Loire – et "Jin" – transcription phonétique chinoise du "kin" de Kropotkin e. Fruit de la solitude et du désespoir, le livre décrit la vaine tentative d’un jeune poète, Du Daxin, pour tuer le chef de la police de Shanghai.

De retour dans cette ville à la fin de 1928, Ba Jin continue à s’intéresser au mouvement libertaire et à traduire diverses œuvres étrangères. Mais il semble surtout décidé à se consacrer à sa propre création romanesque. Outre de nombreuses nouvelles, pour une grande part d’inspiration française et réunies dans les trois recueils : Fuchou ("La Vengeance"), Guangming ("La Lumière") et Dianyi ("La Chaise électrique") en 1931-1932, il entreprend presque simultanément la composition de plusieurs romans. De cette production considérable, au moins en volume, sinon en qualité, il est difficile de rendre compte.

Si on peut laisser de côté Xin sheng ("La Vie nouvelle"), qui se présente comme la suite de "L’Anéantissement" et le médiocre Siqu de taiyang ("Soleil couchant"), trois autres titres méritent de retenir l’attention : Hai di meng ("Le Rêve sur la mer"), qui évoque de façon allégorique la récente invasion de la Chine par les Japonais, Xue ("La Neige"), qui s’inspire de Germinal  pour décrire le sort tragique des ouvriers d’une mine, et Chuntian li de qiutian ("L’Automne au printemps"). Cette dernière œuvre, toute pleine de la mélancolie d’une idylle brisée, est particulièrement intéressante dans la mesure où elle préfigure, sous une forme encore réduite, tous les développements que l’écrivain consacrera par la suite au thème de l’amour malheureux.

En 1931, Ba Jin a également en chantier deux grands romans qui deviendront chacun une trilogie. La première, Ai ("L’Amour"), terminée en 1934, comporte trois parties, Wu ("Le Brouillard"), Yu ("La Pluie") et Dian ("L’Éclair"), ainsi qu’un interlude Lei ("Le Tonnerre"), qui se situe entre les deux dernières. Le romancier s’est donné pour but de faire le portrait d’une jeunesse partagée entre l’amour et la révolution. Après de longues hésitations et de nombreuses tergiversations, les moins lâches sacrifient leur vie sentimentale pour s’engager dans la voie révolutionnaire. Bien que l’auteur n’indique pas précisément de quelle révolution il s’agit, le caractère militant de l’œuvre, lors de la publication, ne passe pas inaperçu.

D’un côté, des critiques lui reprochent une simplification abusive de la psychologie de certains jeunes révolutionnaires. De l’autre, la censure du régime Guomindang se fait plus sévère, au point que Ba Jin juge préférable de quitter Shanghai pour vivre plusieurs mois au Japon, d’octobre 1934 à juillet 1935, sous une identité d’emprunt. Il en rapportera un recueil d’essais et un autre de nouvelles, intitulé Shen, gui, ren ("Des dieux, des démons et des hommes"), où il évoque notamment ses démêlés avec la police japonaise.

La seconde trilogie, Jiliu ("Le Torrent"), est de beaucoup la plus importante. Elle ne sera achevée que beaucoup plus tard, lorsque paraîtront ses deux dernières parties, Chun ("Le Printemps", 1938) et Qiu ("L’Automne", 1940). Mais le livre qui, en 1933, est publié isolément et rencontre un immense écho, Jia ("La Famille"), aurait pu se suffire à lui-même. S’inspirant directement de l’expérience personnelle de l’auteur, il met en scène, au cœur même de Chengdu, les troubles qui viennent agiter le vieux clan familial des Gao lorsque l’autorité du patriarche est remise en question par ses descendants et que la cohabitation traditionnelle de plusieurs générations sous un même toit se révèle de plus en plus impraticable.

Le roman est habilement centré sur la différence de comportement des trois frères que sont Juexin, Juemin et Juehui. Le premier, qui est l’aîné, sait que tout l’équilibre de la famille repose sur lui ; aussi, quand il lui faut renoncer à l’amour de sa cousine Mei pour épouser la femme que son père lui a choisie, il préfère se soumettre. Le second n’est pas prêt à se résigner et à accepter le sort qui l’attend, mais le plus résolu des trois frères à combattre le régime patriarcal qui leur est imposé est le plus jeune, Juehui. Lorsque la jeune servante Mingfeng qu’il aime se noie pour échapper au barbon vicieux qu’on lui destine, le garçon se décide à quitter définitivement sa famille et la ville.

Les deux parties qui succéderont à La Famille, ne feront que montrer, à travers les malversations des aînés et les souffrances des plus jeunes, la décomposition finale du clan Gao. Mais la trilogie se termine tout de même sur une note plus optimiste que la réalité vécue dont le romancier s’est inspiré. Non seulement Juexin ne se suicide pas comme le frère aîné de Ba Jin, mais Juemin finit par épouser Qin qu’il a toujours aimée, et Juehui, en qui l’écrivain semble avoir mis beaucoup de lui-même, est rejoint à Shanghai par sa cousine Shuying qui, elle aussi, s’est rebellée et entend mener désormais une vie totalement indépendante.

Ami de Lu Xun, qui a salué en lui "un écrivain plein de passion et aux idées avancée", Ba Jin, jusqu’à la guerre, a toujours refusé de s’inféoder, même aux organisations progressistes dont il semblait proche. Pendant plusieurs mois, en 1935, il a été, avec Jin Yi, rédacteur de la Wenxue jikan ("Revue trimestrielle de littérature"). Par ailleurs, il a, des années durant, assumé la responsabilité des Éditions de la vie culturelle (Wenhua shenghuo chubanshe), qui, grâce à lui, survivront au conflit. Mais, face à l’agression japonaise, l’écrivain ne peut pas ne pas s’associer au mouvement de résistance qui réunit alors la plupart des écrivains de son pays.

Tandis que l’extension de la guerre le chasse de ville en ville, Ba Jin profite d’un séjour à Guilin, où il vit de 1941 à 1943, pour composer sa troisième trilogie, Huo ("Le Feu"). Œuvre essentiellement de propagande, le livre est destiné à exalter les sentiments patriotiques de la jeunesse chinoise, en particulier de jeunes chrétiens pour lesquels le romancier semble, dès cette époque, manifester de l’intérêt. À Guiyang, où il se marie en 1944, puis à Chongqing, l’écrivain rédige en même temps deux romans de taille plus réduite : Disi Bingshi ("La Salle d’hôpital no 4") et Qi yuan ("Le Jardin du repos"). Seul le second, qui évoque le retour de l’écrivain dans sa ville natale, a conservé un charme nostalgique suffisant pour retenir encore aujourd’hui l’attention.

Après la capitulation japonaise, Ba Jin a regagné Shanghai. Il y publie l’une de ses œuvres les plus attachantes : Han ye ("Nuit glacée"). Située à Chongqing en pleine guerre, l’intrigue relate comment une jeune femme est amenée, en dépit de l’amour qu’elle lui porte, à abandonner son mari dont les espoirs et la santé ont été progressivement ruinés et qui ne peut se séparer de sa mère. Plaidoyer pour la liberté de la femme moderne, le livre est aussi empreint d’une vision tragique de la vie, où la mort d’un individu isolé peut prendre valeur de sacrifice.

Mais Ba Jin a toujours prétendu qu’il n’avait rien d’un philosophe, encore moins d’un métaphysicien. Il est donc difficile de le juger de ce point de vue. Cela d’autant plus qu’il s’est bien gardé, une fois survenu le régime communiste, de publier rien qui pût rappeler ses opinions passées. Le nombre et l’importance des honneurs qui lui furent décernés depuis lors pourraient laisser croire que l’homme s’est purement et simplement rallié. Vice-président de l’Union des écrivains, député du Sichuan puis de Shanghai, il a rapporté du front de Corée des Yingxiong de gushi ("Histoires héroïques"), qui n’ont rien ajouté à sa gloire littéraire. Plus important, à cet égard, est sans doute le rôle qu’il a joué comme rédacteur en chef de Shouhuo  ("La Moisson") et de Shanghai wenxue  ("Littérature de Shanghai").

Pendant la révolution culturelle, Ba Jin fut une des cibles préférées de la "bande des Quatre", notamment de Yao Wenyuan, qui l’avait déjà attaqué en 1957, et de Zhang Chunqiao, qui prétendait régenter le monde littéraire de Shanghai. Soumis à toutes sortes de tortures morales et d’humiliations physiques lors de meetings publics retransmis par la télévision, l’écrivain se voit reprocher notamment d’être l’instigateur de la vague d’anarchisme que les gardes rouges ont soulevée. Il est ensuite envoyé dans une école de rééducation pour cadres, d’où il ne revient que pour voir sa femme Xiao Shan mourir d’un cancer mal soigné. Octobre 1976 marque pour lui une "deuxième libération". À partir de 1981, il se retrouve à la tête de l’Union des écrivains.

En 1975, son nom a été avancé en France pour le prix Nobel. Mais Ba Jin se refuse plus que jamais à passer pour un écrivain. Reconnaissant l’auteur des Confessions comme son "premier maître", il lui importe avant tout de "dire la vérité" et "d’ouvrir son cœur au lecteur". Par personnages interposés, il est certain que c’est là ce que le romancier a toujours cherché et ce qui lui a valu la très large audience dont il a bénéficié.

BAKOUNINE Mikhaïl Aleksandrovitch (Priamoukhino, 1814 - Berne, 1876) : Aristocrate russe et révolutionnaire de formation hégélienne, Michel Bakounine fut le principal adversaire de Karl Marx au sein de la Ière Internationale. Il fut aussi le théoricien du socialisme libertaire opposé à l’autoritarisme marxiste, et se posa en défenseur de l’autogestion et de la liberté intérieure des organisations ouvrières. Son sens de l’homme lui a fait prévoir les dangers de l’État bureaucratique. Bakounine a soutenu durant sa vie toutes les insurrections et révolutions qui ont marqué son siècle (1848, 1863, 1871) ; il a propagé les idées de base du socialisme libertaire et inspiré l'anarcho-syndicalisme.

L’activité révolutionnaire de Bakounine répond à un besoin quasi physiologique. "Titan à la tête de lion, avec un superbe hérissement de crinière", il se sent à l’étroit dans une civilisation qui n’est pas faite à la mesure de son tempérament primitif et brutal. "Au fond de la nature de cet homme, dit de lui son ami Herzen, se trouve le germe d’une activité colossale, pour laquelle il n’y eut pas d’emploi". Sa vie se divise en deux périodes, coupées par une longue captivité (de 1849 à 1861). La première de ces périodes débute avec l’arrivée de Bakounine à Berlin, où il poursuit ses études de philosophie commencées à Moscou après qu’il eut démissionné de l’armée. Elle est marquée par son adhésion au mouvement de la gauche hégélienne. Il s’attache surtout à la notion hégélienne de la négativité, qu’il interprète comme la nécessité absolue où se trouve l’humanité de promouvoir son avenir par la destruction totale de l’état de choses existant. "La joie de la destruction est en même temps une joie créatrice", telle est la conclusion de son célèbre essai La Réaction en Allemagne (1842)[1]. En 1844, émigré à Paris, il rencontre Herzen, Marx et Proudhon. Il participe en 1848-1849 à la révolution en Allemagne avec celui qui deviendra le plus nationaliste des révolutionnaires, Wagner. Bakounine est alors condamné à une peine d'emprisonnement perpétuel (1849), puis le tsar l'envoie en résidence surveillée en Sibérie (1857). La seconde période de sa vie se situe après son évasion de Sibérie en 1861. Évadé, ayant gagné Londres, il entre dans l'Association internationale des travailleurs, organisation mieux connue sous le nom de Ière Internationale, dont il crée, à Naples, la première section italienne. Cette seconde période est marquée par son activité proprement anarchiste, tant du point de vue doctrinal que du point de vue de l’action politique. Tenant pour acquise l’idée de la négation totale, Bakounine s’efforce d’explorer les aliénations, c’est-à-dire les multiples oppressions dont l’homme est victime. "Nous repoussons, écrit-il dans Dieu et l’État, toute législation, toute autorité et toute influence, privilégiée, patentée, officielle et légale, même sortie du suffrage universel, convaincus qu’elle ne pourrait jamais tourner qu’au profit d’une minorité dominante et exploitante, contre les intérêts de l’immense majorité asservie. Voilà dans quel sens nous sommes réellement des anarchistes". L’élaboration de la doctrine anarchiste s’accompagne d’une activité conspiratrice qui, si elle n’est pas toujours efficace, ne manque jamais de pittoresque. En 1868, Bakounine fonde l’Alliance internationale de la démocratie socialiste, et à Naples, à l’intérieur même de cette organisation, une société secrète sous le nom de Fraternité internationale. La même année, il adhère à la Ière Internationale, appelée alors Association internationale des travailleurs. En 1870, après avoir dirigé une tentative d’émeute communale à Lyon, il cherche refuge en Suisse. S’étant compromis, en 1869, avec le terroriste Netchaïev, il est attaqué violemment par Marx qui, en 1872, au congrès de La Haye, le fait exclure de la Ire Internationale. Mais comme la plupart des fédérations, en particulier la fédération espagnole, la fédération italienne et la fédération jurassienne, donc les fédérations latines (la fédération française a été interdite après la Commune), demeurent fidèles à Bakounine, Marx se voit contraint de saborder la Ire Internationale. En 1874, deux ans avant sa mort à Berne, Bakounine prend encore part aux préparatifs d’une insurrection à Bologne. Mais Bakounine, outre son tempérament anarchiste et sa formation hégélienne, est russe, foncièrement russe. Rien n’est plus probant à ce sujet que son extraordinaire Confession, découverte dans les archives russes après la révolution d’Octobre. Le tsar Nicolas Ier ayant demandé à Bakounine, enfermé alors à la forteresse Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg, de lui adresser une supplique, celui-ci s’exécute en moujik repentant : "Oui, Sire, je me confesserai à Vous comme à un père spirituel dont on attend le pardon, non pas ici-bas, mais dans un autre monde...". Tout au long de ce texte on est frappé par ce goût de la confession publique et du déchirement de soi-même que le roman russe permet d’identifier comme une des caractéristiques essentielles de l’âme slave.

Bakounine est sans doute le plus athée des doctrinaires anarchistes. Aussi la Déclaration de l’Alliance bakouninienne débute-t-elle par une profession de foi athée. Tout en reconnaissant que la religion fut nécessaire à l’évolution humaine, Bakounine n’en estime pas moins que le moment est venu de mettre fin à l’"esclavage divin". "Par la religion, l’homme animal, en sortant de la bestialité, fait un premier pas vers l’humanité, mais tant qu’il restera religieux, il n’atteindra jamais son but, parce que toute religion le condamne à l’absurde et, faussant la direction de ses pas, le fait chercher le divin au lieu de l’humain". L’esclavage divin est d’autant plus redoutable qu’il justifie et conditionne tous les autres esclavages. C’est Dieu qui est la source de toute autorité humaine, c’est sur Dieu que repose tout pouvoir. Il faut donc nier Dieu, moins parce qu’il n’existe pas que parce que son existence est incompatible avec la liberté de l’homme. "Si Dieu est, l’homme est esclave, or l’homme peut et doit être libre, donc Dieu n’existe pas".

L’État apparaissant aux yeux de Bakounine comme le "frère cadet de l’Église", puisqu’il se réclame d’une origine transcendante, sa disparition doit accompagner celle de la religion. L’État n’est donc pas quelque chose d’absolu, de définitif, c’est "une institution historique, transitoire, une forme passagère de la société". L’État constitue un danger permanent, non seulement pour ceux qui sont gouvernés, mais aussi pour ceux qui gouvernent. Loin d’assurer un ordre profitable à tous, il maintient un semblant d’ordre imposé par une minorité qui en profite pour exploiter la majorité ignorante. Mais, du fait même que cette minorité vit d’exploitation, elle finit nécessairement par perdre ses qualités humaines. "C’est le propre du privilège et de toute position privilégiée que de tuer l’esprit et le cœur des hommes. L’homme privilégié, soit politiquement, soit économiquement, est un homme intellectuellement et moralement dépravé".  Il est donc absurde de croire que l’État pourra être un jour bon, juste et vertueux ; il sécrète nécessairement la pression et la démoralisation. La dictature du prolétariat prônée par "Marx et ses amis" n’échappe pas à cette fatalité. "Ils concentreront tous les pouvoirs de gouvernement entre de fortes mains, puisque le fait même de l’ignorance du peuple exige des soins vigoureux et attentifs de la part du gouvernement. Ils créeront une seule banque d’État, concentrant entre ses mains toute l’activité commerciale, industrielle, agricole et même scientifique, et ils diviseront la masse populaire en deux armées, armée industrielle et armée agricole, sous le commandement direct des ingénieurs d’État qui constitueront la nouvelle classe politico-scientifique privilégiée".

L’originalité de Bakounine réside avant tout dans sa conception de la révolte spontanée. Confronté au sein de la Ière Internationale à un socialisme qui, sous l’influence de Marx, devenait de plus en plus le privilège du prolétariat – c’est-à-dire d’une classe consciente du rôle que ses chefs, grâce à une vision scientifique de l’histoire, lui assignent – Bakounine, originaire lui-même d’un pays agricole et dont les disciples se recrutaient principalement dans les pays latins peu industrialisés, préfère en appeler au socialisme primitif et sauvage des campagnes, dont la ferveur révolutionnaire provient précisément du fait qu’elles sont "à peu près vierges de toute civilisation bourgeoise". La révolte doit éclater avec la soudaineté d’un orage. "L’orage, c’est le déchaînement de la vie populaire, seul capable d’emporter tout ce monde d’iniquités établies – et nous ne pouvons pas assez déchaîner cette passion et cette vie". Il semble, cependant, que cette foi dans l’irrésistible instinct des masses n’aille pas, chez Bakounine, sans nuances. En exaltant le souvenir de Stenka Razine[2] et de Pougatchev[3], bandits et chefs de jacquerie, Bakounine pense moins à la paysannerie elle-même qu’à cette petite minorité de déclassés, de hors-la-loi, de bandits qui sortent tout droit de la réalité russe d’alors et à laquelle il voudrait confier le rôle d’élément moteur dans la révolution à venir. Lui-même, conspirateur par goût et par naïveté, s’efforce de réunir des "révolutionnaires professionnels" voués corps et âme au "dictateur invisible", c’est-à-dire à lui-même. Le terrorisme anarchiste se trouve préfiguré dans Les règles dont doivent s’inspirer les révolutionnaires, texte que Bakounine rédige en commun avec Netchaïev : "Nous devons nous unir au monde aventurier des brigands qui sont les véritables et uniques révolutionnaires de la Russie. Concentrer ce monde en une seule force pandestructive et invincible, voilà toute notre organisation, notre conspiration et notre tâche".

BELLEGARIGUE Anselme (XIXème siècle) : N’étant le plus souvent connu que par le titre de son éphémère journal, L’Anarchie, journal de l’ordre, Bellegarigue mériterait que l’on s’attachât davantage à sa singulière personnalité. Sa conception éclaire en effet la frontière, à laquelle il se situe, entre la pratique libertaire et l’idéologie libérale, fondée non sur l’émancipation de l’individu mais sur l’individualisme et la libre entreprise.

On ignore la date et le lieu de sa naissance, mais on peut estimer à vingt-cinq ans l’âge de ce jeune homme qui, arrivé des États-Unis le 23 février 1848, la veille de l’insurrection, fait le lendemain à un jeune ouvrier en armes, qui disait : "Cette fois, on ne nous la volera pas, notre victoire", cette réponse : "Ah ; mon ami, la victoire, on vous l’a déjà volée, n’avez-vous pas nommé un gouvernement".

De son séjour aux États-Unis, il rapporte une conversation avec le président démocrate Polk - dans laquelle il critique vivement la notion de république - et un témoignage, qu’il publiera en 1853, sur les Femmes d’Amérique. Sa première brochure, Au fait, au fait paraît à Paris et à Toulouse à la fin de l’année 1848. Il y développe une conception plus proche des girondins que de l’anarchie. Une véritable révolution démocratique doit être française et non pas parisienne : "Elle arrachera la France à Paris pour la ramener dans la municipalité. Alors la souveraineté nationale sera un fait, car elle sera fondée sur la souveraineté de la commune". En 1849, il mène campagne contre l’État dans le quotidien toulousain La Civilisation. Il fonde, en 1850, l’Association des libres penseurs, que la répression policière dispersera, et publie une brochure, Jean Mouton et le percepteur. L’Anarchie, journal de l’ordre n’aura que deux numéros. C’est un manifeste du libéralisme anti-étatique : "[L’individu] travaille, donc il spécule. Il spécule, donc il gagne ; il gagne, donc il possède ; il possède, donc il est libre. Il s’institue en opposition de principe avec l’État par la possession, car la logique d’État exclut rigoureusement la possession individuelle... La liberté commence avec le premier écu". Anselme Bellegarigue a des accents qui annoncent Max Stirner : "Je nie tout ; je n’affirme que moi. Car la seule vérité qui me soit démontrée matériellement et moralement par des preuves sensibles, appréhensibles et intelligibles, la seule vérité vraie, frappante, non arbitraire et non sujette à interprétation, c’est moi. Je suis : voilà un fait positif. Tout le reste est abstrait et tombe dans l’x  mathématique, dans l’inconnu : je n’ai pas à m’en occuper. Je n’ai pas d’ancêtres ; je suis le premier homme, je serai le dernier ; le monde commence à ma naissance ; il finit à ma mort". Comme chez Stirner, le moi est traité, en fait, comme une catégorie abstraite, comme s’il n’était pas le lieu privilégié de l’aliénation, le premier champ de bataille où les pulsions de vie tentent de s’émanciper de l’esprit d’économie, qui les contraint.

Lors du coup d’État de 1851, Bellegarigue quitte la France, sans avoir publié, semble-t-il, l’Almanach de l’anarchie, annoncé par son ami Pic du Gers dans l’Almanach de la vile multitude, par un de ses membres. Dès lors sa trace se perd. On croit qu’il fut instituteur au Honduras et, par une ironique et prévisible destinée, ministre à San Salvador.

BERGAMÍN José (1895-1983) : "Un oui, un non, une ligne droite, une fin" : ce dit nietzschéen qui inspira l’objectif d’affirmation et de négation de sa revue Cruz y raya  peut aussi définir la vie de José Bergamín. Si l’être bergamasque des années trente se posait comme un être de foi en trois personnes : "foi en l’art, foi dans le jeu, foi en Dieu", avec la guerre d’Espagne s’en impose une quatrième qui se confond avec la République. Bergamín restera jusqu’au bout un Républicain. "Si l’Espagne est une, plaisantait-il, où est l’autre ". L’autre, la non-officielle, il l’emporta partout avec lui. Pendant vingt-cinq années d’exil, entrecoupées d’un bref et tumultueux retour (1958-1963), il fut pèlerin espagnol en Amérique, puis à Paris, jusqu’à le devenir dans sa propre patrie à partir de son retour définitif en 1970.

Son nom vient de Bergame - comme Arlequin, se plaisait-il à rappeler. Un grand-père vénitien, des parents malagueños, une enfance madrilène. Il fut élevé par des servantes andalouses "qui heureusement étaient encore analphabètes", et il rendra hommage, dans un de ses plus beaux essais, La Decadencia del analfabetismo (1933), au pouvoir spirituel de l’ignorance, aux peuples enfants analphabètes "qui pensent et croient simultanément, en jouant".

Impossible d’entendre Bergamín si l’on a horreur du jeu. Dès son premier livre, El Cohete y la estrella ("L’Étoile et la fusée", 1923), le sous-titre éclate : "Doutes aphoristiques". Mettre le doute en aphorisme ; ce dernier "court-circuit électrique de la pensée", atterrit en paradoxe. Le paradoxe bergamasque est à rattacher à un genre qui a un long passé dont témoigne El disparate en la literatura española (Beltenebros y otros ensayos, 1969). Le disparate , fait ou dit hors de propos, parent du verbe disparar (tirer pour une arme à feu, décocher pour une flèche), étonne donc, détonne, plus virulent que la greguería, forme nouvelle créée par Ramón Gómez de la Serna dont Bergamín fréquente la tertulia, au café Pombo. L’impossible traduction de Disparadero español (1940), où le dire est un tir, illustre une constante de sa prose conceptiste : le sens est souvent guidé par le son, l’idée par les mots. D’où l’importance de l’étymologie, même s’il en fait l’usage incertain de saint Isidore de Séville. Dans son essai sur Góngora (Beltenebros), une captivante suite étymologique à partir du mot agudo, aigu, qui a donné l’agudeza , la pointe (et l’art de la pointe de Baltasar Gracián), permet de démontrer la mission de pénétration assignée par Heidegger à la poésie.

C’est dans ses essais critiques que Bergamín se montre à la fois le plus épris d’ancienneté et le plus moderne. De Mangas y capirotes (1933), défense enthousiasmante du théâtre du Siècle d’or, à Fronteras infernales de la poesía (1959), où, de Sénèque à Nietzsche, de Dante à Cervantès, il suit plusieurs voyageurs qui ont posé, à travers leur expérience poétique, la question humaine et tragique de l’enfer, il ressuscite un mode de raisonnement quasi médiéval, s’appuyant sur des citations non plus extraites des Saintes Écritures mais de ce qui peut en tenir lieu : les révélations de ces autorités éternelles que sont les grands écrivains. L’enchaînement des déductions recourt à l’analogie, à la décomposition ou à la recomposition, phonique ou sémantique, de mots clés ou de phrases en d’autres mots et en d’autres phrases qui apparentent cette prose aux plus novatrices. La citation devient un matériau, pour l’édification d’une Espagne définitive.

Cet appel à une mémoire de l’Espagne évoque les objectifs de la génération de 1898, Unamuno, Machado, Azorín. Mais Bergamín appartient à celle de 1927. Il collabore aux revues qui fleurissent ces années-là avant de fonder la sienne avec un groupe d’intellectuels catholiques : Cruz y raya (1933-1936), plus enracinée dans l’Espagne que la Revista de Occidente mais qui connut un prestige européen. C’est là qu’il traduisit son ami Max Jacob, là qu’il accueillit Maritain. La liste des poètes qu’il découvre et publie dans sa petite maison d’édition suscite l’admiration : Cernuda, Salinas, le premier Neruda, le premier Vallejo... Pendant la guerre civile, membre des plus actifs de l’Alliance des intellectuels pour la défense de la culture, il dirige la Défense du Trésor, organise le transfert des chefs-d’œuvre du Prado à Valence, publie dans El Mono Azul, préside le Congrès international des écrivains (été 1937). Ses liens se resserrent avec André Malraux qui le prendra pour modèle de Guernico dans L’Espoir. Des missions à Moscou, Londres, Amsterdam, Paris, New York... puis, en 1939, l’exil.

Il est frappant de retrouver cette ligne de démarcation historique dans son théâtre. Entre 1923 et 1927, dans ce que Valbuena Prat a appelé des "squelettes dramatiques", ont été convoqués, pour des dialogues de haute tension, Arlequin de Bergame, Hamlet d’Angleterre, Faust d’Allemagne, d’Espagne, don Juan, don Quichotte et Sigismond, du Pays basque Ignace de Loyola converti en pelotari, et, de l’enfer, le Diable (Tres Escenas en ángulo recto, Enemigo que huye repris sous le titre La Risa en los huesos, "Le Rire dans les os", 1973). Après-guerre, c’est dans la structure de la tragédie grecque qu’évoluent les personnages qui revivent les passions d’Hécube, de Médée (Medea la encantadora, 1954), de sainte Catherine de Sienne ou d’une guerrillera. Enfin, ce sont les symboles mêmes du théâtre qui sont dramatisés (Melusina y el espejo, 1952, "Le miroir et le masque"). La Gatomaquia (1961) est un hommage à Lope de Vega.

Loin des "fantasmagories bergamasques" comme il les définissait (à cause du fantôme et du masque), Bergamín interroge tout au long de sa vie la "question palpitante" du toreo. Un demi-siècle sépare El Arte de birlibirloque (ou "poudre de perlimpinpin") de La Música callada del toreo, 1981 : la musique silencieuse tue au sens mallarméen. Scrutateur infatigable de l’arène, il confère au toreo  la valeur d’un exercice spirituel, qui est un exercice de style, en des pages inoubliables où il torée le "sentiment tragique de la vie" pour lui substituer une éthique joyeuse qui est une esthétique.

À l’écart de cet art du combat se tient une poésie qui, après avoir joué avec les coplas et les rimes, devient chant pur. Sa mélodieuse et secrète tristesse s’en va rejoindre la musique de Darío et de Bécquer. Elle va naturellement vers la disparition, en attendant la main de neige (Esperando la mano de nieve, 1982).

BLANQUI Auguste (1805-1881) : Fils d’un conventionnel régicide devenu sous-préfet sous le premier Empire, Auguste Blanqui est élevé à Paris à l’institution Massin où enseignait son frère aîné Adolphe (futur économiste libéral). Dès 1824, il adhère à la charbonnerie ; il est blessé en 1827 dans des manifestations d’étudiants au quartier Latin. En 1829, il entre au journal Le Globe comme sténographe, mais sa vie est désormais partagée entre les conspirations et les emprisonnements. Il combat le régime de Charles X, en juillet 1830, les armes à la main ; étudiant en droit, il participe au Comité des écoles qui, en janvier 1831, manifeste contre le régime de Juillet. Arrêté une première fois, il est à nouveau condamné en 1832, au moment du procès des "quinze", comme membre de la Société des amis du peuple, dissoute. Il devait désormais passer une grande partie de sa vie en prison, ce qui explique le nom donné à l’une de ses premières biographies, L’Enfermé, écrite par Gustave Geffroy.

Ses réflexions et les relations qu’il noue avec Buonarroti, qui lui transmet la tradition babouviste, en font désormais un représentant du communisme utopique, attaché par ses idées et son action à l’action révolutionnaire pour la prise du pouvoir et la transformation de la société, soucieux aussi d’éduquer le peuple. Il est arrêté en 1836 comme dirigeant de la Société des familles qu’avait fondée Barbès, et condamné à deux ans de prison pour fabrication d’explosifs. Gracié par l’amnistie de 1837, il milite dans la Société des saisons, et prépare l’insurrection du 12 mai 1839 à Paris ; celle-ci échoue, Blanqui s’enfuit, mais, arrêté en octobre, il est condamné à mort en janvier 1840. Sa peine est commuée en réclusion à vie. Il est interné au Mont-Saint-Michel puis à la prison et à l’hôpital de Tours et gracié en 1844.

Arrivé à Paris le 25 février 1848, Blanqui fonde la Société républicaine centrale, réclame l’ajournement des élections en organisant les manifestations du 17 mars et du 16 avril. Arrêté après l’émeute du 15 mai, condamné à dix ans de prison, il milite à nouveau contre le second Empire en regroupant des étudiants et des ouvriers ; emprisonné, il s’évade et se réfugie en Belgique vers 1865. Après la chute de Napoléon III, il lance à Paris un journal, La Patrie en danger, et participe, contre le gouvernement de la Défense nationale, aux émeutes du 31 octobre 1870 et du 22 janvier 1871, ce qui lui vaut d’être arrêté le 17 mars et de ne pouvoir participer à la Commune, dans laquelle les blanquistes joueront un rôle important. Condamné à la déportation, il est interné à Clairvaux en raison de son âge. Élu à Bordeaux en avril 1879, il est invalidé, mais gracié et libéré en juin. En 1880, il lance un journal, Ni Dieu ni maître[4], qu’il dirige jusqu’à sa mort. Sa principale publication, Critique sociale (1885), est posthume.

BRASSENS Georges (1921-1981) : Né à Sète, Georges Brassens monte à Paris à dix-huit ans et travaille en usine. Après la guerre, il adhère à la Fédération anarchiste et commence à publier des recueils de poèmes. Il sera un collaborateur régulier du Monde libertaire. Découvert par le chansonnier Jacques Grello en 1952, il passe au cabaret de Patachou et au théâtre des Trois-Baudets à Montmartre. Ses premiers disques (Le Gorille, Quand Margot, La Mauvaise Réputation) font scandale auprès du public bourgeois, qui se les arrache. Ces remous apaisés, l’ambition littéraire de l’auteur-compositeur apparaît plus nettement et impose dorénavant Brassens comme un créateur de première importance, dans un genre tenu jusqu’alors pour mineur par l’establishment culturel. Il met notamment en musique François Villon (La Ballade des dames du temps jadis), Victor Hugo (Gastibelza), Paul Fort (Le Petit Cheval). Menant sa carrière avec régularité et économie, il produit un disque tous les ans ou tous les deux ans et passe sur les grandes scènes parisiennes, attirant des foules considérables. Ses œuvres, constamment rééditées, sont traduites et adaptées dans plusieurs langues européennes.

La thématique de Brassens se rattache à une tradition anarchiste individualiste débarrassée de toute agressivité foncière vis-à-vis du système social. Son écriture, toujours rigoureuse, s’alimente à la double source d’une poésie de forme classique, et de musiques qui relèvent de genres très divers, mais auxquelles le tempo adopté confère un air de famille très prononcé. Son interprétation sans apprêt, sa façon très particulière de "lâcher les mots", son personnage d’"ours mal léché" achèvent de donner aux chansons de Brassens leur poids d’humanité. Sur le mode intemporel, il parle de l’homme du XXème siècle et, phénomène rare, arrive à toucher tous les milieux.

Sans doute l’auteur-compositeur le plus marquant de la chanson française depuis Charles Trenet, il a influencé plus que nul autre toute une génération de chanteurs (Jean Ferrat, Anne Sylvestre, Jacques Brel, entre autres), et, par la suite, les auteurs-compositeurs de la "nouvelle chanson française", comme Philippe Chatel.

Refusant jusqu’à la fin de sa vie de céder à l’appel des "trompettes de la renommée", dont il avait célébré l’inutilité, Georges Brassens a su préserver une richesse d’inspiration et une authenticité qui font de lui un personnage à part dans l’histoire de la chanson française.

BREL Jacques (1929-1978) : Né à Bruxelles dans une famille d’industriels, Jacques Brel s’intéresse très tôt à la chanson et vient à Paris en 1953. Il débute au théâtre des Trois-Baudets, enregistre quelques disques, mais reste pratiquement inconnu jusqu’en 1957. Le succès de Quand on n’a que l’amour lui assure alors un certain public, d’une coloration catholique qui se retrouve dans les grandes tendances de ses chansons : l’amitié, la fraternité... Il va peu à peu prendre ses distances par rapport à cette inspiration première ; s’il reste fidèle au thème de l’amitié (Jef ), il passe lentement d’un amour idéalisé à une solide misogynie (Les Biches), du déisme à l’anticléricalisme (Les Bigotes, À mon dernier repas) et d’une certaine mièvrerie à un anticonformisme qui ira croissant (Les Bourgeois, Le Moribond). De grands succès jalonnent sa carrière : La Valse à mille temps (1959), Les Bourgeois (1961), Amsterdam (1965).

Son œuvre, qui ne se distingue pas particulièrement par la recherche mélodique, brille surtout par une science du texte, du jeu de mots qui fonctionne essentiellement sur le principe des oppositions binaires (le noir et le blanc, les paires minimales approximatives) et sur une certaine prédilection pour le néologisme. Mais c’est sur scène que Brel frappe surtout, apportant à ses chansons une nouvelle dimension, gestuelle, grâce à un travail d’expression très minutieusement préparé.

Jacques Brel a quitté la scène, en 1967, après avoir interprété une comédie musicale (L’Homme de la Mancha), pour se consacrer au cinéma. Il continue cependant à enregistrer ou à réenregistrer des chansons (Vesoul, 1968 ; L’Enfance, 1973).

Après quatre ans de retraite aux îles Marquises, il enregistre en 1977 un album qui rassemble tous les thèmes de son œuvre : l’amitié (Jojo), la misogynie (Les Remparts de Varsovie, Le Lion), la mort (Vieillir) et la générosité (Jaurès).

Jacques Brel a mené parallèlement une carrière d’acteur (Mon Oncle Benjamin, de Molinaro ; Les Risques du métier, de Cayatte) et de réalisateur (Franz, 1972).

CASERIO Santo Jeronimo (1873-1894) : Fils d’un batelier, Caserio est né en Lombardie. Devenu apprenti boulanger, il se convertit à l’anarchisme à une période où le terrorisme anarchiste italien connaît son apogée. Ses activités politiques lui valent une condamnation puis l’exil. Il exerce son métier à Lyon, à Vienne et à Sète. C’est dans cette dernière ville qu’il a l’idée d’accomplir "un grand exploit". Le 23 juin 1894, il prend le train pour Lyon. Le 24 juin, le président de la République, Sadi Carnot, est en visite à Lyon ; Caserio lui porte un coup de poignard, dont le président meurt quelques heures plus tard. Le lendemain, la veuve de Sadi Carnot reçoit une photographie de Ravachol, expédiée par Caserio, avec ces simples mots : "Il est bien vengé". Condamné à mort, Caserio accueille la sentence au cri de "Vive la révolution sociale".  Il est exécuté le 15 août 1894.

CRAVAN Fabian Avenarius Lloyd dit Arthur (1887-1920) : D’une certaine manière, l’œuvre de Cravan a incarné la face la plus nihiliste et la plus négatrice du dadaïsme. Né à Lausanne, sujet britannique, Fabian Avenarius Lloyd arrive à Paris en 1909 et adopte le pseudonyme d’Arthur Cravan. Il va fréquenter dans la capitale plusieurs écrivains et peintres, parmi lesquels Van Dongen, Salmon et Cendrars. En 1912, il fait paraître la revue Maintenant, particulièrement agressive, qui s’oppose à toutes les valeurs établies. Cette publication s’arrêtera au quatrième numéro, en rendant toutefois célèbre son directeur-rédacteur dans les milieux intellectuels de Paris. On l’admirait parce qu’il attaquait la société bourgeoise et surtout l’art, suprême imposture d’après Cravan. Celui-ci s’en prenait tout particulièrement à l’intellectualisme superficiel et narcissique de certains cercles parisiens des années 1910.

Cependant, Cravan, personnage hors série, ne s’est pas limité au simple domaine artistique, et son attitude corrosive s’est aussi manifestée dans les autres aspects de la vie. En pratiquant une sorte d’anarchisme, Cravan, qui se vantait de vols et d’attaques à main armée, traversait l’Europe entière, muni de faux passeports, en pleine guerre de 1914-1918, la mystification permanente étant un de ses modes de vie de prédilection. Ce personnage, qui détruisait avec une élégance extrême toutes les tendances et tous les artistes, a montré cependant une intelligence profonde de l’avant-garde picturale de son temps. Sa personnalité était, d’autre part, destinée à fasciner les dadaïstes, et, en 1917, il retrouvait à New York Duchamp et Picabia.

Parmi d’autres exploits, Cravan avait provoqué en combat singulier le champion du monde des poids lourds à Madrid (1916) ; ce geste gratuit (qui se solda par un échec) fait partie d’une volonté de vivre l’absurde, caractéristique de sa personnalité. Il mourut lors d’une expédition dans la mer des Caraïbes, où il s’était rendu à bord d’un petit bateau.

La thèse soutenant que tout art est superflu et même dangereux, car il est l’expression d’une société agonisante, et que seule compte l’intervention de la personne - c’est-à-dire : la vie au lieu de l’art -, a fait de Cravan un exemple admiré par la jeunesse de l’époque. La vie en soi, sans sublimation, a été de surcroît, depuis le dadaïsme, un des éléments de l’action de certains groupes d’avant-garde. Ainsi, le happening d’Alan Kaprow semble poursuivre une nouvelle valeur du "momentané" qui n’est pas sans évoquer l’attitude ludique de Cravan. Cependant, c’est dans l’"art du comportement", dans l’art corporel, que nous pouvons retrouver les échos les plus nets de l’attitude de Cravan. Lorsque Gina Pane, Michel Journiac ou Tania Mouraud utilisent le comportement et le corps comme mode d’expression, nous sommes tentés de reconnaître, "codée" cette fois, la volonté de liberté totale que Cravan a voulu spontanément retrouver au début du XXèmesiècle.

DARIEN Georges Adrien dit Georges (1862-1921) : L’écrivain français Darien est-il le fils du général Adrien : on l’a prétendu, mais le début de son existence reste très mystérieux. Sans doute fut-il lui-même militaire, sous-officier, jusqu’en 1889, année où il publie son premier livre, Les Vrais Sous-Offs. La violence qui s’y manifeste sera la constante de toute son œuvre. Bas les cœurs  (1889) est un récit de la guerre de 1870 dans lequel l’auteur fait preuve d’une extraordinaire lucidité. Biribi , publié en 1890 à la suite d’un procès avec son éditeur, fait beaucoup de bruit et rend Darien célèbre pour quelque temps. On y apprend que ce révolté-né a probablement passé trois ans au bagne militaire de Biribi, contre lequel son livre constitue un véritable réquisitoire. Mais une enquête du ministère n’aboutit pas. Darien voyage beaucoup à cette époque, en Angleterre, en Allemagne, en Belgique, et son roman Le Voleur (1898) paraît assez largement autobiographique. Le livre n’eut pas grand succès et c’est seulement récemment qu’on l’a redécouvert : un récit riche, dans le style des romans picaresques, d’aventures dangereuses ou grotesques. Darien mène un combat contre toutes les formes de la société bourgeoise, peut-être même contre toute forme de société. Cet anarchiste a d’ailleurs une activité de pamphlétaire et, en 1893, il crée un hebdomadaire, L’Escarmouche, où pendant un an il tiendra le rôle d’accusateur public de toutes les médiocrités du monde. Mais il évolue peu à peu vers l’extrémisme de droite, sans doute en conséquence de son extrême individualisme. À la fois, il fait jouer L’Ami de l’ordre au Grand-Guignol, Biribi  au Théâtre-Antoine (1906) et il collabore au journal L’Ennemi du peuple . La contradiction n’est qu’apparente chez cet adversaire farouche de la société. Et s’il jette en 1910 des boules puantes à l’Opéra-Comique, ce qui lui vaut une condamnation, pourquoi ne serait-il pas secrétaire de la Ligue française pour l’impôt unique et candidat aux élections générales de 1912 ? Il se marie en 1921, peu avant de mourir. Écrivain préféré de Jarry, Darien fut l’un des premiers anarchistes de droite que le refus de tout engagement conduit à pervertir, jusqu’au sens des mots, toute institution sociale. Cette rage se manifeste de façon exemplaire dans ses livres.

DURRUTI Buenaventura (1896-1936) : Peu d’hommes ont autant que Buenaventura Durruti résumé par leur destinée la part insurrectionnelle d’une époque. Il eut la sincérité de la vivre et l’habileté de la mener sans prétendre la gouverner. Son nom reste attaché aux tentatives les plus radicales de la révolution espagnole et au mouvement anarchiste, qui prêta ses revendications les plus soucieuses d’humanité au "dernier soulèvement prolétarien".

Né à León, Durruti passe rapidement de l’école à l’atelier de mécanique, puis à la mine et à la Compagnie des chemins de fer du Nord. Membre de l’Union générale des travailleurs (U.G.T.), il se fait connaître par ses interventions et sa détermination. Lors des grèves de 1917, il passe à la Confédération nationale du travail (C.N.T.), qu’il ne quittera plus. Exilé à Gijon par la répression, il rencontre Manuel Buenacasa, qui l’initie aux théories anarchistes. Refusant le service militaire, il part pour Paris, rencontre Sébastien Faure, Louis Lecoin et Émile Cottin. En 1920, l’atmosphère révolutionnaire l’attire à Saint-Sébastien, où il adhère au groupe anarchiste dénommé Les Justiciers. Il arrive à Saragosse alors qu’une grève générale a contraint le gouverneur à libérer l’anarchiste Ascaso, qu’il avait fait emprisonner. Dans le même temps, le cardinal Soldevila engage un groupe de tueurs pour en finir avec les militants de la C.N.T. Contre les pistoleros, Durruti organisera la lutte avec Ascaso, García Oliver et les membres du groupe Les Solidaires. En réponse à l’assassinat du militant Salvador Segui, ils exécutent le cardinal Soldevila à Saragosse, puis l’ex-gouverneur de Bilbao, responsable du gangstérisme patronal. L’agitation va de pair avec la préparation d’une insurrection à Barcelone, que l’arrivée tardive des armes fit échouer. En septembre 1923, Primo de Rivera s’assurait du pouvoir, déterminant Durruti à s’exiler de nouveau en France, puis à Cuba, où, avec Ascaso et Jover, il commence une campagne d’agitation. L’exécution d’un patron qui avait fait torturer trois ouvriers grévistes les contraint à gagner le Mexique, puis à parcourir l’Amérique du Sud avant de regagner la France, où ils sont arrêtés sous l’accusation d’avoir comploté contre la vie d’Alphonse XIII. L’Argentine et l’Espagne réclament l’extradition des trois anarchistes. Lecoin et Faure obtiennent de Poincaré la libération de Durruti, Ascaso et Jover, qui sont expulsés de France et qui, voyant toutes les frontières se fermer, n’ont d’autre recours que de revenir clandestinement dans les environs de Paris. En 1928, ils passent en Allemagne, assurés de l’appui d’Eric Mühsam. De faux papiers leur permettent de rester en Belgique jusqu’en 1931, alors que l’avènement de la république espagnole autorise des espoirs, rapidement déçus. À Barcelone, Durruti, dépourvu de grands talents oratoires, mesure sa puissance de conviction en incitant, lors d’une émeute, les soldats à tourner leurs armes contre la garde civile. Sa popularité s’accroît dans le mouvement ouvrier, avec, pour contrepartie, une série d’emprisonnements.

Lors du congrès de la C.N.T. du 1er mai 1936, la conspiration militaire est dénoncée sans que le gouvernement de Front populaire se décide à réagir. À l’instigation de Durruti et de ses amis, la C.N.T. s’empare des armes contenues dans quelques bateaux du port. Lors de l’insurrection nationaliste du 19 juillet 1936, l’intervention rapide des milices anarchistes décide d’une victoire que le gouvernement de la Généralité de Catalogne eût été bien en peine d’assurer. La prédominance ainsi acquise par la C.N.T. va disparaître à la suite d’une sorte de réflexe légaliste ou de sous-estimation de soi, qui amène la C.N.T. et la F.A.I. (Fédération anarchiste ibérique) à pactiser avec les instances gouvernementales. L’opportunité perdue par le mouvement anarchiste permettra aux forces politiques traditionnelles de se ressaisir et de préparer l’action contre la C.N.T.-F.A.I. La colonne Durruti, organisée à la hâte, fait reculer le front jusqu’à l’Èbre et libère l’Aragon, où pour la première fois dans l’histoire apparaissent, sous le nom de "collectivités", des entités sociales dont la gestion est confiée à l’ensemble des individus.

À mesure que s’instaurait l’expérience libertaire, le gouvernement central s’employait à neutraliser l’action de Durruti : refus de lui accorder des armes, tracasseries administratives et hostilité de plus en plus active du Parti communiste. Lors de l’offensive contre Madrid, en octobre-novembre 1936, la colonne Durruti est appelée à la rescousse et dirigée sur le quartier le plus menacé. Le 19 novembre, Durruti est mortellement blessé dans des conditions assez mystérieuses (crime ou accident, l'hypothèse d'un crime stalinien étant la plus vraisemblable). Sa disparition et l’affaiblissement des milices anarchistes allaient faciliter une politique de répression, qui culmina avec la liquidation des collectivités aragonaises et les affrontements de Barcelone en 1937.

À la différence d’autres responsables anarchistes, Durruti ne s’est jamais autorisé des succès remportés pour s’arroger quelque pouvoir personnel que ce soit. Son erreur fut peut-être de s’accommoder des mécanismes d’un pouvoir en place, qui ne pouvait que se dresser contre lui.

FAURE Sébastien (1852-1942) : Fils de négociants, Sébastien Faure se prépare à entrer dans les ordres. Des revers de fortune et la mort de son père changent le cours de sa vie. Militant socialiste en 1885, il est candidat du Parti ouvrier français aux élections législatives de Bordeaux, puis se tourne vers le mouvement anarchiste dont il devient l’un des leaders. Opposé à la fois à l’anarcho-syndicalisme et à la propagande par le fait des terroristes, il met l’accent sur le rôle de la coopération et de l’action éducative. Orateur de talent, il effectue de nombreuses tournées de conférences. En 1895, il est parmi les fondateurs du journal Le Libertaire, qu’il finance en grande partie grâce au produit de ses conférences, et dans lequel il manifeste un antisyndicalisme virulent. Impliqué dans les procès de l’année 1894, il est acquitté. En 1889, il abandonne Le Libertaire pour créer, avec Émile Pouget, un journal dreyfusard, Le Journal du peuple (1899) ; il reprendra Le Libertaire peu après. En 1904, il achète, près de Rambouillet, une propriété où il fonde une école libertaire, La Ruche, qu’il maintiendra jusqu’en 1914 ; Faure estime que "l’éducation doit prouver par le fait que l’individu n’étant que le reflet, l’image et la résultante du milieu dans lequel il se développe, tant vaut le milieu, tant vaut l’individu". Pendant la Première Guerre mondiale, il continue de soutenir des positions pacifistes, mais, s’il refuse de se rallier à l’Union sacrée, il renonce cependant à rassembler les anarchistes sur une déclaration contre la guerre. Après la guerre, il publie l’Encyclopédie anarchiste, achevée en 1934. En 1928, il avait regroupé autour du manifeste La Synthèse anarchiste, les militants opposés à la transformation de l’Union anarchiste en organisation centralisée : il prônait, pour sa part, une structure de type fédéral.

FERRÉ Léo (1916-1993) : Né à Monaco, Léo Ferré entreprend des études de droit avant de se lancer dans la chanson avec des textes dont la qualité frappe dès l’abord : L’Inconnue de Londres, Barbarie, etc. Ferré se produit dans des cabarets de la rive gauche puis dans de plus grandes salles, comme l’Olympia et l’Alhambra, à partir de 1953. Sa chanson L’Homme s’impose alors auprès du grand public. Sa carrière est ensuite ponctuée par de grands succès : Le Piano du pauvre, Jolie Môme, L’Âge d’or, C’est extra, Avec le temps …

Son œuvre est sans cesse tiraillée entre la poésie pure (L’Étang chimérique, par exemple) et la mise en musique des poètes (Aragon, Verlaine, Rimbaud, Baudelaire, Apollinaire), d’une part, la chanson politique, d’autre part (Franco la muerte, mais surtout les trois versions des Temps difficiles, Les Anarchistes, Ni dieu ni maître). Il va, en 1968, alors qu’il se trouve au sommet de sa gloire, changer de style et contribuer sans doute à la rénovation de la chanson française. Puisant à des sources très diverses, se faisant accompagner par un orchestre de pop music, il intègre à son tour de chant de longs textes, dits (Le Chien, Il n’y a plus rien) ou chantés (Poètes vos papiers, Les Amants tristes), et rencontre alors une grande audience auprès de la jeunesse. Ses œuvres, qui ne doivent plus rien à la conception classique de la chanson, deviennent une sorte de poésie orale, parlée, qui frappe par sa sincérité d’inspiration, sa beauté formelle et sa violence.

Ferré s’est également essayé au roman (Benoît Misère, 1970) et à la "grande" musique (en particulier, un oratorio qu’il écrivit et enregistra lui-même sur le texte d’Apollinaire, La Chanson du mal-aimé).

À partir de 1972, il s’établit en Toscane et se produit moins. Il publie cependant Le Testament phonographe (1980) et enregistre plusieurs beaux albums, comme Et basta ; La Violence et l’ennui, Ludwig, L’Imaginaire, Le Bateau Ivre, etc. Il réalise son rêve de jeunesse : diriger un orchestre symphonique, et compose L’Opéra du pauvre (1983). 

FERRER y Guardia Francisco (1859-1909) : Anarchiste catalan, Ferrer s’exile d’abord à Paris, où il noue de nombreux contacts, puis rentre en 1901, en Espagne, où il ouvre la Escuela moderna (l’École moderne) à Barcelone : il s’agit d’une tentative d’enseignement laïque, scientifique et libertaire analogue à celle que mène Sébastien Faure en France. Il fonde aussi une maison d’édition consacrée essentiellement à la publication d’ouvrages pédagogiques, dont certains écrits en collaboration avec Élisée Reclus. Son activité de propagande le conduit une première fois en prison, en 1907, au lendemain de l’attentat contre Alphonse XIII ; il est relâché, faute de preuves. En juillet 1909, une levée de troupes pour le Maroc provoque cinq jours d’émeutes à Barcelone, au cours desquelles des églises et des couvents sont brûlés. L’ordre rétabli, Ferrer est poursuivi et arrêté le 31 août de la même année. Après un simulacre de procès, il est condamné à mort et exécuté le 31 octobre 1909, au fort de Montjuich, malgré la violente campagne en sa faveur qui a secoué les capitales européennes. Son procès est révisé en 1911, et la condamnation reconnue "erronée" en 1912.

GODWIN William (1756-1836) : Écrivain et philosophe anglais. William Godwin est né à Wisbech, dans le Cambridgeshire ; son père, qui était pasteur, l’éleva dans la plus pure tradition puritaine. Calvinistes tous deux, ses parents l’envoyèrent faire ses études à Hoxton Academy, où Andrew Kippis et Abraham Rees, de la Cyclopaedia, se chargèrent de son éducation. Devenu plus calviniste que ses professeurs, Godwin se fit disciple de John Glas qui refusait l’idée d’Églises nationales, le royaume de Dieu étant uniquement spirituel. Ensuite, il fut ministre à Ware, à Stowmarket et à Beaconsfield ; c’est à Stowmarket, en 1780, que Joseph Fawcet, un de ses amis républicains, lui fit connaître les philosophes français, ce qui l’éloigna de la foi. En 1782, il s’installa à Londres et c’est alors que la philosophie prit peu à peu le pas sur sa vocation religieuse. En 1783, il fit paraître Vie de Chatham, sans nom d’auteur, puis, en 1784, une série de sermons, Sketches of History, dans lesquels il affirmait que "Dieu lui-même n’a pas le droit d’être un tyran" ; en 1785 enfin, grâce aux bons offices de Kippis, il commença à écrire Sketches of English History  pour le New Annual Register. Il écrivit des nouvelles, des articles, et collabora à la English Review. C’est également à cette époque qu’il se mit à fréquenter le cercle politique des whigs et rencontra Thomas Paine qui lui fit lire son manuscrit des Droits de l’homme. Il fit aussi partie d’un club appelé les "Revolutionnists", lié à lord Stanhope, Horne Tooke et Thomas Holcroft.

Godwin, dont la pensée évolue montre en 1795, dans Considerations on Lord Greenville’s and Mr. Pitt’s Bills, que "le grand problème de la science politique est de savoir comment à la fois conserver à l’homme les avantages de la liberté et user d’une autorité assez ferme pour contrôler chaque violation de la sûreté et de la paix publique". Publiciste subversif, Godwin ne fut jamais sérieusement inquiété de son vivant pour ses écrits, le Premier ministre Pitt jugeant que, pour un ouvrage séditieux vendu trois guinées l’exemplaire, il valait à peine d’en poursuivre l’auteur. C’est surtout Malthus qui polémique contre lui et attaque dans son Essay on the Principle of Population (1798) l’optimisme de Godwin affirmant qu’une multiplication indéfinie des moyens de subsistance répondra aux développements démographiques ; Godwin devait répondre en 1820 avec Of Population . An Answer to Malthus et repréciser les thèses relatives à la démographie avancées dans Political Justice. Les poètes romantiques anglais devaient lui faire meilleur accueil, notamment William Wordsworth, Samuel Coleridge et Shelley.

En 1796, ayant terminé ses ouvrages les plus importants, il fit la connaissance de Mary Wollstonecraft, écrivain elle aussi, et l’épousa en 1797. Mariage heureux, mais dramatiquement écourté : Mary mourut le 10 septembre de la même année, après avoir donné naissance à leur fille Mary (qui devint, plus tard, la femme de Shelley). En 1801, Godwin se remaria avec la propriétaire d’une imprimerie, Mrs. Clairmont (dont la fille Jane, appelée Claire, fut plus tard la maîtresse de Byron). Avec l’aide de sa femme, Godwin devint bientôt éditeur, sous le nom de Edward Baldwin, et publia des livres pour enfants parmi lesquels Contes tirés de Shakespeare (Tales from Shakespeare, 1807) de Charles et Mary Lamb, ainsi que son propre livre Vie de Chaucer (Life of Chaucer, 1803). Il vécut constamment dans les difficultés financières et l’affaire disparut en 1825. Entre-temps, en 1824, il avait commencé son History of the Commonwealth of England from Its Commencement to the Restoration of Charles II, qu'il termina en 1828.

Les œuvres de Godwin forment un tout, qu’il s’agisse de ses écrits proprement politiques, comme Political Justice , ou de ses romans. Partout, il refuse la tradition, le sentiment, la sensation ou l’habitude en tant que motivation de la conduite humaine. La société ne doit avoir pour but que la justice et la vérité. Le noyau de son œuvre est An Enquiry Concerning the Principles of Political Justice, and Its Influences on General Virtue and Happiness (1793). Godwin rejette toutes les formes contemporaines de gouvernement, et particulièrement la monarchie, comme "un type de gouvernement nécessairement corrompu". Ne croyant pas aux principes innés, et pensant que l’homme est formé par son environnement, Godwin conclut à la perfectibilité de l’espèce humaine : puisque les facteurs constituant l’environnement humain gouvernent la vie, et qu’ils sont au nombre de quatre (ceux qui viennent de l’éducation ; le type de gouvernement sous lequel on vit ; les préjugés de la religion ; les préjugés de l’ordre social), ils représentent des conditions qui doivent être contrôlées et transformées afin de réaliser la liberté morale de l’homme. Il faudra pour cela utiliser des forces de persuasion (à l’exclusion de la force) pour motiver la conduite humaine et la modifier.

Godwin parvient à d’importantes conclusions particulières en généralisant les principes de la Political Justice : le crime doit être réprimé s’il est violent, mais la bienveillance, et non pas la loi du talion, doit déterminer l’attitude de la société envers le criminel. Influencés par Godwin, certains écrivains tirèrent de ses œuvres les fondations des doctrines mutuellement contradictoires du communisme et de l’anarchisme. On peut effectivement trouver ces deux éléments, mais séparés, dans sa pensée.

En 1784, Godwin fit paraître anonymement Imogen : a Pastoral Romance, roman originellement composé en langue welch. Cet ouvrage peut être considéré comme une vision de ce qu’aurait été pour Godwin la communauté idéale. En 1794, parut Caleb William or Things as they are, ouvrage écrit pour montrer que "l’esprit et le caractère d’un gouvernement ont des conséquences à chaque niveau de la société" et que chaque acte mauvais produit une chaîne de conséquences désastreuses.

L’influence de Godwin et sa réputation connurent d’étranges variations. Les partis de gauche anglais reconnurent son importance et les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale virent un regain d’intérêt pour ses écrits politiques.

GRAVE Jean (1854-1939) : Né dans le Puy-de-Dôme, Jean Grave suit à Paris l’enseignement des Frères des écoles chrétiennes jusqu’à l’âge de onze ans. Mis en apprentissage, il se forme lui-même grâce à de nombreuses lectures. Jean Grave succède à son père comme cordonnier en 1876 et commence à fréquenter assidûment les milieux politiques. Converti à l’anarchisme, il anime un cercle anarchiste dans les VIème et XIIIème arrondissements. Sur la demande d’Élisée Reclus, il se rend à Genève pour prendre en main la direction du journal Le Révolté : il a dès lors trouvé sa vocation.

Les tracasseries du gouvernement suisse entraînent, en 1885, le transfert du journal en France, où il devient hebdomadaire. C’est à cette époque que Grave imagine d’adjoindre à la publication un supplément littéraire et artistique. La vague de répression contre les milieux révolutionnaires conduit à la disparition du journal, et Grave est interné sous la double inculpation d’incitation à la révolte et d’association de malfaiteurs. Libéré en 1895, il lance Les Temps nouveaux qu’il maintiendra bon an mal an jusqu’en 1914. Il y expose un anarchisme doctrinal assez froid, scientifique, assez proche de celui de Kropotkine, avec qui il est d’ailleurs lié d’amitié. Cependant, son ouverture aux préoccupations artistiques et littéraires et les liens qu’il noue avec ces milieux permet au supplément littéraire de publier assez régulièrement des articles d’auteurs tels que Zola ou de peintres comme Signac et Pissaro. Enfin, Grave s’oppose fermement aux anarchistes dits individualistes et condamne la pratique de la reprise individuelle qui fait fureur dans les milieux anarchistes à la fin du siècle.

En 1914, Grave passe en Angleterre et adhère sans enthousiasme à une ligue parlementaire pacifiste : il est atterré par l’apathie de la classe ouvrière française. En février 1916, il signe le manifeste des Seize qui contient, ni plus ni moins, une condamnation du militarisme allemand et une constatation résignée de la guerre. Ses anciens camarades des Temps nouveaux l’accusent d’avoir trahi et de s’être rallié à l’Union sacrée. Après la guerre, il se retire au Plessis-Robinson, où il se consacre à l’édition de brochures et à la rédaction de ses mémoires.

KOESTLER Arthur (1905-1983) : Romancier de talent, essayiste aux multiples pôles d’intérêt, journaliste renommé et pamphlétaire redouté, Arthur Koestler est né à Budapest. Après des études à l’université de Vienne, il devient journaliste, voyage dans l’Europe de l’entre-deux-guerres, connaît l’Allemagne préhitlérienne et les débuts du communisme soviétique. Il séjourne également au Moyen-Orient, en Asie centrale et effectue un voyage dans les régions arctiques à bord du Graf Zeppelin.

Lorsque la guerre d’Espagne éclate, Koestler s’y rend et relate les événements pour le News Chronicle. Capturé par les troupes de Franco, il est sommairement jugé et condamné à mort. Il passera plusieurs mois en prison, s’attendant à tout moment à être exécuté, avant d’être finalement libéré. De cette pénible expérience, il tirera un livre, Un testament espagnol  (Spanish Testament, 1938), et en concevra une solide et durable haine de la peine de mort. En 1955, il crée en Angleterre la Campagne nationale pour l’abolition de la peine de mort et publie au même moment Reflections on Hanging, 1955. Ce pamphlet, accompagné d’un essai parallèle d’Albert Camus, est publié en France en 1957, sous le titre Réflexions sur la peine capitale. Cette même année, la peine de mort est supprimée en Grande-Bretagne.

Après la publication d’Un testament espagnol, Koestler abandonne le journalisme. Dès le début de la Seconde Guerre mondiale, il s’engage d’abord dans la Légion étrangère française, puis dans l’armée britannique. Il obtient la nationalité britannique.

Il publie en 1940 un premier roman, Le Zéro et l’Infini (Darkness at Noon), qui relate sous une forme romancée les procès de Moscou. Ensuite paraît Spartacus  (1944), histoire d’une révolution qui échoue. On devine que, sous l’aspect d’un roman historique, se cache et se révèle à la fois une fresque d’une brûlante actualité. Arthur Koestler publie aussi à cette époque de nombreux essais. Le Yogi et le Commissaire, (The Yogi and the Commissar, 1944) est un recueil d’articles parus de 1942 à 1944 dans des revues américaines. Essais politiques, psychologiques ou littéraires révèlent une pensée brillante autant qu’originale. Il faut mentionner son autobiographie constituée par les deux livres La Corde raide  (Arrow in the Blue, 1952) et Les Hiéroglyphes  (The Invisible Writing, 1954).

Mais Arthur Koestler s’était toujours passionné pour les sciences. Dès 1930, il avait publié des articles sur les voyages interplanétaires et sur la fission de l’atome. Trente ans plus tard, il revient à son ancienne passion. Avec Les Somnambules  (The Sleepwalkers, 1959), il tente de "réconcilier" les sciences et les lettres. Ce livre, qu’il a mis plus de quatre ans à composer, se présente comme une tentative d’élaborer une histoire des conceptions humaines à travers les âges. C’est le premier volet d’une trilogie qui sera ultérieurement intitulée Génie et folie de l’homme et que Pierre Debray-Ritzen saluera comme un "véritable triptyque de la connaissance". Après Les Somnambules, paraîtront Le Cri d’Archimède  (The Act of Creation, 1964) et Le Cheval dans la locomotive  (The Ghost in the Machine, 1967).

La philosophie orientale est pour Arthur Koestler une autre source d’inspiration. Afin de trouver une réponse aux "angoisses de l’Occident", il se rend au Japon et en Inde. En Inde, il rencontre des sages et des "saints", réfléchit sur le yoga ; mais dans un pays où le poids des traditions pèse si lourd dans la balance, on ne peut concevoir une analyse de l’Inde moderne qui n’en tiendrait pas compte. Au Japon, il se sent pris entre le pays traditionnel, le "pays du lotus" et le Japon moderne, "le pays des robots", qui lui paraît une absurde caricature de l’Occident. Dans Le Lotus et le Robot  (The Lotus and the Robot, 1960), Arthur Koestler nous livre les réflexions teintées de pessimisme que lui inspire son voyage : aux questions de l’Occident, il n’y avait pas de réponses claires en Orient.

Comme Joseph Conrad, d’origine polonaise, et comme Vladimir Nabokov, d’origine russe, Arthur Koestler appartient à cette catégorie d’écrivains qui ont abandonné leur langue maternelle pour écrire en anglais.

KROPOTKINE Piotr Alexeïevitch (1842-1921) : Issu de l’aristocratie moscovite, Piotr Alexeïevitch Kropotkine commence une carrière militaire après avoir été page à la cour du tsar. Affecté en Sibérie, il emploie les loisirs de la vie de garnison à approfondir ses connaissances géographiques, anthropologiques et sociologiques. Sa sympathie pour l’insurrection polonaise de 1863 l’amène à démissionner de l’armée : il se consacre alors à des expéditions scientifiques en Sibérie et en Mandchourie. Mais il lit aussi Proudhon et Herzen, et bientôt adhère à la Ière Internationale après un séjour en Suisse (1872) ; là, il se lie avec les anarchistes de la Fédération jurassienne, puis il fréquente les milieux nihilistes. Revenu en Russie, il est arrêté en 1874, à la sortie d’une séance de la Société de géographie ; interné en forteresse pour propagande subversive, il s’en évade deux ans plus tard et se réfugie en Suisse.

Lié d’amitié avec Élisée Reclus, il fonde avec lui le journal Le Révolté (qui devient peu après La Révolte ), dont ils confient la direction à l’anarchiste Jean Grave. À cette époque, Kropotkine est partisan de la propagande par le fait que son ami vient de mettre en pratique en Italie ; il écrit dans Le Révolté, en 1880 : "La révolte permanente par la parole, par l’écrit, par le poignard, le fusil, la dynamite [...], tout est bon pour nous, qui n’est pas la légalité".  Il définit un anarchisme libertaire, qui sera atteint par le moyen du collectivisme, par l’abolition de toutes les formes de gouvernement et la libre fédération des groupes de producteurs et de consommateurs.

Arrêté après l’attentat de Lyon (1882), il se voit infliger cinq ans de prison : il déclare à ses juges que la révolution sociale est proche, "dans dix ans, cinq peut-être". Et encore fait-il figure de pessimiste parmi les compagnons anarchistes. Gracié en 1886, il s’installe à Londres, où il vit de ses écrits scientifiques et collabore à la rédaction de la Géographie universelle de Reclus. Il est alors considéré comme le principal théoricien de l’anarchie : en 1885, il publie Paroles d’un révolté, puis, en 1906, paraissent ses Mémoires sous le titre Autour d’une vie  ; il commence aussi un grand ouvrage qu’il ne finira pas, L’Éthique. Reprenant dans la lignée de Bakounine les grands thèmes de la révolte anarchiste, Kropotkine veut fonder un anarchisme scientifique comme il y a un socialisme scientifique. Mettant l’accent sur l’instinct de sociabilité de l’homme, il dénonce l’individualisme qui imprègne la société bourgeoise et les théories de la lutte pour la vie ; il conçoit une société nouvelle fondée sur de libres associations.

Mais la révolution n’arrive pas, et la propagande par le fait a échoué ; Kropotkine, désapprouvant les attentats anarchistes sans condamner leurs auteurs ("Un édifice basé sur des siècles d’histoire ne se détruit pas avec quelques kilos d’explosifs", écrit-il en 1890), recommande l’entrée dans les syndicats. Il marque quelques réserves en 1898 à l’égard du syndicalisme révolutionnaire naissant : le syndicat est un outil de propagande, mais ne peut en aucune manière être une préfiguration de la société future.

En 1914, Kropotkine prend parti pour les Alliés et signe le Manifeste des Seize, acte qui lui vaut d’être qualifié par ses anciens amis d’"anarchiste de gouvernement". Après février 1917, de retour en Russie, il apporte son soutien au gouvernement Kerenski. D’abord favorable à la prise du pouvoir par les bolcheviks, il s’inquiète des tendances autoritaires du nouveau régime et croit à un épuisement proche de la révolution et au retour d’une brutale réaction. Alors qu’il tente de regrouper et d’organiser les forces anarchistes, il meurt soudainement. Ses obsèques donnent lieu à la dernière manifestation anarchiste en Russie soviétique.

LAOZI ou Lao-Tseu : Sage taoïste de l’Antiquité chinoise, auteur présumé du livre qui porte son nom (Laozi ) et qui est plus connu sous le titre de Daode jing, Livre de la Voie et de la Vertu. De la vie de Laozi (littéralement, le "Vieux Maître") ne sont connues que des légendes : aucune identification avec un personnage historique n’a été possible jusqu’ici. Son destin est curieux puisque de sujet historique ou de légende, autre précurseur de la non-violence et d'un certain utopisme anarchiste, il est devenu… dieu ! La première biographie du Vieux Maître par Sima Qian dans ses Mémoires historiques (Shiji) représente déjà un effort en vue de regrouper plusieurs traditions légendaires différentes : Laozi est présenté comme étant originaire du pays de Chu, dans la Chine du Sud ; son nom de famille est Li, son prénom Er, son appellation (zi ) Boyang et son nom posthume Dan ; il occupe, dans l’administration des Zhou, le poste d’archiviste. On le désigne, d’autre part, comme le maître de Confucius, qui l’interroge sur les rites. Enfin, il apparaît comme un sage qui pratique le Dao et la vertu ; il constate le déclin de la dynastie des Zhou et se retire en direction de l’ouest ; arrivé à la passe qui sépare la terre des hommes civilisés de celle des sauvages et des immortels, il transmet à Yin Xi, le gardien, son livre en cinq mille caractères ; ensuite, il disparaît. Sima Qian mentionne aussi la tradition selon laquelle Laozi aurait cultivé son esprit vital et vécu plusieurs centaines d’années. Il aurait été le Grand Astrologue Dan des Zhou, qui vécut au ~ IVème siècle : voyant le gouvernement en déclin, il s’est retiré pour vivre en sage caché.

Au début de la dynastie des Han, en retard sur les autres écoles philosophiques, s’est constitué un mouvement taoïste, dont les adeptes professent une mystique de enon-interventione (wuwei ) et s’adonnent aux pratiques d’accroissement de la force vitale. Se ralliant autour du Daode jing , ils font de l’auteur présumé de ce livre le saint patron de leur école. Cette dernière s’appelle aussi Huanglao Dao, la doctrine de l’empereur Jaune (patron des forgerons et des alchimistes) et de Laozi, le sage mystique. La non-intervention devient une doctrine politique, qui s’oppose au dirigisme confucéen. On voue un culte aux deux saints afin d’obtenir la longévité. À l’époque de l’empereur Huan (147 à 168), ces cultes jouissent de la faveur impériale. Un sanctuaire est construit dans le "pays natal" du sage avec une inscription commémorative, rédigée par Bian Shao en 165 et révélatrice des croyances dont le Vieux Maître est l’objet, en ce temps, de la part de "ceux qui aiment le Dao".

On le regarde comme un dieu cosmique, qui existait avant la création de l’Univers et se transforme en suivant les changements de la nature, ce qui veut dire qu’il est la personnification du Dao. Il s’est révélé sur terre pour enseigner la doctrine de l’immortalité aux saints souverains de l’Antiquité tels que Fuxi et Shennong.

La dévotion de l’empereur Huan est certainement liée aux différents messianismes qui apparaissent à l’époque et qui sont souvent d’inspiration taoïste. Ils aboutissent à la révolte des Turbans jaunes, en 184, et à la propagation de l’Église des Maîtres célestes, qui avait été fondée en 142. Laozi apparut, en effet, au fondateur de cette dernière, Zhang Daoling, pour lui conférer la charge de Maître céleste (Tianshi), c’est-à-dire de pontifex maximus  du monde entier, chargé de conduire le peuple vers la société parfaite de la Grande Paix (Taiping). Cette apparition de Laozi est qualifiée de "nouvelle manifestation de Laojun" (Laojun est le nom de Laozi en tant que dieu cosmique) ; la première correspondait à la révélation du Daode jing . Cette seconde manifestation instaure une cosmologie nouvelle : Laozi, dont le corps était identique au chaos primordial, crée un nouvel ordre dans l’Univers à partir de trois souffles de couleurs différentes, blanc, jaune et azuré. Chaque souffle est divisé à nouveau en huit, ce qui donne un total de vingt-quatre émanations correspondant aux vingt-quatre stations du calendrier et aux vingt-quatre souffles du corps humain ; cette distribution servira de modèle à l’organisation de l’état théocratique des Maîtres célestes (vingt-quatre diocèses, ayant chacun vingt-quatre prêtres, etc.).

Le mouvement Xuanxue confère à la philosophie taoïste un renouveau d’intérêt qui ne remet pas en cause la croyance selon laquelle Laozi est un dieu cosmique. Un des protagonistes de ce mouvement, le poète taoïste Ruan Ji (210-263), écrit une Biographie de l’Homme Grand (Daren xiansheng zhuan), où il fait ainsi allusion à Laozi :"L’Homme Grand fait corps avec celui qui façonne les êtres. Il est né en même temps que le Ciel et la Terre et il s’ébat dans les fluctuations du temps. Agissant ensemble avec le Dao, il se transforme, se disperse et se concentre ; sa forme n’a pas de constance".

L’influence grandissante du bouddhisme à cette époque donne un nouvel attribut au dieu Laozi : on lui reconnaît le mérite d’avoir "converti les barbares" des régions occidentales après sa traversée de la passe, conversion qui aurait abouti au bouddhisme ; ainsi cette religion universelle aurait les mêmes origines que le taoïsme. Cet élément hagiographique, propagé d’abord, semble-t-il, par les bouddhistes eux-mêmes, fait donc du Vieux Maître, qui est aussi le maître de Confucius, le chef des Trois Religions. La légende de la conversion des barbares, acceptée d’une façon générale en Chine, malgré l’opposition ultérieure des bouddhistes, ne fut discréditée qu’aux temps modernes avant d’être définitivement frappée d’anathème lors de la grande persécution du taoïsme par la dynastie mongole, en 1281.

LARGO Caballero Francisco (1869-1946) : Né à Madrid, Francisco Largo Caballero dut gagner sa vie, comme ouvrier, dès l’âge de sept ans. Membre de l’Union générale des travailleurs (U.G.T.) dès 1890, il adhère au Parti socialiste en 1894. Il est l’un des organisateurs de la grève insurrectionnelle des Asturies d’août 1917, à la suite de laquelle il est condamné à la prison à vie, puis relâché l’année suivante. Il devient secrétaire général de l’U.G.T. en 1925, et collabore avec le général Primo de Rivera comme conseiller d’État au Travail. Élu député aux Cortes en 1931, il est ministre du Travail du gouvernement provisoire d’Alcalá Zamora ; il fait adopter de nombreuses mesures sociales et participe à la rédaction de la Constitution de 1931. Après la victoire des droites aux élections de novembre 1933, Largo Caballero, jusque-là qualifié par les communistes de "social fasciste", opte pour la lutte révolutionnaire et reçoit le surnom de "Lénine espagnol". En 1934, il apparaissait comme le futur chef de la révolution qui s’annonçait. Le 5 octobre, il fait proclamer la grève générale de l’U.G.T., dont l’épisode le plus tragique est le soulèvement des Asturies. Le 5 septembre 1936, il succède à Giral comme Premier ministre d’un gouvernement de front populaire et, le 8 novembre, déplace à Valence le siège des pouvoirs publics. Peu de temps après, son fils est fusillé par les nationalistes, en représailles de l’exécution à Alicante de José Antonio Primo de Rivera. À cette époque, il comprend que les communistes se sont servis de lui et n’ont cessé de le considérer comme un "homme au radicalisme tardif, qui avait défendu les positions les plus réformistes et les plus conciliatrices dans le mouvement ouvrier, allant même jusqu’à contracter des engagements et des alliances avec les gouvernements bourgeois les plus à droite, comme celui de Primo de Rivera". Il essaye, trop tard, de réagir : la pression de l’U.R.S.S. et l’hostilité des communistes et des socialistes modérés d’Indalecio Prieto l’obligent à démissionner, le 17 mai 1937. En octobre, il perd son poste de secrétaire général de l’U.G.T. En janvier 1939, il se réfugie en France, aigri par les attaques de ses anciens alliés politiques, qui lui imputaient la défaite des républicains. Après avoir été déporté en Allemagne dans un camp de concentration, il meurt à Paris.

MICHEL Louise (1830-1905) : Née dans la Haute-Marne, fille adultérine d’un châtelain et de sa servante, Louise Michel grandit au château de ses grands-parents. Elle y reçoit une éducation libérale et une bonne instruction dans une ambiance voltairienne, qui lui permettent d’obtenir son brevet de capacité : la voilà institutrice. Mais elle refuse de prêter serment à l’empereur et ouvre alors une école privée en 1853. En 1855, elle enseigne dans une institution de la rue du Château-d’Eau. Elle écrit des poèmes, collabore à des journaux d’opposition, fréquente les réunions publiques. Sa rencontre avec Théophile Ferré la marque pour la vie. En novembre 1870, elle est présidente du Comité de vigilance républicain du XVIIIème arrondissement. Pendant la Commune, elle est garde au 61ème bataillon, ambulancière, et elle anime le Club de la révolution, tout en se montrant très préoccupée de questions d’éducation et de pédagogie. Elle est condamnée le 16 décembre 1871 à la déportation dans une enceinte fortifiée. C’est sans doute en l’apprenant que Victor Hugo écrit son très beau poème "Viro Major". Arrivée en Nouvelle-Calédonie en 1873, elle s’emploie à l’instruction des Canaques et les soutient dans leur révolte contre les colons. Louise Michel date de cette époque son adhésion à l’anarchie. Après l’amnistie de 1880, son retour à Paris est triomphal. "Un visage aux traits masculins, d’une laideur de peuple, creusé à coups de hache dans le cœur d’un bois plus dur que le granit... telle apparaissait, au déclin de son âge, celle que les gazettes capitalistes nommaient la Vierge rouge, la Bonne Louise" (Laurent Tailhade). Figure légendaire du mouvement ouvrier, porte-drapeau de l’anarchisme, elle fait se déplacer les foules. Militante infatigable, ses conférences en France, en Angleterre, en Belgique et en Hollande se comptent par milliers. En 1881, elle participe au congrès anarchiste de Londres. À la suite de la manifestation contre le chômage de Paris (1883), elle est condamnée à six ans de prison pour pillage, mais graciée. De 1890 à 1895, Louise Michel est à Londres, où elle gère une école libertaire. Rentrée en France, elle reprend ses tournées de propagande. Elle meurt au cours de l’une d’elles à Marseille. Ses funérailles donnent lieu à une énorme manifestation, et tous les ans jusqu’en 1916 un cortège se rendra sur la tombe.

MALATESTA Enrico (1853-1932) : Né dans la région napolitaine, d’une famille paysanne, Malatesta est arrêté dès l’âge de treize ans pour insultes au roi. Il suit des études de médecine, qu’il abandonne après son adhésion, en 1871, à la Ière Internationale. Il y rejoint la tendance bakouninienne et participe, en 1872, au congrès constitutif du mouvement anarchiste de Saint-Imier. Au congrès de Berne, en 1876, il s’écarte des bakouninistes et de leur "collectivisme" : il prône avec Kropotkine un "communisme libertaire", dans lequel non seulement les moyens de production seront collectivisés, mais aussi les objets de consommation seront distribués gratuitement suivant la formule "À chacun selon ses besoins". À ce même congrès, il insiste sur la nécessité de la "propagande par le fait", qu’il juge bien supérieure à la propagande des journaux ou des meetings. D’ailleurs, il passe aux actes l’année suivante : avec quelques compagnons, il distribue des armes à la population de la province de Bénévent et brûle les archives publiques. L’aventure se termine assez piteusement, et tout le groupe est arrêté ; Malatesta sera acquitté. Cependant, l’événement a un retentissement considérable dans les milieux anarchistes.

Après un voyage agité au Moyen-Orient, de 1878 à 1880, Malatesta crée à Genève avec Kropotkine le journal Le Révolté ; expulsé de Suisse, il s’installe à Londres, où il vit de petits métiers. Il tente de relancer l’Internationale anarchiste lors du congrès de 1881, mais échoue devant la répugnance des anarchistes français à l’organisation. De nouveau arrêté en Italie, en 1884, où il vient de lancer deux journaux de tendance antipatriotique et antiparlementaire : La Questione sociale et L’Anarchia, il s’enfuit en Amérique latine. Tout à la fois militant syndical à Buenos Aires et chercheur d’or en Patagonie, il rentre en Europe après maintes aventures. Il rompt alors avec Kropotkine, qu’il juge trop "spontanéiste", trop individualiste ; pour lui, l’organisation prime avant tout : c’est à cette époque qu’il envisage d’ailleurs la réunion des socialistes et des anarchistes italiens au sein d’une organisation unique (congrès de Capolago, 1891). Après un séjour aux États-Unis puis à Cuba, Malatesta rentre à Londres en 1900 ; il y publie plusieurs journaux, dont L’Internationale et La Grève générale.

En 1907, il polémique avec le jeune Monatte lors du congrès anarchiste international. Il rejette la conception des syndicalistes révolutionnaires français pour qui le syndicalisme est le seul moyen pour aboutir à la révolution sociale. Il maintient la priorité du combat politique anarchiste. Ce n’est qu’en 1913 que Malatesta revient en Italie ; il rencontre Mussolini, alors directeur du quotidien socialiste Avanti, et confie à ses amis qu’il est très déçu. À Ancône, il publie le journal Volontà, et est l’artisan de la "Semaine rouge" en juin 1914 : le peuple se rend maître de la ville, tandis que le pays est paralysé par la grève générale. Après l’intervention de l’armée, Malatesta doit s’enfuir en Angleterre. À l’inverse de Kropotkine, dont l’attitude l’indigne, il reste fidèle à l’internationalisme prolétarien pendant la Première Guerre mondiale : il répond au Manifeste des Seize, que signe Kropotkine, par un pamphlet où il qualifie les Seize d’"anarchistes de gouvernement".

En 1919, il rentre triomphalement en Italie et y fait paraître l’Humanité nouvelle ; il anime par ailleurs l’Union syndicale italienne, centrale ouvrière anarcho-syndicaliste. Face à la montée du péril fasciste, il s’efforce de regrouper la gauche italienne dans l’Alliance du travail. Après la Marche sur Rome, il maintient une revue intitulée Pensée et Volonté, mais, dès 1926, il est placé en résidence surveillée et doit reprendre son métier de mécanicien-électricien.

Malatesta sera pratiquement réduit au silence jusqu’à sa mort, néanmoins il réussira à faire passer à l’étranger quelques rares articles. Anarchiste libertaire, son activité intense a toujours eu pour but l’organisation des groupes révolutionnaires, et c’est en cela que réside sa profonde originalité dans le mouvement anarchiste.

MOZI ou MÔ TSEU (- 479 ; - 390) : Considéré comme un lointain précurseur du socialisme libertaire, pour ne pas dire de l'anarchisme, ainsi que de la désobéeissance civile et de la non-violence, Mozi, à la pensée duquel toute réflexion sur la structure individuelle ou collective de la propriété demeure encore entièrement étrangère, fut surtout un pacifiste ardent qui, en vue de débarrasser la société de ses contradictions, songea à réorganiser l’État, de manière assez utopique, sur des principes plus rationnels que ceux de la féodalité familiale instaurée dans la Chine ancienne. Des textes assez homogènes par le style et par les idées, recueillis en soixante et onze chapitres dont dix-sept ne subsistent plus que par leurs titres, sont attribués à un certain Mozi (Maître Mo) ou Mo Di, né sans doute à Song vers 479 (année de la mort de Confucius) et qui vécut jusque vers 390.

Le nom de Mô, qui n’est pas un véritable patronyme, désigne le porteur d’un tatouage infamant infligé à certains condamnés réduits de ce fait à la condition servile ; il a été interprété comme une épithète de dérision donnée par les confucianistes à l’initiateur d’une doctrine d’esclave, celui-ci les ayant eux-mêmes brocardés en les traitant de "pédagogues", sens primitif du mot ru  communément traduit par "lettrés".Quoi qu’il en soit, Maître Mô, dont l’origine plébéienne se traduit par privation de véritable nom de famille, s’instruisit d’abord auprès des disciples de Confucius, comme le prouve amplement l’identité des références scripturaires et du fonds conceptuel utilisés de part et d’autre ; mais il entra vite en dissidence, élaborant une doctrine sociale radicale avec laquelle il fit école, premier des idéologues de la Chine ancienne à remettre le confucianisme en question.

Le ressort originel de la réflexion de Maître Mô fut sa répulsion pour la guerre sous toutes ses formes, intérieures et extérieures, telle qu’elle sévissait de son temps en prenant des proportions terrifiantes. Il se sépare d’abord des confucianistes sur le reproche qu’il leur fait de prêter la main, pour arriver au pouvoir, à des complots générateurs de guerre civile ; et lorsqu’il entre lui-même en scène politiquement, c’est pour dissuader des princes puissants de lancer leurs armées sur de petits pays sans défense. Le plus glorieux des conquérants, écrit-il, responsable de quantité de morts, n’est qu’un meurtrier incomparablement plus criminel que l’assassin d’un seul homme. Voyant l’origine de la guerre et de tous les crimes dans l’hostilité avec laquelle l’homme en général, isolé dans son égoïsme, considère ceux de ses semblables qui lui sont étrangers, il prêche pour une vaste communauté humaine solidaire où chacun traiterait autrui, si éloigné qu’il soit, en prochain, par la pratique de l’amour universel, thème central de la doctrine moïste. Divergeant considérablement de la conception confucéenne de la vertu, qui distingue des degrés dans le respect et l’affection que se doivent mutuellement les hommes selon la plus ou moins grande proximité de leurs positions réciproques familiales et sociales, cet idéal d’altruisme indifférencié est soutenu, non plus par une philosophie morale des sentiments naissant spontanément des relations diversifiées de la parenté naturelle et extrapolées aux relations sociales, mais par un calcul logique de l’intérêt faisant ressortir le plus grand avantage pour tous d’une discipline commune de la recherche du profit. Une telle discipline est rendue impraticable par les vices de l’ordre établi. Inspiré comme tous les penseurs de l’époque par l’utopie de la grande harmonie, Maître Mô réclame l’abolition des structures familiales de l’État ainsi que de l’hérédité des fonctions en vue d’établir une nouvelle société, hiérarchisée selon le seul mérite et cimentée moins par l’emprise des pouvoirs dirigeants que grâce au consentement général à ce qu’il appelle le "contrat entre le prince, les ministres et le peuple" (chap. XL). Le mérite y sera mesuré principalement au travail productif et à la sagesse avec laquelle celui-ci sera organisé : le héros moïste par excellence est Yu le Grand, l’hydraulicien légendaire. Afin d’éviter de stimuler les cupidités, la production devra se limiter au nécessaire, à l’exclusion de tout luxe superflu, et notamment de celui que requéraient alors les cérémonies rituelles au sujet desquelles de vives polémiques opposent moïstes et confucianistes. Maître Mô pousse sa condamnation des excès de consommation jusqu’à un véritable malthusianisme économique, transfiguré en bonheur idyllique par une peinture idéalisée de la simplicité primitive. Cette simplicité doit être restaurée aussi dans la naïveté des vieilles croyances à la Providence céleste, aux esprits, aux miracles, sapées par l’agnosticisme de Confucius et pourtant si utiles pour intimider les méchants et encourager les bons. Une telle religiosité contraste, dans la philosophie moïste, avec une pensée dont le rationalisme est par ailleurs nourri d’esprit scientifique par la recherche technique (Mozi est réputé l’inventeur d’une machine volante) et dialectiquement affiné par les controverses avec les confucianistes (Mozi est le fondateur de la logique chinoise).

C’est cependant avec la témérité de la foi et non la prudence de la raison que les moïstes se battent fanatiquement pour leur cause, et d’abord pour la paix qu’ils défendent paradoxalement les armes à la main. Leur école s’est organisée en secte politico-religieuse, disciplinée militairement, réclamant de ses membres la ristourne de l’excès des revenus qu’ils peuvent gagner dans les emplois publics auxquels les recommande une réputation de loyauté absolue, que la mort n’intimide pas. Chez les épigones de Maître Mô, l’activisme politique prend progressivement le pas sur la recherche doctrinale, et le moïsme est épuisé comme courant philosophique dès le IIIème  siècle avant  notre ère ; mais il se perpétuera tout au long de l’histoire de la Chine dans la tradition de certaines formes de la révolte sociale. À l’époque moderne, c’est l’intérêt que lui portèrent des intellectuels réformistes comme Liang Qichao (1873-1929) et Hu Shi (1891-1962) qui replaça à l’actualité des études sinologiques la vieille doctrine de Maître Mô.

NETCHAÏEV Sergueï Guennadievitch (1847-1882) : Né dans une famille d’ouvriers, autodidacte, Netchaïev obtient un poste d’instituteur à Saint-Pétersbourg où il fréquente les cercles d’étudiants révolutionnaires. Poursuivi pour ses activités, il se réfugie à Genève où il rencontre Bakounine. Avec l’aide, semble-t-il, de ce dernier, il écrit Le Catéchisme révolutionnaire (1868) : il y développe sa conception de la révolution, comme œuvre de groupes terroristes clandestins qui ont pour rôle de démanteler l’édifice social en éliminant ses dirigeants ; il définit l’attitude du révolutionnaire envers lui-même, ses camarades, la société et les "libéraux de toutes nuances". Mais surtout il soutient la thèse que le révolutionnaire doit accentuer les souffrances du peuple, afin que celui-ci trouve le courage de se révolter. Le Catéchisme  sera l’un des ouvrages de référence des nihilistes russes.

En août 1869, Netchaïev retourne en Russie et, se recommandant de Bakounine, fonde à Moscou le Comité de la vindicte du peuple. Celui-ci est organisé de façon très rigide et une obéissance aveugle est exigée de ses membres. Après avoir assassiné l’étudiant Ivanov, qu’il accuse de trahison, il est obligé de fuir et s’installe en Allemagne. (Dostoïevski s’est inspiré de cet épisode de la carrière de Netchaïev dans son roman Les Possédés). Puis Netchaïev rejoint Bakounine, mais celui-ci, effrayé de son cynisme et de sa violence, rompt avec lui. Netchaïev se réfugie alors à Londres, où il est mal accueilli dans les milieux révolutionnaires. On le trouve en 1870 à Paris, où il demeure jusqu’au début de la Commune. Il revient alors en Suisse, où il est arrêté et extradé en octobre 1872. Jugé à Saint-Pétersbourg, il est condamné à vingt ans de travaux forcés, peine commuée par le tsar lui-même en détention à vie. Incarcéré à la forteresse Pierre-et-Paul, il parvient à maintenir des relations avec le mouvement populiste Terre et Liberté ; il réussit même à convertir ses geôliers. Il meurt d’épuisement après dix ans d’emprisonnement.

ORWELL Eric Blair dit George (1903-1950) : Homme d’une intégrité et d’un courage peu communs, engagé dans sa vie comme dans son œuvre, l’anglais George Orwell, de son vrai nom Eric Blair, a souvent été comparé à Camus, tant pour son sens de la justice que pour la conception qu’il se fait de son métier d’écrivain.

Né au Bengale, Eric Blair fait ses études en Angleterre où, parmi les enfants de la bourgeoisie aisée, il souffre de la pauvreté et de la modestie de ses origines. Son père, en effet, était un petit fonctionnaire de l’administration des Indes, et avait obtenu une bourse pour son fils. Il va ensuite à Eton, toujours comme boursier, et s’y familiarise pour la première fois avec les idées socialistes, qui inspireront plus tard la plus grande partie de sa vie et de son œuvre.

À dix-neuf ans, il s’engage comme sergent dans la police impériale en Birmanie. Après avoir souffert à l’école de l’oppression de l’argent, le voici oppresseur à son tour. Il en souffre tout autant ; cinq ans plus tard, en 1927, il résilie son contrat, refusant d’être plus longtemps complice d’un impérialisme qu’il considère comme "en grande partie du gangstérisme". Son roman, Tragédie birmane  (Burmese Days, 1934), raconte cette expérience.

Rentré en Europe, il mène une existence misérable, vivant d’expédients : à Paris, il fait la plonge dans un restaurant, trouve une place de précepteur ; à Londres, il travaille dans une librairie, contrainte étouffante pour un apprenti écrivain : il en tirera Et vive l’Aspidistra  (Keep the Aspidistra Flying, 1937). À cette époque, il écrit de nombreux romans et nouvelles, pour lesquels il ne trouve pas d’éditeur. Enfin, en 1933, il publie son premier récit, fortement autobiographique, La Vache enragée (Down and out in Paris and London), qu’il signe du pseudonyme de George Orwell. Pourtant, il ne gagne pas assez pour vivre de sa plume. Il effectue une enquête socio-économique dans une zone industrielle touchée par la récession économique. Ce reportage sur le chômage en pays minier donnera : La Route du quai de Wigan (The Road to Wigan Pier, 1937).

La guerre d’Espagne a éclaté. George Orwell s’engage dans les milices du P.O.U.M. (Socialistes révolutionnaires). Il se bat et est gravement blessé (La Catalogne libre  [Homage to Catalonia], 1938). Lors de la Seconde Guerre mondiale, réformé à cause de sa blessure, il travaille pour la B.B.C. et publie des essais politiques : À l’intérieur de la baleine (Inside the Whale, 1940), et Le Lion et la Licorne (The Lion and the Unicorn, 1940), essai sur "le socialisme et le génie anglais" (en français, Essais choisis). Il fournit aussi une chronique régulière au London Tribune  et collabore à de nombreux journaux et revues.

"De cœur, je suis à gauche, écrit-il, mais je pense qu’un écrivain ne peut rester honnête qu’en demeurant à l’écart des partis et des étiquettes". Son expérience de la guerre d’Espagne, où il a vu le P.O.U.M. socialiste liquidé par les communistes, ses espérances trahies par le stalinisme et sa haine pour tous les totalitarismes le poussent à écrire, après la guerre, les deux œuvres pour lesquelles il restera célèbre : La République des animaux  (Animal Farm, 1945), et 1984  (Nineteen Eighty Four, 1949). Sous la forme d’une fable animale, La République des animaux est une dénonciation du stalinisme. Les animaux d’une ferme anglaise se révoltent contre les hommes, qui symbolisent les exploiteurs capitalistes. "Tous les animaux sont égaux", est-il proclamé. Mais, peu à peu, les buts et les espoirs de la révolution sont trahis, tandis que naît une nouvelle classe d’exploiteurs privilégiés, les cochons, et que sévit la police secrète des chiens. De plus en plus, les cochons, qui marchent même sur deux pattes, se mettent à ressembler aux hommes avec qui ils acceptent de traiter. "Tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que les autres". Telle est la morale pessimiste de cette anti-utopie féroce.

Dans 1984 , une autre anti-utopie, dérisoire et terrifiante, d’une ironie swiftienne, Orwell présente un monde totalitaire où la guerre perpétuelle - gérée par le ministère de la Paix - est le prix de la prospérité, un monde où le ministère de l’Amour fait régner la loi et l’ordre. Rien n’échappe à Big Brother (Grand Frère), le maître suprême, ni à sa police de la Pensée. Le héros, Winston, en fera l’expérience : sa révolte échouera ; vaincu, il sera contraint, pour finir, de retomber dans l’amour obligatoire pour Big Brother. Ce monde de cauchemar, où l’individu est écrasé par la technocratie, est-il si éloigné du nôtre ; Ce dernier roman de George Orwell, mort un an à peine après sa publication, reste une sorte de testament tragique et prophétique.

POUGET Émile (1860-1931) : Né à Rodez, Pouget est élevé dans une famille de républicains militants. Monté à Paris en 1875, il travaille comme employé dans un magasin de nouveautés et fréquente les groupes politiques avancés, notamment anarchistes. En 1879, il fonde le premier syndicat d’employés. Sa participation, avec Louise Michel, à la manifestation parisienne contre le chômage, en 1883, lui vaut huit ans de prison pour pillage. Gracié au bout de trois ans, il lance, en 1889, un journal Le Père peinard dont il est l’unique rédacteur. De ton très violent, Le Père peinard  essaye de retrouver la veine populaire du Père Duchesne , le journal révolutionnaire de J. Hébert. Après l’assassinat de Sadi Carnot (1894), la vague d’arrestations qui s’abat sur les milieux anarchistes oblige Pouget à se réfugier en Angleterre, où il continue de faire paraître son journal ; il est gracié à son retour en 1895. Anarcho-syndicaliste, Pouget participe au congrès de Toulouse de la C.G.T., en 1897, et fait adopter un rapport sur le boycottage et le sabotage, ainsi que sur la création d’un journal confédéral : La Voix du peuple, qui paraît en 1900. Élu secrétaire général adjoint de la C.G.T. en 1901, Pouget est l’initiateur et l’animateur inlassable de la campagne pour les huit heures qui aboutit à la journée du 1er mai 1906. Rédacteur de la Charte d’Amiens, il est arrêté, à la suite des manifestations de Draveil, avec tout l’état-major de la C.G.T. Mis en minorité en 1908, il démissionne du bureau confédéral et se retire de la vie militante. Il reste silencieux pendant la Première Guerre mondiale et refuse à des amis qui le lui demandent instamment d’écrire ses mémoires.

PROUDHON Pierre Joseph ( 1809 - 1865) : Les origines de Pierre Joseph Proudhon, né le 15 janvier 1809 à Besançon d’un père garçon brasseur et d’une mère cuisinière, sont, au contraire de celles de Marx et de la plupart des réformateurs sociaux (de Saint-Simon à Lénine), authentiquement plébéiennes.

Placé tout jeune comme bouvier dans la campagne franc-comtoise, Proudhon est admis à dix ans comme boursier au collège royal de Besançon. Il y remporte, malgré des conditions de travail très précaires, tous les prix d’excellence. Obligé, par la nécessité, d’interrompre ses cours en rhétorique, il devient successivement typographe, prote, boursier de l’académie de Besançon (il complète sa formation intellectuelle à Paris, aux Arts et Métiers et au Collège de France), artisan imprimeur ; fondé de pouvoir pendant cinq ans dans une entreprise de navigation fluviale lyonnaise, il acquiert une expérience réelle des mécanismes de l’entreprise et aussi de la bureaucratie. Il pratique ensuite son métier de journaliste-écrivain, qu’il poursuit inlassablement, en compagnie de sa femme, une ouvrière, et de ses enfants, à travers d’incessantes difficultés matérielles, des procès politiques, les révolutions, la députation, la prison (trois ans) et l’exil. Il meurt à cinquante-six ans, le 19 janvier 1865, épuisé par un immense labeur, et laissant une œuvre fleuve qu’il n’aura jamais eu le loisir de résumer (plus de quarante ouvrages représentant près de cinquante volumes, sans compter les articles des trois journaux qu’il a successivement créés).

Paysan de souche et ouvrier de condition, manuel d’origine et intellectuel d’accession, praticien par profession et théoricien par vocation, pragmatique par tempérament et moraliste par caractère, économiste et sociologue par observation, politique et éducateur par induction, Proudhon apparaît comme un microcosme du peuple français. Sa naissance et sa vie revêtent par elles-mêmes une double et même signification historique : l’avènement du prolétaire à l’intelligence de sa condition et de son émancipation, l’émergence de la société industrielle dans sa dimension planétaire.

Dans une œuvre géniale, au foisonnement déconcertant, mais d’une cohérence interne rigoureuse, tous les sujets et les problèmes de l’humanité sont abordés avec un sens surprenant de la projection et de la prospective. "Je sais ce que c’est que la misère, écrit Proudhon. J’y ai vécu. Tout ce que je sais, je le dois au désespoir". Une telle vie aurait pu faire un aigri. Une formidable santé physique et morale, une prodigieuse intelligence, un tempérament résolument pragmatique en firent un réaliste. Proudhon décide de consacrer sa vie "à l’émancipation de ses frères et compagnons" (lettre à l’Académie de Besançon), et, face au monde établi, il se dresse comme "un aventurier de la pensée et de la science".

Science et liberté, socialisme scientifique et socialisme libéral, libéral car scientifique, et pluraliste parce que libéral : telle est l’originalité de la pensée de Proudhon, par rapport aux socialistes utopiques de son siècle et aux conséquences dogmatiques de la pensée scientifique de Marx. "La souveraineté de la volonté cède devant la souveraineté de la raison, et finira par s’anéantir dans un socialisme scientifique".  "La liberté est anarchie parce qu’elle n’admet pas le gouvernement de la volonté mais seulement l’autorité de la loi [...]. La substitution de la loi scientifique à la volonté [...] est, après la propriété, l’élément le plus puissant de l’histoire".  Proudhon écrit ces lignes en 1840 (Premier Mémoire sur la propriété).

Le premier, il forge et applique le concept de socialisme scientifique et lui oppose, dès 1846, le nouveau terme de "socialisme utopique". Ce socialisme scientifique se fonde sur "une science de la société méthodiquement découverte et rigoureusement appliquée". "La société produit les lois et les matériaux de son expérience". Aussi la science sociale et le socialisme scientifique sont-ils, corrélativement, autodécouverte et auto-application par la société réelle des lois inhérentes à son développement. "La science sociale est l’accord de la raison et de la pratique sociale" (Contradictions économiques, 1846) ; leur séparation est donc la cause de toutes les utopies et de toutes les aliénations : "Je proteste contre la société actuelle et je cherche la science. À ce double titre je suis socialiste", écrit-il (Voix du peuple, 4 décembre 1848).

La même logique qui transforme le socialisme critique en socialisme scientifique conduit celui-ci à être un socialisme libéral.  Pour éliminer l’arbitraire capitaliste, le socialisme tend à une collectivisation sociale. Parallèlement, pour supprimer l’arbitraire étatique, il amène une libéralisation sociale. C’est à la société tout entière s’autogérant et s’auto-administrant qu’il appartient de préparer et d’instaurer cette "révolution permanente" (Toast à la révolution), cet évolutionnisme révolutionnaire, et d’inférer du pluralisme organique social un pluralisme organisateur. La clé de la pensée proudhonienne ne réside pas dans un apriorisme intellectuel, un dogme métaphysique, mais dans une théorisation fondée sur l’observation scientifique : le pluralisme.  En effet, "le monde moral (social) et le monde physique reposent sur une pluralité d’éléments ; et c’est de la contradiction de ces éléments que résultent la vie, le mouvement de l’univers", la possibilité de la liberté pour l’homme et la société. "Le problème consiste non à trouver leur fusion, ce qui serait la mort, mais leur équilibre sans cesse instable, variable comme le développement des sociétés" (Théorie de la propriété, 1865).

L’antagonisme autonomiste et l’équilibration solidariste sont "la condition même de l’existence" : sans opposition, pas de vie, pas de liberté ; sans composition, pas de survie, pas d’ordre. Le pluralisme est donc l’axiome de l’univers ; l’antagonisme et l’équilibration, sa loi et sa contre-loi (La Guerre et la paix, 1861). Le monde, la société sont pluralistes. Leur unité est une unité d’opposition-composition, une union d’éléments diversifiés, autonomes et solidaires, en conflit et en concours. De ce pluralisme physique et sociologique effectif, Proudhon induit un pluralisme social efficient.

En 1849, dans ses Confessions d'un révolutionnaire, Proudhon écrit : "Ce que le capital fait au travail et l'État à la liberté, l'Église, de son côté, le fait à l'esprit… Pour opprimer efficacement le peuple, il faut enchaîner temporairement son corps, sa volonté et sa raison". Ainsi, dans sa condamnation de la trinité de l'absolutisme, Proudhon préfigure l'anarchisme radical de Bakounine.

RAVACHOL François Claudius KŒNIGSTEIN dit (1859-1892) : De son vrai nom Kœnigstein, Ravachol naît dans une famille ouvrière de Saint-Chamond. La misère et les désaccords familiaux entraînent le père, hollandais d’origine, à abandonner le foyer, et à l’âge de huit ans Ravachol est "placé" à la campagne pendant la belle saison ; l’hiver, il retourne à l’école. Après quelques années d’apprentissage, il devient ouvrier teinturier ; à dix-huit ans, il lit Le Juif errant d’Eugène Sue, qui lui révèle la "conduite odieuse des prêtres". Il "perd complètement les idées religieuses" après avoir assisté à des conférences faites dans la région par des militants socialistes et il s’inscrit à un cercle d’études. Mais très vite l’anarchie lui paraît un moyen plus radical de satisfaire son désir de changement social ; il fréquente aussi les cours du soir, particulièrement les cours de chimie. Chassé de divers emplois, ayant ses frères et sœurs à charge, il est accordéoniste dans les bals, tout en se livrant à la contrebande des alcools, au faux-monnayage et au cambriolage. Le mouvement anarchiste d’alors prône la propagande par le fait et loue la  reprise individuelle. Ravachol tente de cambrioler un vieil ermite, enrichi par des années d’aumônes. Surpris par sa victime, il tue le vieillard. Arrêté peu après, il s’échappe, mais son évasion est si facile que certains compagnons anarchistes voient en lui un provocateur.

Sous le pseudonyme de Léon Léger, Ravachol se cache dans la banlieue parisienne ; les milieux anarchistes sont alors agités par la condamnation sévère de deux des leurs : Ravachol organise un vol de dynamite dans une carrière puis, le 11 mars 1892, va déposer sa bombe chez le conseiller Benoît, responsable de la sévérité des peines. L’immeuble est détruit, mais le conseiller en sort indemne. Le 27 mars, Ravachol récidive, chez le substitut Bulot cette fois : "J’ai voulu faire comprendre à tous ceux qui ont à appliquer des peines qu’il fallait à l’avenir qu’ils soient plus doux", expliquera-t-il lors de son procès. Reconnu trois jours après cet attentat par un garçon du restaurant Véry, il est arrêté. Il comparaît le 26 avril 1892 devant la cour d’assises de la Seine dans une atmosphère d’état de siège : la veille, le restaurant Véry a sauté. Ravachol est condamné aux travaux forcés à perpétuité et aussitôt transféré devant la cour d’assises de la Loire : il y répond du meurtre du vieil ermite et de deux autres meurtres qu’il nie farouchement. Condamné à mort, il accueille la sentence au cri de "Vive l’anarchie" ; sa conduite digne et calme lui a enfin gagné la sympathie de tout le mouvement anarchiste, certains voient même en lui le Christ de l’anarchie. L’exécution a lieu le 11 juillet de la même année. Ravachol meurt en criant "Vive la Révolution" ; après être monté sur l’échafaud en chantant une chanson du père Duchesne. Une chanson, La Ravachole, écrite sur l’air de La Carmagnole et du Ça ira , et l’usage du verbe ravacholiser témoignent de son renom dans les groupes anarchistes parmi lesquels il fera des émules.

RECLUS Élisée (1830-1905) : Né en Gironde et destiné à être pasteur comme son père, Reclus suit les cours de la faculté protestante de Montauban. Il perd très vite la foi et est séduit par les idéaux socialistes de son époque. Au cours d’un séjour à Berlin, il suit les cours de géographie de Karl Ritter dont il devient le disciple. Après le coup d’État de 1851, il quitte la France et voyage en Irlande, aux États-Unis, et tente de fonder une colonie agricole en Colombie. De retour en France, il publie ses premiers ouvrages de géographie. Fondateur de coopératives de consommation et d’assurances ouvrières, et attaché aux idées anarchistes, Reclus assiste au Congrès de Berne de la Première Internationale avec Bakounine. Membre de la garde nationale pendant la Commune, il est fait prisonnier lors de la désastreuse sortie en masse du 4 avril 1871. Grâce à l’intervention de savants anglais, sa condamnation à la déportation est commuée en une peine de dix années de bannissement. Résidant en Suisse, il milite à la Fédération jurassienne anarchiste. Amnistié en 1879, il reste à Genève où il anime le journal Le Révolté  qu’il a fondé avec Pierre Kropotkine et Jean Grave. La publication de la Géographie universelle, commencée en 1875, établit définitivement sa réputation scientifique, et l’Université libre de Bruxelles fait appel à lui en 1890 pour prendre en charge la chaire de géographie. Comme son ami Kropotkine, il défend jusqu’à sa mort un anarchisme pur et intransigeant.

ROSSONI Edmondo (1884-1965) : Né près de Ferrare, Edmondo Rossoni vient très vite à l’anarchisme et au syndicalisme révolutionnaire. Militant actif et connu, il dirige la Bourse du travail de Parme, considérée comme La Mecque du syndicalisme révolutionnaire. Exilé à Londres, il participe à la tentative de création d’une Internationale anarchiste en 1913. Découragé par les dissensions au sein du mouvement, Rossoni abandonne ses camarades anarchistes. Il rentre en Italie en 1914, au moment de la bataille contre la neutralité de l’Italie dans le conflit mondial ; sur ce point, il est déjà en accord avec Mussolini.

En 1918, il lance l’Unione italiana di lavoro (Union italienne du travail), qu’il définit comme un syndicalisme national. Profondément antisocialiste, il ne veut de syndicalisme qu’apolitique. C’est en janvier 1922 qu’il se rallie définitivement au fascisme et devient secrétaire de la Confederazione nazionale delle corporazioni sindacali (Confédération nationale des corporations syndicales), centrale syndicale fasciste qui regroupera, après la marche sur Rome, toutes les organisations ouvrières italiennes. Rossoni reste à sa tête jusqu’en 1928 et, à ce poste, met en œuvre la politique fasciste de collaboration des classes et de mise au pas des syndicats italiens.

Député de 1924 à 1929, membre du Grand Conseil fasciste, ministre de l’Agriculture de 1935 à 1939, Rossoni est un exemple de la fascination que les mouvements fascistes de l’entre-deux-guerres ont exercée sur certains éléments du mouvement ouvrier européen.

ROUX Jacques (1752-1794) : Né dans une famille bourgeoise, Jacques Roux devient professeur au séminaire d’Angoulême, puis curé dans le diocèse de Saintes. Il adhère d’enthousiasme à la Révolution, mais il est frappé d’interdit puis révoqué sous l’accusation d’avoir participé au pillage des châteaux en avril 1790. Il s’installe à Paris, prête serment à la Constitution civile du clergé et devient vicaire à Saint-Nicolas-des-Champs, mais il renonce à la prêtrise. Inscrit à la section des Gravilliers, très peuplée et très pauvre, il participe à la journée du 10 août 1792 et siège au conseil général de la Commune de Paris. À la tête de toutes les émeutes provoquées par la crise des subsistances (notamment le 25 février 1793, "la journée de Jacques Roux" selon Jaurès), il pense que la Révolution doit être faite au bénéfice non du tiers mais du quatrième état. Il critique la notion de propriété, multiplie les attaques contre les riches, justifie les pillages de boutiques, les qualifiant de restitutions, et il est considéré comme un porte-parole des enragés. Robespierre et même Marat trouvent qu’il va trop loin et l'accusent de "vouloir instaurer l'anarchie", mais le Comité de salut public ne le juge pas trop dangereux puisqu’il décide qu’il relève du tribunal correctionnel (5 septembre 1793). Ce dernier, formé de contre-révolutionnaires camouflés, se déclare incompétent et le renvoie devant le Tribunal révolutionnaire. Jacques Roux se donne la mort dans sa prison le 10 février 1794 (22 pluviôse an II).

SACCO Nicolas (1991 - 1927) et VANZETTI  Bartolomeo (1188 - 1927) : Nicolas Sacco, né en 1891 dans un village d’Italie du Sud, émigre aux États-Unis en 1908 ; ouvrier cordonnier à Boston, il se rend au Mexique en 1917 pour éviter la mobilisation. D’abord républicain, Sacco devient socialiste, puis anarchiste militant. Bartolomeo Vanzetti, né en 1888 dans l’Italie du Nord, d’une famille bourgeoise, s’intéresse très tôt au socialisme puis à l’anarchisme. À vingt ans il émigre à New York où il exerce toutes sortes de métiers. C’est un militant syndicaliste actif et influent. Le 5 mai 1920, deux employés transportant la paie d’une entreprise sont assassinés à South Braintree (Massachusetts) à coups de revolver par deux hommes qui prennent la fuite en voiture. L’affaire se produit dans une période où se répand aux États-Unis une vague de xénophobie et une psychose collective antirévolutionnaire ; la police traque les militants ouvriers dont beaucoup sont des immigrés de fraîche date. Les soupçons se portent directement sur les milieux anarchistes. Sacco et Vanzetti interpellés refusent de coopérer avec la police, et leurs premières déclarations sont pour le moins ambiguës. Ils sont inculpés sans preuves et jugés en mai 1921. Le juge Thayer qui préside le tribunal affirme que selon lui "la preuve qui condamnait ces accusés était [... leur] conscience d’avoir fait le mal". Pendant des années, les avocats de Sacco et Vanzetti se battent pour la reprise du procès ; ils apportent en particulier la confession d’un des participants au hold-up du 5 mai 1920, Celestino Madeiros : rien n’y fait ; le juge Thayer maintient le verdict de culpabilité et prononce le 9 avril 1927 la sentence de mort contre les deux anarchistes. Le gouverneur du Massachusetts refuse d’exercer son droit de grâce. Ils sont exécutés le 22 août 1927 ; tout au long de ces six années Sacco et Vanzetti n’ont cessé de protester de leur innocence, tout en restant fidèles à leur idéal révolutionnaire : Sacco refuse même de signer le recours en grâce auprès du gouverneur. C’est sur le plan international que l’affaire prend toute sa signification. Les premières manifestations de soutien viennent d’Italie en août 1921, manifestations très vite relayées par l’Internationale communiste qui, lors de son IVème congrès, décide de lancer une campagne internationale. Le tout jeune Parti communiste français met en place un comité central d’action pour la solidarité militante à Sacco et Vanzetti. La campagne s’étend à la Belgique, à la Suisse, au Portugal, à l’Espagne, puis aux pays scandinaves ; elle devient dans les derniers temps véritablement internationale, manifestations et meetings se multipliant aux États-Unis et dans le monde à l’annonce de la sentence de mort. Le 8 août 1927, un ordre de grève générale de vingt-quatre heures est suivi massivement en France. Reflet des luttes sociales très dures qui suivirent la Première Guerre mondiale, l’affaire Sacco et Vanzetti reste un exemple sans précédent de solidarité ouvrière internationale.

SENDER GARCÉS Ramón José dit (1901) : Ramón Sender est un des romanciers les plus représentatifs de la littérature espagnole contemporaine tant par les circonstances de sa vie que par la vision du monde manifestée dans ses œuvres. Pour ses compatriotes, il est le type même de l’écrivain engagé dans les luttes sociales de son temps et auquel l’exil confère une sorte d’auréole. Le temps, l’éloignement, et aussi la censure jusqu’en 1963, ont contribué à faire de lui une figure mythique dans laquelle s’est reconnue une large partie de la génération républicaine des années trente, et cela malgré l’évidente évolution de Sender vers des attitudes conservatrices. Sa production, très abondante, fut toujours accueillie avec un préjugé favorable, préjugé qu’a contribué sans doute à maintenir la remise en circulation en Espagne des premières œuvres qui ont fait sa célébrité.

Ramón José Sender Garcés est né en 1901 dans un petit village de l’Aragon, Chalamera de Cinca, d’une famille appartenant à la bourgeoisie moyenne. Il explique lui-même par cette origine aragonaise le primitivisme qui imprègne toute son œuvre. Après des études secondaires, il monte à Madrid et fait ses débuts dans divers journaux. En 1923, il accomplit son service militaire au Maroc, où l’Espagne mène alors une guerre coloniale qui tourne pour elle au désastre : de cette expérience assez dure, il tirera plus tard (1930) son premier roman, Imán . À son retour, il entre comme rédacteur à El Sol, le grand quotidien libéral de Madrid, où il commence à acquérir sa notoriété de journaliste et d’écrivain. En même temps, il participe à l’agitation anarchiste qui caractérise la dictature de Primo de Rivera et connaît la prison. Cette activité révolutionnaire fournit la matière de deux nouveaux récits : Orden público (1931), sur l’univers carcéral, et Siete Domingos rojos (1932), qui évoque le monde des groupes de combat anarchistes.

À l’avènement de la IIème République espagnole, Sender a quitté El Sol  pour La Libertad, proche des socialistes, et collabore, entre autres, au quotidien anarchiste Solidaridad obrera. C’est alors qu’il publie ses célèbres articles sur l’affaire de Casas Viejas, un petit village andalou où les forces de l’ordre avaient écrasé brutalement une modeste insurrection de paysans libertaires : un scandale dont la République ne se relèvera jamais. À l’époque où Sender fait paraître la version romancée de l’épisode (Viaje a la aldea del crimen, 1934), il a atteint un sommet dans sa carrière. Il est devenu la figure idéale de l’écrivain mettant librement sa plume au service de la vérité et de la liberté. La Noche de las cien cabezas  (1934), vision critique de la société espagnole, confirme cette image. La consécration officielle viendra au moment du Frente popular, au début de 1936 : Sender obtient le prix national de littérature pour son roman Mr. Witt en el cantón, où il raconte le soulèvement cantonaliste (d’inspiration anarchiste) qui, en 1873, déborda sur sa gauche la Ire République espagnole.

Entre-temps, Sender est passé par une crise idéologique qui l’a fait s’éloigner des anarchistes pour se tourner vers les communistes, ce dont témoignent des livres (recueils d’articles pour certains d’entre eux) comme Madrid-Moscú (1934), Carta de Moscú sobre el amor (1934), et Contraataque (1937-1938) où il relate les premiers mois de la guerre civile espagnole tels qu’il les a vécus. Cette guerre sera pour lui une épreuve pénible tant sur le plan personnel (sa femme et un de ses frères sont fusillés) que sur le plan idéologique puisqu’il a à souffrir des conflits internes qui, dès 1937, déchirent le camp républicain. Il est envoyé à l’étranger pour témoigner, au nom de la République, d’abord aux États-Unis, puis en France où il dirige quelque temps un journal de propagande, La Voz de Madrid. Cette double qualité de combattant et d’écrivain fait de Sender, aux yeux des siens, un personnage assez semblable à celui de Malraux, qui tirera d’ailleurs de Contraataque quelques éléments de L’Espoir. En 1938, Sender quitte l’Espagne pour la France, puis le Mexique, et enfin les États-Unis où, de 1942 à 1982, il enseigne la littérature espagnole dans diverses universités.

On a trop souvent admis comme une évidence le fait que l’exil ait provoqué chez Sender un changement profond, et de là est né le sentiment communément partagé qu’il y a dans sa vie et son œuvre deux époques bien distinctes, voire opposées. Le fait est que le changement existe. Mais peut-on vraiment parler de rupture ? Certes, il semble que Sender ait acquis, en même temps que la nationalité américaine (1946), des modes de pensée qui paraissent a priori incompatibles avec son action sociale d’autrefois. Il publie notamment en 1957 un roman résolument anticommuniste, Los Cincos Libros de Ariadna, où l’on peut lire dans le prologue : "Ce qu’il faut faire [...], c’est ne pas agir comme des hommes d’une classe sociale mais comme un être humain élémentaire et générique. Nous n’acceptons pas le truc de la "conscience de classe". À la fin de sa vie, il se dira attiré par un socialisme du type Fabian Society, rejetant l’activisme et la violence. Il est également évident qu’à partir de son premier roman de l’exil, Proverbio de la muerte (1939), le ton a changé : le scepticisme et l’amertume, déjà visibles auparavant, mais mitigés par l’enthousiasme militant, dominent très largement. On a désormais l’impression que la réalité historique qui semblait jusque-là nourrir l’œuvre de Sender est transcendée au profit d’une vision poétique et symbolique fortement teintée de pessimisme. On peut remarquer aussi que, à l’exception de Réquiem por un campesino español, les romans qui parlent de la guerre civile, de El Rey y la Reina (1949) à El Fugitivo (1976), ne laissent au conflit que le rôle de toile de fond sur laquelle on débat de problèmes métaphysiques. Le roman historique lui-même, pour lequel Sender a gardé une certaine attirance, plonge maintenant dans un passé lointain (Bizancio, Lope de Aguirre, Carolus Rex, Tupac Amaru, etc.) pour rejoindre une sorte d’atemporalité poétique.

Mais on s’aperçoit vite que ces changements ne sont peut-être que de surface et que c’est plutôt sur l’interprétation de ses premières œuvres qu’il y a un certain malentendu : les Espagnols, influencés par l’atmosphère de lutte sociale et de bouleversement politique des années trente, ont mis en circulation une image de Sender partielle, incomplète, image que le phénomène de l’exil a contribué ensuite à figer tout en l’amplifiant. Sender, certes, a participé à la lutte sociale, mais, par individualisme et aussi à cause de sa qualité d’intellectuel, il n’a jamais été un militant à part entière dans quelque mouvement que ce soit. De l’anarchisme, il a retenu, entre autres choses, un apolitisme farouche. Quant à son œuvre, s’il est exact qu’au début elle est liée à des situations concrètes, elle manifeste néanmoins quelque chose d’absolument constant : l’obsession des forces profondes animant le devenir humain au-delà d’une circonstance historique qui n’est que la manifestation superficielle de la réalité. Le titre de son premier roman, Imán ("L’aimant"), signale déjà l’importance des forces élémentaires qui, sous-jacentes à la causalité sociale, forment une sorte de causalité cosmique, quasiment panthéiste, qui échapperait au contrôle des hommes et se confondrait à la limite avec l’absurde. On est donc plus proche de Schopenhauer que de Marx ou de Bakounine.

C’est dans La Esfera (1947), version remaniée de Proverbio de la muerte, que Sender a exprimé le plus complètement cette philosophie de coloration nettement existentialiste, implicite dans tous ses romans. La "sphère" est l’expression symbolique d’une vision moniste du monde, vision totalisante qui prétend dépasser les contradictions habituelles entre bien et mal, vie et mort, etc. Il s’ensuit que la manière narrative de Sender ne sera pas le réalisme au sens strict du terme : le contact avec les données immédiates de l’existence, évident dans toute son œuvre, n’est là que comme tremplin pour une plongée dans un univers poétique et fantasmagorique où s’instaurent des relations secrètes au-delà des antinomies visibles. On s’explique ainsi cette curieuse passion de Sender pour les étymologies, puisqu’elles révèlent ces rapports mystérieux qui, à travers les mots, s’établissent entre les choses. Les personnages de ses romans sont à cet égard significatifs : créatures démoniaques (Las Criaturas saturnianas), certaines pourvues d’une queue (Cronus y la señora con rabo), vierges étrangement mûres (Una virgen llama a tu puerta), femmes étonnamment pures (La Efemérides), bourreaux (El Verdugo afable), etc., tous expression symbolique, parfois même allégorique (La Noche de las cien cabezas, El Rey y la Reina) de l’être primitif ("ganglionnaire" dit Sender) que chacun porte au fond de soi et qui est le centre où s’abolissent les contradictions. L’intérêt de Sender pour le monde ouvrier et paysan obéit à ce besoin de capter "l’être humain élémentaire et générique" dont il parle dans le prologue de Ariadna. "La vision du monde sous-jacente dans toute l’œuvre de Sender, dit le critique Victor Fuentes, se fonde sur une transcendance matérialiste, une exaltation cosmico-mystique de la matière, où se rejoignent les influences du matérialisme socialiste et celles de la pensée irrationaliste bourgeoise : Schopenhauer, Bergson et les vitalistes, Freud". Finalement, c’est sans doute aussi la pensée libertaire qui a apporté à Sender cette vision vitaliste, désintellectualisée, laquelle, sans pour autant souscrire à un quelconque système à visée essentialiste, se préoccupe d’un retour aux sources de l’être.  

SOREL Georges (1847 – 1922)  : Sorel apparaît comme un homme libre et méconnu. Ce fils d’un bourgeois, commerçant malheureux, et d’une mère très pieuse est un philosophe révolutionnaire, fidèle au socialisme prolétarien découvert à l’âge mûr. Cet affamé de lectures a perçu très intensément la décadence de la société et la ruine des valeurs ; son œuvre nombreuse n’a d’autre but que d’y faire face avec un courage toujours repris. À la racine de sa pensée déconcertante, on trouve d’abord un technicien, féru de mathématiques, ayant pris conscience de l’importance de l’industrie, de la bourgeoisie qui l’a promue et de l’activité humaine qui la sous-tend, puis un moraliste puisant ses leçons dans un pessimisme au cœur duquel jaillit le désir d’une rénovation de l’homme. Tout ce que Sorel a rejeté s’inspire d’un tel dessein. Au premier regard, ses attitudes politiques successives semblent contradictoires. On a voulu tirer son héritage dans des sens opposés. Il manqua souvent de rigueur théorique, et l’aspect mystique de son message lui a valu les sarcasmes, les sollicitations ou l’oubli. Il a cependant le mérite de n’appartenir à personne.

Né à Cherbourg, Georges Sorel, cousin de l’historien Albert Sorel (1842-1906), a été élève à l’École polytechnique, puis longtemps ingénieur des Ponts et Chaussées, principalement en Algérie et à Perpignan. En 1892, il démissionne et s’installe à Boulogne-sur-Seine où il mène jusqu’à sa mort une existence modeste, mais très engagée dans les problèmes de son temps. Son union avec Marie David, issue d’une famille pauvre de paysans catholiques, a pour lui une grande importance. Sa famille n’ayant pas consenti à cette mésalliance, il ne se maria jamais, mais il dédie ses Réflexions "à la mémoire de la compagne de ma jeunesse [...] ce livre tout inspiré de son esprit". Elle mourut prématurément en 1897.

Au moment de sa démission, Sorel a déjà publié, outre de nombreux articles, deux ouvrages : Contribution à l’étude profane de la Bible (1889) et Le Procès de Socrate (1889). Lecteur de Marx, de Proudhon, de Nietzsche, il suit les cours de Bergson au Collège de France. Sa pensée, quelque peu touffue et où perce son autodidactisme, "brasse" tous ces apports plus qu’elle n’en tire une harmonieuse synthèse. Les événements aussi le guident et lui donnent à réfléchir, notamment la naissance du syndicalisme révolutionnaire, ainsi que le succès ambigu remporté par les socialistes parlementaires et qui accompagne la révision du procès de Dreyfus. Une série d’écrits marque cette évolution.

Sorel emprunte à Fernand Pelloutier la théorie du "syndicalisme révolutionnaire". Ce bourgeois consacre son énergie à donner un esprit nouveau aux Bourses du travail, afin que cette organisation soit intégralement l’œuvre de la classe ouvrière et vouée à l’éducation de celle-ci ; le caractère corporatif des bourses du travail se veut paradoxalement d’esprit révolutionnaire, en ceci précisément qu’un refus d’agir sur le plan politique est la négation même de l’État. Les syndicats qui y œuvrent n’aspirent pas à former un syndicalisme de masse. Pelloutier lance le mot d’ordre de la "grève générale" qu’il fait adopter au Congrès des Bourses du travail de 1892 et à travers lequel s’exalte toute l’ardeur révolutionnaire du mouvement ouvrier.

À la suite de ces faits et s’inspirant fortement de Pelloutier, Sorel élabore sa propre pensée dans L’Avenir socialiste des syndicats (texte de 1898 repris dans Matériaux pour une théorie du prolétariat, 1919), mais surtout les Réflexions, tant il est impossible de marquer des frontières abruptes dans une pensée mouvante. Se font sentir les influences plus lointaines de Proudhon et de l’anarchisme, mais aussi celle de Marx, notamment à propos de la notion de classe. Sorel est trop pluraliste pour accepter que la société soit divisée en deux blocs antagonistes et deux seulement, car le critère économique ne suffit pas à définir une classe ; le critère psychologique ou celui de la conscience a une plus grande importance ; Sorel suit Marx qui établit une différence essentielle entre une classe en soi et une classe pour soi.  Néanmoins, cette conception dichotomique a une portée morale, éducative. Elle fait ressortir le niveau où se situe la lutte de classes qui n’est pas n’importe quel combat des pauvres contre les riches, mais un combat total, absolu, incessant. À cet égard, le prolétariat en lutte doit assumer l’héritage de la bourgeoisie et de son esprit industriel. Il ne peut y avoir de terme à la lutte de classes parce qu’en elle, chaque fois, l’énergie humaine l’emporte sur la décadence. Pour toutes ces raisons, plus encore que Pelloutier, Sorel pense que les syndicats ont plus d’importance que les partis politiques ; il leur confère un rôle primordial.

Sorel devient le chef de ce qu’on a appelé la Nouvelle École, qui se proclame marxiste, syndicaliste et révolutionnaire. Les Réflexions sur la violence, suite d’articles parus en 1906 dans Le Mouvement socialiste et publiés en volume en 1908, en sont une sorte de manifeste. La pensée sorélienne s’y définit sous une double face, négative et positive, mais, sur ce point, moins que sur tout autre, on ne peut dissocier l’élaboration réflexive de la trame du vécu.

Au début des années quatre-vingt-dix, Sorel est partisan du socialisme démocratique et parlementaire. Il est aussi très rapidement favorable à Dreyfus, aux côtés de Jean Jaurès. Mais le dreyfusisme va symboliser tout ce qu’il repousse et il se dresse contre le jauressisme ou l’idée qu’il s’en fait, comme symbolisant les aberrations de son temps. Il se trouve aux côtés de Péguy pour s’élever contre le fait que "la mystique ait dégénéré en politique".

Ce que Sorel refuse dans la démocratie parlementaire aux prétentions socialistes, c’est sa médiocrité et sa prétention, parce qu’elle se limite elle-même dans son économisme et qu’elle est incapable d’exprimer le tout de l’homme et surtout de le promouvoir. Il invective contre la civilisation matérielle misant tout sur le progrès économique ou sur l’illusion de paradis à son horizon. Pareil mirage nie le dépassement de l’homme, nie le travail comme élan. L’économisme va de pair avec la démocratie qui est "l’expression privilégiée de l’entropie moderne" (Claude Polin), l'entropie étant la chute de l’énergie humaine. Ainsi apparaît le pessimisme de Sorel, joint à son exigence morale, et on a pu croire un instant que cet antidémocrate de gauche était allié de L’Action française. À la démocratie il reproche son optimisme trop court, statique en quelque sorte, s’appuyant sur la nature humaine préjugée bonne, dépourvue d’un processus historique de transformation ; elle manifeste notamment sa perversion par les élections et par les « ruses d’Apache » de sa tactique politicienne. De soi, la démocratie est oppressive et la dictature du prolétariat n’est qu’un leurre.

Sorel se fait l’apologiste de la violence. La "violence" est distincte de la force qui va de pair avec l’autorité et toutes les formes d’oppression. Elle accompagne la révolte et toutes les deux sont énergie humaine en acte. Lecteur assidu de Nietzsche, même s’il l’a mal assimilé, il confesse ainsi sa source, car la "violence" sorélienne ressemble fort à la "volonté de puissance" nietzschéenne. Elle est en effet la volonté dont le prolétariat a l’apanage ; elle se manifeste dans cet "acte de guerre" (Sorel) qu’est la grève générale, mais qui ne se montre que pour ne pas servir ; comme la grève encore, elle est un mythe. Dans le creuset du syndicalisme révolutionnaire, les volontés prolétaires s’unissent. Selon cette perspective, on peut dire que Sorel est "le plus logique des penseurs du prolétariat". De surcroît, mais c’est tout un, non seulement elle se révèle avant tout dans l’action syndicale, mais, plus fondamentalement, elle est, dans son être même, puissance de création, acte créateur venant de l’homme et construisant l’homme et l’humanité, cela toujours par l’intermédiaire du prolétariat agissant de façon libertaire, sans la tutelle d’un quelconque pouvoir ou d’un quelconque État. En ce sens, la violence est d’elle-même essentiellement an-archique.  Elle est donc un acte hautement moral. Plus, elle est la morale elle-même, c’est-à-dire l’"énergie luttant contre l’entropie", que celle-ci se manifeste dans un pouvoir autoritaire, dans le libéralisme ou dans le faux socialisme démocrate ou encore totalitaire. Il y a donc, au fond des choses, une identité entre la violence et le travail, car le travail aussi est une lutte, une création. Le travail et ce qu’il entraîne de désintéressement impliquent la plus haute morale. La violence est une morale de producteurs, mais de producteurs d’humanité, et la créativité n’est rien d’autre que la productivité prolétarienne.

Selon Sorel, la "grève générale", acte suprême de la violence, n’est pas une utopie ou construction idéale imaginaire, ni une prédiction plus ou moins approchée de l’avenir. Ce n’est pas la "grève générale prolétarienne" se mettant au service du socialisme démocrate ou de type bolchevique. La grève générale tout court est un mythe, c’est-à-dire un ensemble lié d’idées, d’images capables d’évoquer "en bloc et par la seule intuition, avant toute analyse réfléchie", les sentiments qui s’ordonnent à un projet donné. Ce qui compte, c’est le mythe pris comme un tout et fournissant une "connaissance totale" de type pratique. L’influence de la philosophie anti-intellectualiste de Bergson se fait ici sentir.

L’accueil fait aux Réflexions a été ambigu. Elles ne pouvaient qu’attirer la commisération des "socialistes" qui les ressentaient comme une rêverie, d’autant que, curieusement, ces positions semblaient rejoindre, au moins en surface, l’antidémocratisme de droite des maurrassiens. L’Action française a fait un succès au livre de Sorel ; le sorélien Georges Valois s’y était rallié dès 1906 pour la quitter ensuite.

Durant la troisième étape de sa vie, Sorel, déçu par les militants du prolétariat, rêve que la bourgeoisie va répudier sa longue "lâcheté" et retrouver l’ardeur des « capitaines d’industrie », autrement dit l’énergie humaine essentielle. La guerre de 1914-1918, menée par les démocrates, lui répugne. La révolution russe installe la dictature du prolétariat. L’ancien socialiste Benito Mussolini accède au pouvoir en Italie. Lorsque Sorel meurt, la situation est mûre pour une découverte rétrospective de son œuvre.

G. Pirou a déclaré incontestable la "filiation directe" de Sorel à Mussolini, mais rien n’est moins sûr ; il vaudrait mieux parler d’affinités. On a pu le croire fasciste parce qu’il emploie le langage de l’énergie, mais il se situe en réalité aux antipodes du fascisme puisqu’il entend détruire l’État, ce en quoi on trouve plutôt en lui un anarchiste disciple de Proudhon. Comme celui-ci, il voulait promouvoir une organisation spontanée des travailleurs ; d’une certaine façon, il "préfigure les apôtres de l’autogestion" (Polin). Comment un tel dessein rendait-il compatibles la liberté individuelle et la coopération ? La réponse relève de la foi ou du défi soréliens.

La filiation avec Lénine, souvent proclamée, est plus discutable encore. Certes, Sorel a salué en lui "le plus grand théoricien que le socialisme ait eu depuis Marx" (Pour Lénine, appendice à la 4ème édition des Réflexions , 1919), mais celui-ci avait déjà caractérisé Sorel comme un eesprit brouillon bien connue (Matérialisme et empiriocriticisme, 1909). En fait, la distance que Sorel prend à l’égard du marxisme est grande. Son œuvre contient une exaltation du travail, mais, à ses yeux, l’essentiel n’est pas le travail pour lui-même ni même la production, c’est plutôt l’effort, et la seule révolution dont la violence est porteuse est celle des esprits et des cœurs.

Le principal paradoxe de l’œuvre sorélienne réside peut-être en ceci que son anarchisme proudhonien et sa violence nietzschéenne se veuillent la plus haute fidélité à Marx en insufflant une épique à la théorie et à la pratique marxistes. Que Sorel ait été incompris, dès lors, n’étonne plus.

SPARTACUSvoltés, tenant en échec Rome pendant près de deux ans, a profondément marqué les hommes de l’Antiquité. Des révoltés contemporains ont repris son exemple et son nom pour leurs entreprises révolutionnaires. En fait, le génie de Spartacus ne suffisait pas pour donner à des bandes disparates l’organisation et le programme d’action nécessaires pour ébranler durablement l’État romain : malgré son ampleur et ses succès spectaculaires en ses débuts, cette révolte était vouée à l’échec, comme celles qui la précédèrent.

L’esclavage antique était le fruit normal de la guerre, car le prisonnier de guerre devenait le plus souvent esclave. À partir du IIème siècle avant notre ère, le nombre des esclaves augmenta considérablement en Italie, à cause des guerres de conquête. Les sources évoquent un immense bétail humain : 150 000 Épirotes asservis par Paul Émile en 167, 50 000 Carthaginois mis à l’encan par Scipion Émilien en 146. Les razzias des pirates alimentaient également le marché. Ces masses serviles étaient acquises par des propriétaires fonciers qui les utilisaient comme ouvriers agricoles, bergers ou ouvriers dans les ateliers. Les plus favorisés étaient domestiques dans les demeures urbaines. Seule la terreur et une implacable discipline pouvaient maintenir dans la soumission et la résignation ces masses d’étrangers asservis et transplantés. L’extrême diversité de leurs origines ethniques explique également leur peu d’aptitude à s’unir dans des révoltes. Il y en eut cependant, en 198 et en 185, mais elles furent aisément écrasées dans le sang.

La concentration de très nombreux esclaves sur les immenses latifundia qui se constituaient en Sicile et en Italie du Sud allait permettre cependant de grands mouvements de révolte. Dans la seconde moitié du IIème siècle avant notre ère, la Sicile fut agitée de façon endémique par des mutineries serviles. En 135, ce fut une véritable guerre qui éclata : l’esclave Eunous le Syrien souleva et arma des milliers de ses compagnons et prit le titre de roi. Il fallut de longues opérations militaires pour en venir à bout en 132. En 104, une seconde guerre servile eut lieu en Sicile : Salvius Tryphon et Athenion armèrent 40 000 esclaves et ravagèrent toute l’île; ce n’est qu’en 101 que les Romains purent mater les dernières bandes et envoyer les survivants nourrir les fauves aux jeux de la Ville.

La révolte de Spartacus fut la plus grave des guerres serviles. À son origine se trouve une forme particulièrement abjecte d’esclavage : la gladiature. Vieille tradition religieuse étrusque, le munus , combat public d’hommes armés, avait été offert dans la Rome avant la conquête, mais de loin en loin. Au Ier siècle avant notre ère, il est le spectacle favori de la foule, dans la Ville et dans les cités italiennes. Les lanistes acquéraient et entraînaient des esclaves robustes qui devaient passionner les foules sanguinaires par le spectacle de leurs combats et de leur mort dans l’amphithéâtre. Au début de l’été 73, à Capoue, l’un d’eux, Spartacus, incita ses compagnons à l’évasion et à la révolte. C’était un berger thrace herculéen ; soldat auxiliaire dans l’armée romaine, il déserta, fut repris et asservi, réservé pour la gladiature. Soixante-treize gladiateurs s’enfuirent avec lui ; ils pillèrent des armes, dispersèrent la police de Capoue et se retranchèrent sur les pentes du Vésuve.

Rome envoya contre eux le propréteur Claudius Glaber avec 3 000 hommes ; or Spartacus vit affluer des milliers d’esclaves venus le rejoindre, des gladiateurs, mais aussi les bergers des domaines voisins. À plusieurs reprises, les assiégeants romains furent battus avec leurs chefs, Glaber et le préteur P. Varonius. À l’automne, Spartacus commande 40 000 hommes, occupe la Campanie. Des foules de déshérités rallient son camp ; toute l’Italie du Sud est pillée. Ces violences et ces maraudes n’étaient pas le but de Spartacus. Fort intelligent, il comprenait que ses succès en Italie seraient difficilement durables: il voulait entraîner les esclaves vers le nord, franchir les Alpes et, hors de l’Empire romain, assurer à ses hommes le retour dans leurs patries. Laissant dans la péninsule 10 000 révoltés commandés par Crixos, qui voulaient continuer le pillage, il partit vers le nord.

En 72, le consul Publicola put facilement, au mont Gargano, écraser et massacrer Crixos et ses hommes. Mais, dans les Abruzzes, les deux consuls Publicola et Clodianus furent complètement défaits par Spartacus, au faîte de sa puissance. Sur son ordre, quatre cents prisonniers romains furent contraints de s’entretuer en un gigantesque combat de gladiateurs. Durant l’été de 72, Spartacus entreprit son exode vers le nord ; il parvint jusqu’au Pô, ayant balayé une autre armée romaine. Là, sans qu’on puisse bien expliquer cette volte-face (impossibilité de franchir le fleuve, crainte d’une bataille rangée en plaine ?), il rebroussa chemin et revint vers le sud. De nouveau, les consuls furent battus à plate couture dans la péninsule.

À Rome, de plus en plus isolée dans une Italie où des dizaines de milliers d’esclaves révoltés réduisaient à néant toute sécurité, l’angoisse, la peur de la famine montaient. Le Sénat destitua les consuls de leur commandement et confia un imperium  absolu au préteur Crassus, magnat richissime qui n’avait cessé d’accroître son immense fortune dans des tractations peu honnêtes. Il était le parfait représentant des grands propriétaires de la noblesse romaine, les maîtres des troupeaux serviles. Il recruta et arma 50 000 hommes, dont 30 000 à ses frais, et il prit l’offensive à l’automne 72. Spartacus et les siens furent investis dans l’isthme de Reggio de Calabre, la pointe de la botte. Cependant, en février 71, Spartacus parvint à forcer le blocus. Déjà, plusieurs bataillons d’esclaves avaient été anéantis. En mars, l’armée de Crassus rencontra en Lucanie Spartacus et le gros de ses forces. Crassus sut donner aux siens l’élan nécessaire, les esclaves furent écrasés et Spartacus mourut dans le combat après avoir vendu chèrement sa vie[6].

Les bandes de survivants furent pourchassées et massacrées, par Crassus en Italie du Sud, et aussi par Pompée, qui rentrait d’Espagne, dans le Nord où il tua 5 000 fuyards. Crassus crucifia 6 000 prisonniers le long de la route du retour, de Capoue à Rome.

Les succès de Spartacus s’expliquaient assez bien par le fait que l’essentiel des armées romaines était occupé à des guerres lointaines, en Espagne et en Orient. Tôt ou tard, Rome ne pouvait manquer de se ressaisir. La révolte de Spartacus devait donc finir comme les précédentes. Il en demeura pour les Romains un souvenir terrible et pour les modernes un symbole de la révolte des opprimés contre l’injustice de leur sort.

STIRNER Johann Casper Schmidt, dit Max (Bayreuth, 1806 — Berlin, 1856)[7] : Le renom du philosophe allemand Max Stirner repose entièrement sur son œuvre maîtresse L’Unique et sa propriété  (Der Einzige und sein Eigentum, 1845). Après avoir démontré que l’homme est unique, c’est-à-dire rebelle à toute intégration politique et sociale, Stirner lui reconnaît le droit de tout considérer comme sa propriété. L’actualité intermittente de cette pensée s’est trouvée dépendre des différentes interprétations dont elle a été l’objet. Lors de sa parution, L’Unique et sa propriété sembla sceller la fin de l’hégélianisme. Avec la notion de l’unicité, en effet, cet ouvrage voulait prouver que la dialectique hégélienne avait épuisé ses possibilités. En faisant dans L’Idéologie allemande (1845) la critique détaillée de Stirner, Marx et Engels soutiennent, à juste titre, que le moment est venu de passer de la spéculation à la praxis. Un demi-siècle plus tard, L’Unique est glorifié comme le premier avatar du surhomme nietzschéen. Arraché à l’oubli total dans lequel il était tombé, le livre de Stirner devient le bréviaire des anarchistes individualistes.

Après la Seconde Guerre mondiale, Stirner apparaît comme un des précurseurs de la philosophie existentielle. L’affirmation de l’unicité est rapprochée de la revalorisation de la personne humaine tentée par l’existentialisme, puisque, chez Stirner, la particularité, loin de passer pour une tare, est tenue pour la marque la plus sûre de l’éminente dignité de l’homme. En mai 1968, Stirner retrouva une nouvelle audience ; par sa notion du néant créateur, il semble avoir frayé le chemin à celle de la créativité. Pour empêcher toute sclérose, il recommande, en effet, à l’Unique une mise en cause perpétuelle, un constant renouvellement, la plongée périodique dans une fontaine de jouvence.

L’histoire de l’humanité se divise pour Stirner en trois périodes successives : le réalisme, l’idéalisme et l’égoïsme. Le centre de gravité de cette triade dialectique se situe autour de la négation, représentée par le deuxième moment. Stirner s’efforce de faire basculer vers l’égoïsme l’idéalisme, qui, avec l’Essence du christianisme (1841) de Feuerbach, vient d’atteindre sa limite extrême. Contre la suprématie de l’Esprit marqué du sceau de la transcendance, il élève sur le pavois "mon  esprit" qui vit dans un monde concret.

"La différence, précise Stirner, réside en ce que tu (c’est-à-dire toi qui crois en l’Esprit) rapportes tout à l’Esprit, alors que lui (c’est-à-dire l’égoïste) rapporte tout à lui-même ; en d’autres termes : tu scindes ton Moi et ériges ton Moi proprement dit, l’Esprit, en maître souverain du reste moins important, tandis que lui ne veut rien savoir d’une telle scission et qu’il poursuit à son gré ses intérêts tant spirituels que matériels".

Dans cette lutte contre l’idéalisme, Stirner porte les coups les plus sévères à l’humanisme athée de Feuerbach. En soulignant le caractère humain de l’essence divine, ce dernier croit bannir à tout jamais toute transcendance. Mais ce courant horizontaliste n’est, en réalité, qu’une nouvelle perspective théologique. Feuerbach "nous scinde en un moi essentiel et un moi inessentiel" et "donne le genre, l’homme, une abstraction, une idée, pour notre être véritable, à la différence du Moi individuel et réel qu’il tient pour inessentiel". La situation du Moi demeure donc fondamentalement la même ; si Dieu n’écrase plus l’homme, c’est dorénavant l’espèce qui lui dicte ses lois.

La critique stirnérienne s’en prend paradoxalement à l’État libéral considéré comme l’antagoniste le plus dangereux du Moi. Excédé par les abus du pouvoir dit absolu, le XVIIIème siècle découvrit que l’essence humaine commune pouvait fonder une forme de gouvernement nouvelle. Tout ce qui n’était pas purement "humain", c’est-à-dire tout ce qui était propre aux individus, particulier et original, se trouvait dès lors banni du domaine politique. Mais, en dépouillant ainsi le citoyen de toutes ses particularités, l’État agit à la manière de l’Homme feuerbachien : il aliène le Moi.

La servitude du Moi devient d’autant plus grande que l’État s’appuie sur le Droit et non plus sur des droits, comme l’Ancien Régime. Il est possible de contester, au nom de la justice, des droits qu’on considère comme autant de privilèges. Mais qui oserait se soulever contre le Droit, à moins de nier catégoriquement toute transcendance ?

Hegel prétend que c’est au sein de l’État que se réalise la fusion entre la volonté générale et la volonté particulière. Mais, pour Stirner, cette fusion n’équivaut aucunement à une union foncière grâce à laquelle l’individu pourrait parvenir à la liberté véritable. Loin d’accorder au préalable ma  volonté à celle de l’État, je la lui soumets, m’abandonnant ainsi à l’arbitraire d’une puissance qui m’est étrangère.

En admettant même que la concordance parfaite entre la volonté générale et la volonté particulière puisse être réalisée, la situation ne serait pas changée pour autant. Liée à la volonté générale, la volonté particulière serait condamnée à se stabiliser, voire à se scléroser. De créature qu’elle est, elle deviendrait la maîtresse de son créateur ; elle serait une entrave pour le flux et la dissolution continue du Moi. Ma volonté d’hier tyranniserait ma volonté d’aujourd’hui. Dans le meilleur des cas – ou plutôt dans le pire des cas, puisque c’est à ma propre volonté que j’ai affaire, ennemi redoutable plus difficile à vaincre que tout ennemi extérieur –, je serais esclave de moi-même.

Pour Stirner, le libéralisme politique conduit fatalement au "libéralisme social" ; l’égalité politique, pour être efficace et véritable, doit, en effet, être complétée par l’égalité sociale. De même donc que l’État est le seul détenteur du pouvoir, la société est appelée à s’emparer de tous les biens dont disposaient les particuliers. La propriété privée une fois abolie, nous serons véritablement égaux, nous serons tous des gueux. Ainsi, au nom de l’humanité, nous serons volés deux fois : l’État aura dépouillé l’individu de son pouvoir, la société lui aura pris sa propriété.

Lorsque la propriété sera devenue l’apanage exclusif de la société, il faudra procéder à une juste répartition des biens. Alors que la société bourgeoise s’en remettait à l’héritage et à la chance, le communisme adopte pour seul moyen d’appropriation le travail. Mais, comme il déclare d’autre part que l’essence de l’homme réside en la libre activité, il lui faut compléter la tâche matérielle du travail qu’il impose à tous, par une idéologie qui l’ennoblit en quelque sorte. Ainsi, le travail devient article de foi. "Lorsque le communiste voit en toi l’homme et le frère, cela est conforme à l’avis que le communisme professe le dimanche. Selon l’avis qu’il professe tous les jours, il ne te considère aucunement comme homme tout court, mais comme un travailleur humain ou un homme travailleur. Le principe libéral anime le premier avis, dans le second se cache son caractère antilibéral. Si tu étais un fainéant, il ne méconnaîtrait certes pas en toi l’homme, mais il s’efforcerait de le purifier en tant qu’« homme paresseux » de la paresse et de te convertir à la foi selon laquelle le travail est la destination et la vocation de l’homme".

L’élévation du travail au rang d’un devoir social transforme la société en un absolu auquel nous devons obéissance et soumission totale. Nous sommes redevables à une société qui nous dispense tout ce dont nous avons besoin. Il suffit pourtant de partir du Moi pour se rendre compte que la société n’est qu’une chimère qui cède aussitôt devant l’évidence des intérêts personnels à la poursuite desquels nous acceptons l’aide de la société, et que nous nous sacrifions non à la société, mais, s’il faut parler de sacrifice, à nous seuls. "La société dont nous tenons tout est une nouvelle maîtresse, un nouveau fantôme, un nouvel Être suprême qui nous prend à son service". 

Une fois extrait de la gangue des idoles, des fantômes, des idées fixes qui le rendaient méconnaissable, le Moi découvre son unicité. N’étant plus réglé, dirigé, mécanisé, gouverné par l’Esprit et les innombrables formes politiques, sociales et idéologiques qui en dérivent, il retrouve son entière et pleine disponibilité. Cette reconnaissance de sa souveraineté ne le contraint aucunement à errer dans un univers vide, atome parmi les atomes que rien ne lie ni ne rapproche. C’est lorsqu’il était soumis à l’arbitraire des puissances prétendues supérieures, vivant dans un état de scission d’avec lui-même, qu’il lui était impossible de parvenir à un rapport direct avec autrui ; pour établir celui-ci, il fallait passer par l’intermédiaire de certains critères et principes imposés du dehors. Ayant pris connaissance de son unicité, le Moi retrouve sa totalité ; il redevient une unité vivante où, dans une tension dialectique constante, le créateur affronte ses créatures, c’est-à-dire ceux qui sont issus de sa volonté créatrice.

La transmutation égoïste des rapports interhumains se trouve résumée dans l’exhortation suivante de Stirner : "Sur le seuil de notre époque n’est pas gravée cette inscription apollinienne : Connais-toi toi-même , mais cette inscription : Fais-toi valoir toi-même.  C’est au nom de la loi absolue de l’Esprit  : Connais-toi toi-même que Hegel avait exigé que l’Esprit parvînt à la libre conscience de soi".  Vouloir se connaître soi-même, c’est se juger au nom d’un principe universel, c’est se jauger à une norme abstraite, c’est s’absorber dans une généralité qui rend désormais impossible toute approche de soi-même et, par voie de conséquence, des autres. "Se faire valoir", en revanche, c’est faire appel aux virtualités créatrices du Moi, c’est permettre au Moi d’édifier un univers où il rencontre les autres dans une totale indépendance.

"L’opposition ultime, celle de l’Unique contre l’Unique, précise Stirner, dépasse au fond ce qu’on appelle opposition, sans pour cela retomber dans l’unité et l’union. En tant qu’Unique, tu n’as plus rien de commun avec l’autre, et, par là même, plus rien qui sépare ou oppose ; tu ne t’adresses pas à un tiers pour avoir raison contre lui et tu ne te trouves plus avec lui ni dans la légalité  ni dans une autre notion commune. L’opposition disparaît dans la séparation ou l’unicité absolue. Celle-ci, il est vrai, pourrait être considérée comme une nouvelle communauté ou une nouvelle égalité, mais l’égalité consiste précisément dans l’inégalité et n’est elle-même rien que de l’inégalité ; une inégalité égale qui n’existe, il est vrai, que pour celui qui établit une comparaison". 

Le débat entre Marx et Stirner, et, par voie de conséquence, entre le socialisme scientifique et l’anarchisme individualiste gravite autour des rapports réciproques de la conscience et de l’être. Selon la formule célèbre de Marx, la conscience est incapable de déterminer l’être. Aux yeux de l’auteur du Capital, la glorification par Stirner de la conscience souveraine provient d’une double inaptitude à saisir le monde concret ; Stirner représenterait, d’une part, l’idéologue pur qui n’a jamais quitté l’univers factice de la philosophie hégélienne, d’autre part, le petit-bourgeois, victime de la vie allemande étriquée, sans ouverture sur les révolutions économiques qui se produisent en France et en Angleterre, condamné ainsi à accepter les illusions de sa classe, sans possibilité d’en entrevoir la base empirique.

Mais Stirner ne doit-il pas être regardé avant tout comme un moraliste ? Ce qui lui importe, c’est de nous sauver de la sclérose, de l’oppression subie, de la dépersonnalisation acceptée, de ce risque de dépossession perpétuellement présent du fait que nous sommes condamnés à nous objectiver et, par-là, à créer des forces qui aussitôt se retournent contre nous.

VAILLANT Auguste (1861-1894) : Né dans les Ardennes, Vaillant connaît une enfance misérable. À l’âge de douze ans, il vit seul à Paris où il est condamné pour mendicité et vol. Successivement apprenti pâtissier, frappeur, cordonnier, laboureur, il est attiré par les doctrines socialistes et milite aux Indépendants de Montmartre. En 1890, il émigre en Argentine, mais il y échoue et rentre en France. La misère dans laquelle il se trouve avec sa famille le pousse alors à préparer l’attentat contre la Chambre des députés. Le 9 décembre 1893, il jette en pleine Assemblée une bombe qui blesse un grand nombre de personnes et lui-même. Son procès est expédié en une seule audience : il est condamné à mort. C’est la première fois depuis le début du siècle qu’on condamne à la peine capitale un homme qui n’a pas tué. Bien qu’une pétition demandant l’indulgence ait recueilli à la Chambre soixante signatures, Vaillant est exécuté le 5 février 1894. Avant de mourir, il s’écrie : "Mort à la société bourgeoise et vive l’anarchie". Contrairement aux actes de Ravachol, qui furent très controversés, le geste de Vaillant ne recueillit que des approbations dans les milieux anarchistes. Il est vrai que la Chambre des députés venait d’être éclaboussée par le scandale de Panamá. Les socialistes, quant à eux, condamnèrent vigoureusement l’"acte d’un fou".

La question d’une provocation reste posée : c’est, en effet, à la suite de l’attentat qu’est votée la série de lois dites "scélérates", destinées à réprimer toute propagande révolutionnaire, anarchiste ou non.



[1] Ouvrage publié sous le pseudonyme de Jules Élysard.

[2] RAZINE (Stephan Timofeïevitch, dit Stenka (1630 env.-1671) Cosaque du Don qui dirigea le soulèvement des paysans et des populations de la Volga, notamment les Mordves, contre le gouvernement tsariste. Né dans le village de Zimoveïski sur le Don, d’une famille aisée, Stenka Razine, homme pieux (il fit deux pèlerinages, en 1652 et 1661, au monastère Solovetski et à Moscou en mémoire de son père), se destinait à une carrière diplomatique et militaire chez les Cosaques du Don : de 1660 à 1662, il fait partie des ambassades russes et cosaques qui cherchent à gagner l’alliance des princes kalmouks contre les Tatars de Crimée ; en 1663, grâce à cette alliance, il parvient à battre ces mêmes Tatars près de Perekop.

Toutefois, dès cette époque, il se rend compte de l’attitude méprisante de l’administration moscovite à l’égard des Cosaques ; en 1665, le prince Iouri Dolgorouki, commandant en chef de l’armée contre les Polonais, fait exécuter son frère Ivan. Dès lors, Razine éprouvera une haine farouche à l’encontre du pouvoir tsariste et demeurera animé d’un profond désir de vengeance.

Cet "homme posé, de haute taille, de constitution robuste, au visage reflétant la fierté et la franchise, simple mais exigeant", comme le décrit son contemporain le Hollandais J. J. Struys, part en campagne en 1667. Il se dirige d’abord vers la mer Caspienne et transforme la ville de Iaïtski (aujourd’hui Gouriev), à l’embouchure du fleuve Oural, en base d’appui. De là, il mène, sur les côtes iraniennes, des raids qui lui permettent d’amasser un riche butin et de renforcer son armée qui passe de deux mille à six mille hommes. En juillet 1663, il remporte une brillante victoire navale sur le khan iranien Mamed, dont il capture le fils. Dès lors, Razine s’estime prêt à affronter les troupes du tsar ; d’août à septembre 1669, il remonte la vallée de la Volga et il est accueilli en héros par la population des villes d’Astrakhan et de Tsaritsyne (Volgograd). En 1670, il passe du bassin de la Volga dans celui du Don où, s’adressant aux Cosaques, il lance un appel au soulèvement contre les boyards ; c’est le début de la guerre paysanne à laquelle vont se joindre les peuples de la Volga (Tchouvaches, Mordves, Tatars). Razine s’empare alors sans opposition, et même avec l’appui des populations urbaines, des villes de Saratov et de Samara (actuelle Kouïbychev). Ce n’est que devant Simbirsk (actuellement Oulianovsk) qu’il fut arrêté par les troupes du prince Miloslavski et rejeté vers le sud ; le gouvernement lui opposa alors ses régiments d’élite, les streltsy, commandés par le prince Dolgorouki. Une à une, de novembre à décembre 1670, les villes de la Volga furent reprises.

Vaincus dans les combats de ligne, les insurgés développèrent alors des combats de guérilla qui durèrent toute l’année 1671 ; il en résulta de véritables massacres de population : aux meurtres des boyards les troupes régulières répondaient par des exécutions massives d’insurgés ; le souvenir populaire a d’ailleurs conservé l’action héroïque de quelques-uns de ses chefs, comme la jeune paysanne d’Arzamas, Aniocha. Finalement, le 14 avril 1671, Razine fut capturé par des Cosaques dans sa forteresse de Kagalnitski sur le Don et, conduit à Moscou, fut supplicié le 6 juin 1671.

Le soulèvement de Stenka Razine traduit la réaction spontanée des populations de la Volga devant la politique de centralisation du gouvernement et l’arbitraire des agents du tsar. En effet, le mouvement, au départ du moins, n’est pas dirigé contre le tsar, mais contre les boyards ; c’est un soulèvement anti-administratif et antinobiliaire soutenu par une masse de paysans serfs fuyant leur condition ainsi que par les populations allogènes du Don et de la Volga.

[3] Dans la Russie du XVIIIème siècle où le servage s’est aggravé, les troubles ruraux se comptent par dizaines ; le soulèvement de Pougatchev fut le plus grave d’entre eux. À l’appel de ce simple Cosaque, qui prétendait être le tsar Pierre III échappé à la mort, les Cosaques du Don, les paysans, et les allogènes se rallièrent jusqu’à former une armée de vingt mille hommes. Les serfs des usines de l’Oural, où la métallurgie naissante attachait la main-d’œuvre au travail comme les paysans à la glèbe, permirent à la révolte de s’étendre très loin, même de prendre Kazan (juill. 1774). Pougatchev ne put empêcher la dispersion de ses troupes. Le servage ne fut aboli en Russie qu’en 1861.

[4] Mot d'ordre qui a connu le succès que l'on sait !

[5] On s'étonnera de voir citer Spartacus : je l'ai fait car l'histoire de Spartacus est celle d'une révolte… désespérée comme le sont souvent les révoltes des libertaires. Des révoltes que l'on assume pleinement alors même que l'on en connaît l'inévitable terme parce que pas se révolter serait renoncer à sa dignité, à sa liberté, à son humanité et qu'il vaut mieux mourir debout que vivre couché.

[6] Contrairement à la légende (holliwoodienne), Spartacus ne périt pas crucifié mais… debout, les armes à la main !

[7] Son surnom vient de l'allemand Stirn – front – car il avait un grand… front !


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