Qu'est-ce que la philosophie[1]

La question de savoir ce qu'est la philosophie est une question essentielle et essencielle dans la mesure où, pour une large part, elle est la question de savoir ce qu'est l'humain !

On peut tenter d'y répondre soit en recensant les diverses acceptions des mots philosophie et philosophe dans le langage de notre temps, où ils sont employés sans précaution (philosophie de l'entreprise, philosophie du sport, nouveaux philosophes…) et donc, généralement, de façon abusive,  soit en explorant les différents systèmes qui jalonnent l'histoire de la philosophie, de l'Antiquité à nos jours.

Par-delà les multiples variations du sens de ces termes, il convient de cerner l'essence de la philosophie et ses thèmes permanents.

L'étymologie du mot est grecque de philo (j'aime) et de sophia (sagesse), ce qui définit la philosophie comme l'amour de la sagesse. Cependant, il reste à savoir quelle est cette sagesse dont la philosophie est l'amour. D'autre part, si la philosophie est née en Grèce, depuis quand existe-t-elle, sous quelles formes s'est-elle manifestée et, enfin, s'il a existé des philosophes et s'il en existe encore, qui sont-ils et quelle est leur activité spécifique ? Et puis, d'abord, est-elle vraiment née en Grèce ou, du moins, seulement, en Grèce car quid des philosophies orientales, voire primitives ?

De telles questions ne peuvent recevoir immédiatement une réponse à la fois objective et neutre. En effet, la diversité des doctrines philosophiques et des figures de philosophes est telle qu'on est placé devant un dilemme. Ou bien on fournit une seule réponse, déjà patiemment élaborée par l'une ou l'autre de ces doctrines et réputée a priori contenir toute la philosophie  dans ce cas, la réponse sera cohérente, mais asservie d'emblée à la suprématie d'une seule doctrine. Ou bien on propose un assortiment des diverses réponses possibles, nécessairement partielles, disparates et même contradictoires entre elles ; et dans ce cas, l'ensemble se veut encyclopédique, mais il est surtout incohérent. Dès lors, on comprend que le célèbre professeur de philosophie Jules Lachelier ait pu, en 1864, inaugurer son cours à l'École normale supérieure par cet aveu volontairement provocant : "Qu'est-ce que la philosophie ?… Je l'ignore".

Pour pouvoir dire ce qu'est en fait la philosophie, il faut en premier lieu tenir pour acquis que la philosophie est ou existe d'une certaine manière. Or, la rigueur du raisonnement  philosophique[2] interdit d'admettre a priori que tel auteur incarne à lui tout seul le philosophe ou que telle doctrine représente parfaitement la philosophie, à l'exclusion de toutes les autres. En revanche, on peut envisager l'hypothèse selon laquelle l'idée initiale de la philosophie n'a cessé de susciter, tout au long des siècles, des recherches dont aucune n'est parvenue, en fait, à atteindre un résultat parfait et définitif.

C'est en ce sens que, selon Kant, on ne devrait pas parler des philosophes, au pluriel, mais seulement du philosophe, au singulier, "car ce mot caractérise une pure idée, et même, pour ainsi dire, un idéal. Et c'est en ce sens également que nous pouvons suivre la philosophie comme l'idée qui rassemble sous un même projet et qui relie, en dépit de leur extrême diversité, les philosophes et les doctrines dont l'émergence constitue ce qu'on nomme, à tort ou à raison, l'histoire de la philosophie.

En Occident, il est désormais admis de faire remonter au début du VIème siècle avant l'ère moderne, en Grèce, et, plus précisément à Milet, en Ionie, ancienne colonie grecque d'Asie Mineure, l'apparition historique[3] de penseurs qui, réservant aux dieux seuls la qualité de sages, se déclarèrent philosophes, c'est-à-dire simplement amis de la sagesse. Selon une ancienne tradition, c'est Pythagore qui aurait forgé le mot philosophos pour désigner ceux qui s'intéressaient non pas aux événements et aux apparences, mais au principe de toute chose.

Comme cela arrivera souvent, le premier d'entre eux, Thalès de Milet (vers – 625, - 547), n'a rien écrit. On sait seulement que, pour lui, l'élément premier de la nature était l'eau, tandis que, pour Anaximandre[4], c'était l'infini, pour Anaximène[5] l'air, et pour Héraclite[6] le feu. En fait, dès sa naissance, la philosophie s'est présentée, en opposition avec les mythes cosmogoniques de l'origine du monde, comme la science ou la connaissance vraie de la Nature. Et c'est cette connaissance qui devait permettre à l'homme de se tenir sagement à sa vraie place, entre les dieux et les animaux, au sein des éléments naturels.

Dans cette même perspective, la philosophie a été conçue très tôt comme une activité spécifique visant à procurer à ses adeptes le salut par la sagesse. Que faut-il entendre par cette sagesse (sophia), que les Latins nommeront sapientia ? Pour Cicéron, " c'est la science (ou connaissance exacte et approfondie) des choses divines et humaines, ainsi que des principes sur lesquels elles reposent". Or nulle autre activité, dans la cité des hommes, n'affiche un projet aussi ambitieux. Dès lors, philosophes et non-philosophes s'accordent implicitement sur cette idée que si la philosophie est possible, si elle n'est pas un vain mot, elle doit faire du philosophe un être qui a quelque rapport avec l'intelligence divine.

C'est pourquoi, dès leur apparition, les philosophes feront l'objet de railleries, de procès et de condamnations à la mesure de leur projet. Un certain hermétisme poétique[7] enveloppe toutefois la hardiesse des premières conceptions philosophiques du monde comme ce fut notamment le cas pour le langage des présocratiques de la fin du VIème siècle av. notre ère.

Le procès et la mort de Socrate[8], en - 399 ont marqué un tournant dans les rapports entre la philosophie, d'une part, et le pouvoir politique et religieux, d'autre part, car, désormais, ils seront régulièrement marqués par une concurrence ouverte, une rivalité en profondeur et, à tout le moins, une tension permanente.

Très rapidement, loin de s'ignorer, la philosophie et la religion, surtout lorsqu'elle devient monothéiste et associée à l'ordre séculier, n'ont donc cessé de se mesurer l'une à l'autre, s'affrontant avec des armes différentes (raison et révélation), sur un même champ de bataille, infiniment vaste : celui des choses divines et humaines, et des principes qui les fondent ou les maintiennent. De sorte qu'aux divers moments de l'histoire il y a toujours eu, entre philosophie et religion, conflit ouvert ou latent, attraction réciproque, voire dissolution intégrale de l'une des deux dans l'autre.

Ainsi, la religion, bien avant de se présenter, avec Thomas d'Aquin (1225 - 1274), comme la seule philosophie absolument vraie, commence par repousser et condamner toute philosophie pour cause d'impiété ou d'hérésie, comme elle le fit dans la Grèce antique dès le Vème siècle avant notre ère[9]..

C'est ainsi qu'Anaxagore de Clazomènes[10] fut accusé d'impiété et condamné à mort pour avoir soutenu que le Soleil était une masse incandescente. Apprenant sa condamnation, il répondit que "depuis longtemps déjà, la Nature l'avait condamné à mort, ainsi que ses juges". Cependant, sauvé par Périclès, qui était son disciple, il paya une amende et dut s'exiler.

De son côté, Protagoras d'Abdère[11], illustre sophiste[12] contre qui Platon écrivit un dialogue (Protagoras), fut accusé à son tour d'impiété et chassé d'Athènes pour avoir dit que "des dieux, je ne peux savoir ni s'ils existent, ni s'ils n'existent pas, ni quel pourrait bien être leur aspect", et pour avoir écrit cette formule mémorable : "L'homme est la mesure de toutes choses, de celles qui sont, en tant qu'elles sont, de celles qui ne sont pas, en tant qu'elles ne sont pas"[13].

Un autre sophiste, Diagoras de Mélos, ayant commis un parjure qui resta impuni, tourna en dérision le culte des dieux. Sa tête fut mise à prix, et il dut chercher refuge à Corinthe, où il finit ses jours. Comme on lui montrait, en faveur de la Providence, les nombreuses offrandes faites aux dieux par des navigateurs réchappés de naufrages, il rétorqua : "Que serait-ce si tous ceux qui ont péri avaient apporté les leurs !".

Le procès de Socrate revêt une signification philosophique exemplaire. Un certain Mélétos, homme de paille du puissant Anytos, déposa contre le philosophe, alors âgé de soixante et onze ans, la plainte suivante : "Socrate est coupable de ne pas reconnaître comme dieux les dieux de la cité et d'en introduire de nouveaux ; il est coupable aussi de corrompre la jeunesse. La peine demandée est la mort". Déclaré coupable par 281 voix contre 220, mais invité à fixer lui-même sa peine, Socrate - maître en ironie - demanda que la cité lui rendît les honneurs dus aux héros, ou, à défaut, lui infligeât une faible amende. Il fut alors condamné à boire la ciguë.

Avec la mort de Socrate, la philosophie est donc désormais sous le signe de la suspicion. Régulièrement, elle sera jugée par les pouvoirs en place, soit-disant au nom de l'intérêt de la société.

Il n'empêche que, devant l'Histoire, Socrate a gagné en appel son procès et celui de la philosophie dans la mesure où le succès ultérieur de cette figure déconcertante, dont les paroles ne cessent de nous tenir en éveil, atteste qu'il représentait mieux que ses juges l'avenir de la pensée humaine.

Avec Platon, la philosophie, en tant qu'amour de la sagesse, c'est-à-dire connaissance monde[14], va élargir son champ à la Société humaine pour fonder, en quelque sorte, une nouvelle science : le politique, autrement l'art et l'éthique de la gestion de la res publica.

De mon point de vue, en même temps, elle connaît une scission qui fait que, désormais, en fait, il y aura deux philosophies :

         une philosophie de soumission à l'ordre établi[15], de service, de légitimation et de défense de cet ordre, du particulier (une classe, une autorité, un intérêt…), du renoncement à l'indépendance d'esprit et à la liberté de conscience et d'expression, de la répression, de l'unicité, de la servilité courtisane[16] et de l'asservissement totalitaire, de l'interdit, de la re-contsruction/consolidation, du paraître…

         et une philosophie de la révolte, de la rébellion, voire de la révolution, de critique et e contestation, de l'universel (l'humain dans son universalité ou, du moins, de la majorité contre une minorité), de l'indépendance d'esprit, de la liberté de conscience et d'expression[17], de la libération, de la diversité (voire de le différence), de la bravade et de la provocation, du possible, de la destruction/construction, de l'être

sachant que ces deux courants connaîtront et connaissent toujours les deux mêmes variantes :

         celle de la contemplation, de la description, du discours et de la re-présentation, c'est-à-dire de l'idée et de l'idéel, autrement dit de l'immobilité

         celle de la compréhension, de l'analyse, de la critique et du projet, c'est-à-dire du réel et de l'idéal ou bien encore de l'action

Toujours de mon point de vue, c'est à partir de Platon que la philosophie et les sciences se différencient nettement pour s'ignorer mutuellement pendant de très nombreux siècles jusqu'à ce que les interrogations éthiques relatives à l'humain – au regard de certaines catastrophes – les amènent à renouer le dialogue et à s'interpénétrer[18].

Cette différenciation se traduira donc par la distinction entre le/la métaphysique et le/la physique, à cette nuance près qu'est le politique  dont la philosophie continuera de faire son objet de réflexion et de cognition.

Ainsi, en ce qui concerne le politique, Platon – et les penseurs qui le suivront – clôt les interrogations de Socrate en construisant une doctrine politique, fondée sur la contemplation du Bien, la philosophie devenant alors, au sein de la cité, une activité séparée, réservée à ceux qui auront opéré une conversion radicale de leur âme vers la lumière céleste. Délivrés de la caverne aux illusions, ils doivent s'élever jusqu'à l'Idée du Bien, avant de redescendre dans la cité, parmi leurs anciens compagnons de captivité, pour les éclairer à leur tour.

Dans ce sens[19], la philosophie se définit alors positivement comme une vocation élitiste de pédagogie politique, et négativement par opposition aux activités dont elle se distingue : celles des travailleurs, esclaves et artisans, des marchands, des guerriers, des magistrats[20]. Activité spécifique de l'esprit, elle est appelée à faire du philosophe le guide spirituel de la cité. La philosophie voit alors s'ouvrir devant elle de très vastes perspectives, dans deux directions: vers l'Idée du Bien, qui l'éclaire comme le soleil, et vers la cité (polis), dont elle inspire les lois et règle les institutions.

Un point important doit être souligné : au fur et à mesure qu'il sera imprégné de christianisme, pour, in fine, se confondre avec lui, le platonisme définira une opposition entre le  philosophe, qui s'inspire encore de Socrate et qui cultive des vertus, et le non-philosophe, qui aime son corps (philosômatos), les plaisirs (philèdonos), l'argent (philarguros), la richesse (philochrèmatos), le pouvoir (philarchos) et les honneurs (philotimos). Une opposition donc entre le renoncement et la jouissance, la privation et le plaisir, l'humain et le non-humain…

Dans la lignée platonicienne, trois problèmes majeurs – la subjectivité, l'objectivité et la transcendance – vont fournir sinon les centres explicites d'intérêt de la réflexion philosophique, entièrement détachée des passions humaines, du moins des passages obligés pour tous les systèmes à venir.

Relativement à ces problèmes, les doctrines philosophiques peuvent, dans la forme surtout, se distinguer selon les statuts qu'elles accordent respectivement au sujet, à l'objet et à leurs rapports. Selon la place consentie à l'un ou à l'autre des trois ancrages possibles de la réflexion - le moi, le monde et Dieu -, les différents systèmes tendent en effet à privilégier tour à tour la psychologie, la morale ou la logique, la théorie de la connaissance ou la métaphysique.

Devant l'immensité des problèmes qui se présentent au philosophe, le premier est celui de l'ordre des questions : par où, par quoi ou par qui commencer ?

"Les scolastiques, dit Spinoza, commençaient par les choses, Descartes commence par la pensée, moi je commence par Dieu". Or, chacun de ces points de départ peut faire l'objet d'une investigation sans fin et devient parfois le centre de gravité d'une doctrine. Ainsi, chez Spinoza, tout commence et finit avec l'idée de Dieu ou de la Nature (Deus sive Natura), qui exclut celle d'une religion quelconque, comme plus tard chez Heidegger tout se jouera autour de l'être.

En revanche, la question du sujet ou de la conscience, inaugurée à sa manière par Socrate et son fameux précepte "Connais-toi toi-même" (Gnôthi séauton), si diversement interprété, a ouvert la voie à des recherches qui menaient aussi bien à Descartes (et à son cogito) qu'à Kierkegaard, qui rédigera sa thèse sur le concept d'ironie constamment rapporté à Socrate, et à Husserl, dont les Méditations cartésiennes sont comme un prolongement lointain de la devise socratique.

Parallèlement, fondé en premier lieu sur le problème de la connaissance et, en même temps, sur l'interpellation de cette connaissance, le "Connais-toi toi-même" a conduit de nombreux philosophes à privilégier la réflexion morale, laissant ouverte, jusqu'au seuil de la mort, la question de l'espérance d'une autre vie.

Quant au monde - ou réel -, qui, selon Auguste Comte, fut l'objet primitif d'un fétichisme[21], comme indiqué précédemment, avec le tournant platonicien,  il est devenu l'objet privilégié de la connaissance scientifique, avant de devenir un champ de manœuvre pour la technique.

Du fait de cette séparation, la philosophie va régulièrement être amenée à se situer par rapport à la science et à la technique, depuis Aristote, qui pense que l'esclavage prendra fin "le jour où les navettes tisseront toutes seules", jusqu'à Descartes, qui rêve d'un temps où, grâce à la science, nous serons "comme maîtres et possesseurs de la nature". En outre, elle s'interrogera non moins régulièrement sur le Science du point de vue de la problématique de la connaissance et, accessoirement, de l'éthique.

Au XVIIIème siècle, Diderot, d'Alembert et les Encyclopédistes célébreront, malgré les récriminations de Rousseau, le progrès "des sciences, des arts et des métiers". Au XIXème siècle, Auguste Comte proposera de régler les rapports entre les sciences théoriques et leurs applications pratiques en faveur de l'humanité, de telle sorte que celle-ci "devienne à elle-même sa propre Providence". Au XXème siècle, Heidegger publiera, en marge de son questionnement sur l'être, ses célèbres considérations sur "la technique, comme pro-vocation monstrueuse des énergies naturelles".

Pendant longtemps, les questions relatives à Dieu ont occupé le premier rang dans les travaux des philosophes, à tel point qu'au Moyen Âge la philosophie se présentait comme la "servante de la théologie[22]" (ancilla theologiae). De nos jours, en revanche, ces questions - en particulier, celle de la croyance en l'existence de Dieu - sont considérées par certains penseurs, tels que Michel Serres, comme des interrogations strictement personnelles, intimes et indiscrètes, ne se prêtant pas à la divulgation et débat tandis que le questionnement philosophique a nettement tendance à remettre l'humain au centre de toutes choses[23] et, ainsi, à revenir au propos de Protagoras : "L'homme est la mesure de toutes choses, de celles qui sont, en tant qu'elles sont, de celles qui ne sont pas, en tant qu'elles ne sont pas".

Reconnaissant qu'aucun domaine humain ne lui est étranger et que tout problème humain, celui de l'existence de Dieu aussi bien que celui de "la mort de Dieu" (Nietzsche), exige d'être honnêtement exposé et mérite d'être loyalement débattu, la philosophie moderne aborde la question du rapport entre le moi, le monde et Dieu en terme de Liberté : comment la subjectivité et la liberté d'un sujet peuvent-elles coexister sans contradiction avec la toute-puissance de Dieu ou avec les lois de la Nature ? Chacune de ces trois puissances ne réduit-elle pas à néant, par sa seule existence, celle des deux autres ?

L'humanisme philosophique[24] ne peut toutefois pas faire l'impasse sur  la connaissance de la Nature et de la place de l'homme dans le monde. Les réponses à ce questionnement, depuis le "dogmatisme" jusqu'au "relativisme", constituent en somme l'histoire de la philosophie, c'est-à-dire de la réflexion sur l'humain et le sens ou bien encore la métaphysique, par opposition à la physique, comme connaissance du réel.

Inaugurée par Aristote, la métaphysique est reconstruite par Descartes sous le nom de philosophie première (prima philosophia). Persuadée, à l'instar du dogmatisme platonicien, de pouvoir atteindre, par la seule puissance du raisonnement logique, une, voire la vérité absolue, la théorie métaphysique de la connaissance a connu une "révolution copernicienne" avec Kant, fondateur de la philosophie critique, qui, du dogmatisme[25], a conduit la philosophie vers le relativisme[26].

Sans négliger la question de la connaissance, de nombreux philosophes se sont attachés avant tout de répondre aux problèmes de la morale, de ses règles et de ses fondements. Ainsi, à la question de savoir quel est le souverain Bien, les hédonistes ont répliqué,  avec Aristippe de Cyrène[27], que le Mal étant la douleur, le Bien, c'est… le plaisir. A la suite d'Épicure[28], les eudémonistes[29], rectifient cette conception en affirmant que le Bien, c'est plutôt le bonheur.

En revanche, les stoïciens, comme Sénèque[30], Épictète[31] et Marc Aurèle[32], identifient bonheur et vertu, celle-ci étant définie par eux avant tout comme maîtrise de soi, constance dans l'adversité et résistance à la douleur.

Mais la philosophie ne se limite pas à l'examen des objectifs à court terme des actes humains. Aussi cherche-t-elle à rendre compte de ce que nous pouvons attendre ou espérer de l'activité humaine dans son ensemble. Cette ultime interrogation philosophique remet au premier plan la question des fins dernières de l'humanité, ainsi que les notions de finalité dans la Nature et de Providence divine.

Il est dès lors possible de définir la philosophie comme la réponse aux trois questions formulées par Kant : "Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? Que m'est-il permis d'espérer  ?", qui désignent les domaines traditionnels de la théorie de la connaissance, de la morale et de la métaphysique.

Selon les positions prises sur les notions d'esprit, de matière, de raison, d'humanité et d'individu, cinq courants de pensée peuvent être mis en évidence :

Le courant spiritualiste (Platon, saint Augustin, Bergson… ) professe que l'esprit est une réalité distincte de la matière et supérieure à tout ce qui est perçu par les sens. L'âme, indépendante du corps et plus aisée à connaître que celui-ci, est immatérielle, invisible, indivisible et immortelle. "Le corps, dit Platon, est un tombeau"[33]. Notre vie terrestre doit donc préparer notre âme, retenue ici-bas dans sa prison charnelle, à sa libération dans un autre monde.

Le courant matérialiste n'admet point d'autre réalité que la matière, dont les transformations déterminent nécessairement tous les phénomènes, soit mécaniquement (matérialisme mécaniste de l'Antiquité, avec Démocrite, Épicure, Lucrèce), soit dialectiquement (selon Marx et Engels). Ce qu'on appelle âme n'est rien d'autre que la faculté, pour le corps, de sentir et d'agir. La mort étant l'anéantissement total de cette faculté, nous n'avons nulle vie future à espérer ou à craindre.

Le courant rationaliste, dont Descartes est considéré, à juste titre, comme l'initiateur, s'accomplit avec Spinoza (Éthique) et Hegel (la Logique). Selon ces philosophes, il existe en l'homme un pouvoir indépendant de l'expérience : la raison. Celle-ci consiste en principes a priori, irrécusables, évidents, sur lesquels repose toute connaissance certaine. Les sens, pour leur part, ne peuvent fournir que des indications particulières et contingentes. La connaissance empirique n'offre ainsi qu'une vue confuse de la vérité. Bien que Descartes mît initialement à part les vérités révélées par Dieu, pour un penseur rationaliste nulle autorité n'est supérieure à celle de la raison ou du bon sens qui, selon l'auteur du Discours de la méthode, est la chose du monde la mieux partagée.

Le courant humaniste[34] va de Montaigne à Auguste Comte en passant par Kant. Pour ces philosophes, l'humanité - hors de nous, mais d'abord en nous - est la seule réalité digne de ce nom, la seule source, sinon la seule mesure, de toute valeur.

Le courant existentialiste, désigné par un terme d'origine récente, représente la lignée des penseurs proches des théologiens et souvent en guerre ouverte contre la philosophie. Ils placent au cœur de la réflexion le tragique de l'existence individuelle : la misère sans Dieu (Pascal), la terrible responsabilité de l'homme sous le regard de Dieu (Kierkegaard) ou la facticité du monde d'où Dieu est absent (Sartre). L'idée d'homme, dans un tel contexte, est indéterminée. Il appartient à chacun de croire ou de ne pas croire (Pascal), d'accepter ou de refuser les normes sociales du Bien et du Mal (Kierkegaard), d'assumer sa liberté ou de s'abandonner à l'immoralité des salauds (Sartre).

Par delà cette classification didactique, et donc trop simplificatrice pour être vraiment représentative du fait philosophique, il faut souligner que, si elle s'est rapidement ouverte au politique, la philosophie, singulièrement à partir du XIXème siècle, avec le socialisme et l'anarchisme, s'est ouverte à l'économique et au social pour devenir non plus seulement une théorie cognitive du réel mais, également, une théorie - et méthodologie - de l'action sur le réel ainsi qu'une critique radicale et absolue de l'aliénation religieuse. A cette occasion, la distinction que j'ai faite précédemment à partir du tournant platonicien, s'est encore accentuée et, au sein de ces deux types de philosophie, on assiste alors en la transformation, plus ou moins avouée, plus ou moins consciente, de certaines philosophies en idéologies, voire même, un peu plus tard, en religions laïques d'État (nazisme, stalinisme…) qui, sans doute pour faire dans l'air du temps de la modernité, se sont attachées à prendre une apparence de scientificité (cf. par exemple, les penseurs racistes).

En fait, les trois grandes questions fondamentales, qui concernent respectivement la connaissance, l'action et la croyance, se rapportent en fin de compte à une seule et même interrogation : "Qu'est-ce que l'homme[35] ?" Celle-ci peut être considérée, avec Kant (Critique de la raison pure), comme la question philosophique qui résume toutes les autres.

C'est ce questionnement sur l'humain - son essence, son sens… - qui ont conduit au rapprochement des sciences - de la vie en premier lieu comme la biologie, des sciences humaines[36] ensuite mais, également, des sciences physiques au sens strict avec, par exemple, EINSTEIN, MONOD - et de la philosophie.

Certes, sciences et philosophiquement peuvent mutuellement se nourrir de leurs connaissances et de leurs réflexions, mais elles ne peuvent pour autant se confondre. En effet, tandis que pour la Science l'humain est un objet d'étude particulier, c'est-à-dire un donné empirique, objectivement offert à toutes les investigations et à toutes les manipulations expérimentales, il est en revanche pour la philosophie le contraire d'un donné ou d'un objet : la philosophie le conçoit comme une idée ou un sujet dont aucun sondage ne peut rendre compte, dont aucune investigation objective, aucune enquête empirique, si vaste et si rigoureuse soit-elle, ne peut fonder l'universalité. Au contraire, aucune enquête, aucun sondage ne peut être entrepris au sujet de l'homme sans une idée préalable de ce qu'il peut être.

Alors que le savant étudie tel ou tel phénomène pour en découvrir les "lois" - les causes et les conséquences d'ordre technique -, le philosophe cherche à connaître la signification des choses décrites par la science et tente de répondre à deux questions corollaires : "Que pouvons-nous faire ?" et "Que devons-nous faire ?".

Les questions du savant s'adressent à la Nature, celles du philosophe ne s'adressent finalement qu'à nous-mêmes. Le critère des vérités scientifiques est fourni par la réalité extérieure, qui, comme l'a montré Husserl, offre un "champ infini de vérification" : à travers le dispositif expérimental mis en place par le savant pour interroger la Nature, c'est finalement la Nature elle-même qui répond "vrai" ou "faux". En ce sens, Alain ne craignait pas d'affirmer que "les sciences ne nous instruisent point, car la chose inhumaine n'a rien à dire".

Cependant, la philosophie ne peut s'édifier contre la connaissance scientifique, qu'elle doit au contraire prendre en compte après l'avoir historiquement suscitée, anticipée, stimulée. Elle entre même en concurrence avec la science dans la mesure où elle-même est également une connaissance délivrée des illusions et des erreurs de la subjectivité, c'est-à-dire 'un effort personnel vers une vérité impersonnelle". Il n'en demeure pas moins que, les vérités brutes, que Leibniz appelle "vérités de fait", restent des généralités extérieures aux sujets tant qu'elles ne sont pas intégrées philosophiquement dans notre rapport au monde. De sorte que, si la vérité strictement objective est la seule valeur dans l'ordre des sciences et des techniques, elle n'est ni la seule ni la plus haute valeur dans l'ordre de la morale et de l'action. "La science des choses extérieures, écrit Pascal, ne me consolera pas de l'ignorance de la morale, au temps d'affliction; mais la science des mœurs me consolera toujours de l'ignorance des sciences extérieures".

De leurs côtés, les nombreux travaux qui, sous le nom de "sciences humaines", tentent de répondre à la question "Qu'est-ce que l'homme ?" se heurtent à un double paradoxe : d'une part, toute science suppose au moins un sujet étudiant et un objet d'étude. Or dans les "sciences humaines" le sujet et l'objet ne font qu'un, de sorte que le même homme, sauf à s'abstraire absolument de l'espèce humaine, devrait dans le même temps se dédoubler en sujet observant et en objet observé. Mais il n'est pas possible, disait plaisamment Auguste Comte, "de se mettre à la fenêtre pour se regarder passer dans la rue"[37]. On ne peut observer que "les autres", en leur déniant alors objectivement toute subjectivité. D'autre part, une connaissance de l'homme sous tous ses aspects objectifs et subjectifs serait infinie, comme celle que les théologiens attribuent à Dieu. Dès lors, elle serait une connaissance absolue de soi par soi, c'est-à-dire qu'elle apparaîtrait comme une science sans objet. Mais n'en va-t-il pas de même pour la philosophie quand elle se présente comme la science suprême et non comme une interrogation sur le sens et la visée de toute science particulière ?

Si les grands philosophes sont considérés comme tels, c'est parce qu'ils sont avant tout des créateurs de systèmes qui surplombent, embrassent et unifient toutes les sciences de leur temps. De tels penseurs, loin de redouter la confrontation avec la science, l'ont intégrée à leur pensée et ont même participé parfois activement à son progrès. Ainsi, Aristote, philosophe des distinctions et des classifications, est à l'origine non seulement de la logique (Organon), mais des sciences naturelles (Des parties des animaux).

Descartes, mathématicien et physicien, réforme le système des notations algébriques, découvre la géométrie analytique et la loi de la réfraction. Leibniz, inventeur du calcul infinitésimal, est à l'origine de la volcanologie (Epigaea). Comte, polytechnicien familier des biologistes, est le fondateur de la "sociologie", dont il crée le mot (le Système de politique positive). Toutefois, au-delà de leur intérêt pour telle science particulière, tous les philosophes recherchent, de plus, l'unité totale du savoir. C'est pourquoi Descartes, par exemple, prétend montrer qu'avec de l'étendue et du mouvement il est possible de rendre compte, non seulement de tous les phénomènes, mais aussi du fonctionnement mécanique des êtres vivants.

Aussi, à la différence de la philosophie, qui est la recherche d'une connaissance unifiée, les sciences ne nous offrent que des vérités dispersées dans les différents compartiments du savoir, notamment les mathématiques, l'astronomie, la physique, la chimie, et, d'autre part, les sciences biologiques ; par ailleurs, ces disciplines scientifiques se distinguent nettement des sciences humaines. Ces deux clivages brisent l'unité des réponses de la science et ouvrent un large espace aux questions qui relèvent de la philosophie, ce qui permet de dire que si un philosophe n'a pas nécessairement besoin d'être aussi un scientifique, en revanche, un scientifique se doit sinon d'être aussi un philosophe, du moins d'avoir une réflexion philosophique sur sa science et sa scientificité.

L'idée de l'humain qui préside à la réflexion philosophique est dépouillée de toute particularité et se fonde sur un jugement de valeur (positif, négatif ou indéterminé) à visée universelle. En ce sens, elle est indépendante des investigations de l'anthropologie en général et des sciences humaines en particulier. Loin d'être particulière, elle s'inscrit paradoxalement à la fois dans l'universalité de la pensée et dans la singularité de toute existence. Les grandes philosophies, auxquelles on reproche parfois d'être de pures abstractions, ont en effet ceci en commun qu'elles concernent l'homme dans son humanité intrinsèque, mis à part ses particularités, qui le rattachent à tel ou tel groupe ethnique, religieux, économique ou culturel. En revanche, les grandes options fondamentales (spiritualisme, matérialisme, rationalisme, existentialisme, humanisme), loin de s'exclure absolument, s'entrecroisent dans le champ doctrinal de la philosophie. Elles ont ainsi produit et ne cessent de produire, par alliance ou par détachement, de nombreux courants philosophiques particuliers, qui se rangent sous de nouvelles étiquettes (néoplatonisme, empirisme, positivisme, etc.). Mais au sein même de chacun de ces ensembles surgissent à nouveau de vigoureuses individualités. De sorte qu'il n'y a pas, à vrai dire, deux philosophes qui soient, par exemple, spiritualistes, matérialistes ou rationalistes de la même façon. C'est ce qui justifie une nomenclature beaucoup plus fine des doctrines, désignées par référence à leur fondateur : le platonisme, le cartésianisme, le spinozisme, le kantisme, l'hégélianisme, le marxisme, etc.

Néanmoins, malgré de nombreuses spécificités (au regard de l'objet, de la méthode, de la finalité…), il faut bien considérer que l'opposition Philosophie-Science participe d'un faux débat dénué de tout fondement épistémologique. En effet, pas plus que l'Art ne s'oppose à l'Art et l'esthétisme à telle ou telle technique artistique, Philosophie et Science ne s'opposent vraiment. Il s'agit de deux connaissances distinctes du réel qui interrogent toutes deux le Sens mais un sens qui a deux acceptions différentes : pour la Philosophie, le Sens est celui de la signification, pour la Science il est celui de l'orientation.

Cette différence peut se traduire par une ignorance mutuelle mais, au regard des risques qu'un mauvais usage de la Science peut faire courir à l'humain - et, plus généralement, au réel -, il n'est pas inutile que les philosophes s'interrogent sur le sens - signification, finalité, fonction, rôle… - de la Science, sans pour autant avoir besoin d'en maîtriser les compétences idoines et que, en même temps, les scientifiques prennent une distance philosophique à l'égard de la Science en se fondant certes sur leurs connaissances scientifiques du réel et, en particulier, de l'humain, mais également sur leur intuition. En même temps, il n'est ni vain, ni inutile que la Science, au vu de ses connaissances et de sa méthodologie,  interroge la Philosophie en raison des incidences que son discours sur le réel mais encore sa vision et son projet du réel peuvent avoir sur l'ordre humain, singulièrement aux plans philosophique, économique, social et éthique et que, du fait même de ce questionnement, les philosophes prennent une certaine distance - épistémologique davantage que scientifique - par rapport à la Philosophie.

En somme, il s'agit de faire en sorte que la différence de l'une soit la richesse partagée de l'autre. Et réciproquement.  Et, au passage, nul ne s'étonnera que l'on relève que c'est sous le sceau de l'humanisme que ce partage des différences est le mieux assumé et que l'enrichissement mutuel de la Philosophie et de la Science est le mieux opéré au bénéfice… de l'humain !

En outre, les philosophies, du moins celle d'un certain courant (cf. ci-dessus) ne se contentent pas d'être une vision de l'humain : elles sont en même temps un projet politique, social, psychologique, éthique… de l'humain, de la société et donc, aussi, une théorie de l'action. La connaissance philosophique n'a ainsi véritablement de sens que par rapport à une transformation du réel alors que telle n'est pas la finalité de la Science dont l'objet est de connaître et comprendre le réel, sa transformation relevant de la technique.

Penseur singulier, chaque philosophe vise cependant à l'universel. Tel est le paradoxe de la philosophie, qui constitue la raison principale pour laquelle ses adversaires ne souscrivent pas à son projet en insistant sur l'énorme distance qui sépare sa visée objective (l'universel) de sa source subjective (l'individu singulier). Cependant, c'est précisément cette visée à l'universel excluant la moindre concession à la particularité qui est l'essence même de la philosophie.

Ainsi, chaque fois que le "Je pense, donc je suis" (Cogito, ergo sum) cartésien est mis en question, c'est qu'il y a doute quant au "je", sujet des verbes "penser" et "être" : si ce "je" n'était que celui de René Descartes, il prouverait certes à Descartes qu'il est ou existe, du moins aussi longtemps qu'il pense, mais il ne prouverait rien d'autre. Il ne lui permettrait nullement d'affirmer l'existence de la pensée en dehors et au-delà de cet exercice singulier qu'effectue ce "je". Mais chacun peut refaire pour son propre compte l'expérience singulière du cogito. Sans cela, loin de donner immédiatement accès à d'autres vérités, le fait que "je pense" risquerait de m'enfermer dans ma subjectivité et de me condamner au solipsisme[38], c'est-à-dire à cette forme extrême d'idéalisme subjectif qui consisterait pour un sujet pensant (et parlant) à s'affirmer lui-même comme la seule réalité.

Or le solipsisme, simple fiction philosophique révélant l'extravagance de l'idéalisme, n'a jamais existé. Don Quichotte lui-même ne se croyait pas seul au monde. C'est pourquoi la signification du "Je pense, je suis" doit être cherchée dans une autre direction que celle de la subjectivité étroitement individuelle. Ainsi, quand Nietzsche objecte à Descartes qu'il vaudrait mieux dire "il pense en moi" plutôt que "je pense", il ne fait que traduire autrement l'expérience cartésienne de la pensée. En revanche, Spinoza avait remarqué à juste titre que "Descartes commence par la pensée". Pour Descartes, en effet, l'âme pense toujours et toute son essence n'est que de penser. Or penser, c'est échapper à la particularité des circonstances de temps et de lieu, dans lesquelles nous confine notre corps, pour accéder à l'universalité des idées.

L'universalité est consubstantielle à la pensée de tout objet, comme la singularité l'est à toute existence humaine. Or, les sciences ne nous font connaître que des généralités. La difficulté, pour la connaissance, est précisément, en partant de l'universalité, de cerner tout objet à connaître, quel qu'il soit, dans son individualité singulière. Comme l'indiquait déjà Aristote : "Il n'y a de science que du général, et il n'y a d'existence que du singulier". Inversement, la difficulté, en morale, comme le soulignait Kant, est de référer une conduite nécessairement individuelle à une valeur universelle.

Le singulier et l'universel sont les deux pôles de réflexion de toute philosophie, en dehors de tout repos ou de tout enlisement dans la particularité sociologique, économique, religieuse, ethnique ou raciale d'une fraction de l'humanité. La philosophie se tient constamment dans le rapport qui unit un sujet singulier à la pensée de l'universel, soit comme son fondement, soit comme son couronnement.

Pourtant, ce paradoxe du singulier et de l'universel n'est un paradoxe que d'apparence. En effet, pourquoi faudrait-il s'élever - se transcender - au dessus de la cette contingence particulière qu'est l'individu pour appréhender, comprendre cette universalité qu'est l'humain ? Ne suffit-il pas de reconnaître l'autre dans soi et de se reconnaître dans l'autre ? Ne suffit-il pas de ne pas opposer l'unicité et l'altérité pur, au contraire, considérer que ce sont là les deux facettes d'un seul et même réel, l'humain ? Pourquoi une transcendance, a fortiori, non humaine - le divin - disposerait de cette capacité de compréhension, d'appréhension ? Sens et raison, c'est-à-dire intuition et connaissance ne permettent-ils à moi, l'Un, de connaître, par sympathie, empathie et raisonnement, l'Autre, c'est-à-dire les autres ? de passer tranquillement, sans rupture épistémologique, de l'unicité à l'universalité et réciproquement ?

Deux des plus anciens monuments de la philosophie grecque, dont il ne nous reste d'ailleurs que des fragments, sont des poèmes. L'un est de Parménide, l'autre d'Empédocle, et ils portent le même titre : De la nature (Péri phuséôs). C'est dans cette tradition que s'est inscrit le majestueux poème de Lucrèce (De natura rerum), dont les six chants exposent dans toute son ampleur la philosophie d'Épicure. Or, si l'on entend par poésie l'expression lyrique d'un sentiment personnel, le discours de ces philosophes s'en distingue radicalement. Loin de se réduire à de simples confidences ou à une confession intime, leur pensée se déploie dans l'universalité abstraite des idées : ils argumentent et, sans négliger la forme de leur propos, ils cherchent à fonder toutes leurs assertions.

Philosophes et savants éprouvent les résistances du réel à leurs investigations, tandis que la littérature et, notamment, la poésie peuvent s'en détacher par l'écriture, qui joue à loisir dans son royaume : le langage n'y est aux prises qu'avec ses propres ressources. "Écrire, dit Julien Green, est la liberté absolue de l'esprit, c'est être seul maître de son monde". En revanche, les philosophes ne prétendent nullement créer un autre monde selon leur fantaisie et, comme le souligne Georges Canguilhem, ils ne se considèrent pas comme les "maîtres de leur monde", mais proposent une lecture plus pénétrante et plus vraie de notre monde même.

Aucune philosophie – au sens de courant de pensée, de théorie… - ne saurait être comprise dans son unicité sans la resituer dans l'Histoire de la pensée philosophique. Quel est donc le sujet de ce savoir qui se voudrait total ? Il ne s'agit ici ni d'un individu particulier ni d'une fraction quelconque de l'humanité. Mais, dans la tradition philosophique qui va de Platon à Kant, d'Aristote à Comte, de Descartes et de Leibniz à Hegel, "toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée, selon la célèbre formule de Pascal, comme un même homme qui subsiste toujours et apprend continuellement". La philosophie de ceux qu'on nomme "les grands classiques" est ainsi un rationalisme humaniste, qui unit toutes les connaissances dans une visée unique et un unique sujet : "l'homme, animal raisonnable", dont l'histoire véritable se confond avec les progrès de la "raison". Mais cette conception fondamentale, sinon fondatrice, de la pensée philosophique n'a cessé d'être mise en question tout au long de ce qu'il est convenu d'appeler l'histoire de la philosophie.

En fait, les systèmes philosophiques, loin de s'édifier les uns après les autres par simples additions successives, composent en fait une histoire stationnaire, faite de ruptures, de reprises approfondies des problématiques et des solutions précédentes, et de nouveaux recommencements.

Ainsi, tandis que Platon, à travers ses dialogues, élabore en une théorie des Idées la maïeutique pratiquée par Socrate sur l'agora, Aristote, en rupture avec son maître Platon, trouve dans l'expérience sensible le fondement et les limites de notre connaissance. De même, c'est aux arguments du sensualiste Gassendi, auteur des célèbres Objections (1644) adressées aux Méditations que Descartes aura à répondre. C'est pour répliquer à Locke, dont l'Essai de 1690 constitue le traité doctrinal de l'empirisme sensualiste, que Leibniz assure la défense et l'illustration de la raison et des "principes rationnels" dans les Nouveaux Essais sur l'entendement humain. Cet ouvrage, écrit en 1704, peu avant la mort de Locke, ne paraît d'ailleurs qu'à titre posthume, en 1765, Leibniz ayant renoncé à le publier après la mort de son illustre interlocuteur. Car, à la différence d'autres combats, les combats proprement philosophiques sont de pures problématiques d'idées qui épargnent les personnes.

Kant, pour sa part, avouera lui-même avoir été "tiré de son sommeil dogmatique" par David Hume, dont l'empirisme et le scepticisme devaient provoquer en retour la rédaction de la Critique de la raison pure et l'élaboration de la philosophie critique de Kant. Ainsi, sous ces grands conflits de doctrines entre rationalisme dogmatique et empirisme sceptique, entre Aristote et Platon, Descartes et Gassendi, Leibniz et Locke, Kant et Hume, les répétitions de la philosophie se révèlent autrement significatives qu'une suite disparate de portraits. En effet, à travers ces oppositions fondamentales, il est possible de saisir sur le vif la nature des enjeux et l'importance des questions, généralement masquées par les débats ultérieurs.

Si ce que nous nommons la "raison" n'est rien d'autre que le produit de l'expérience, toute connaissance (fût-elle dite "scientifique") est nécessairement particulière et contingente, comme l'est toute expérience sensible, si vaste soit-elle. Rien ne permet alors de croire que l'humanité est en mesure de constituer une "science", entendant par là un savoir définitif, hors d'atteinte des démentis de l'expérience. C'est ce que diront Locke, Hume, Stuart Mill et leurs disciples, ainsi que, plus tard, William James et les différents représentants du "pragmatisme", conçu comme un "empirisme radical".

Si, au contraire, ce que nous nommons l'"expérience sensible" n'est pas un donné brut et informe de nos organes sensoriels mais est déjà le produit spontanément organisé de notre "raison", alors il n'y a d'expérience, à proprement parler, que pour un sujet raisonnable, doué d'entendement et susceptible de saisir, grâce à ses principes, l'universel dans le particulier, au moins à titre d'hypothèse. Dès lors, à la formule sensualiste de Locke : "Il n'y a rien dans l'entendement qui n'ait d'abord été dans les sens", Leibniz peut ajouter cette fameuse rectification intellectualiste : "... si ce n'est l'entendement lui-même".

L'esprit scientifique ne s'encombre guère de ces disputes. Ignorant par principe tout concept non expérimental et reléguant au musée le questionnement philosophique d'un Descartes ou d'un Leibniz sur l'union de l'âme et du corps, le neurophysiologiste contemporain poursuit ses investigations physico-chimiques dans la plus fine structure matérielle de tout être vivant. À cet égard, la torpille (Torpedo galvani), poisson dont l'organe électrique contient des milliards de synapses à acétylcholine, est un objet de choix pour le savant contemporain, qui croit pouvoir trouver dans cet appareil l'explication définitive de la "conscience" de l'homme que Jean-Pierre Changeux appelle "homme neuronal".

Mais Leibniz avertissait déjà, dès 1714, dans sa Monadologie, que, "feignant qu'il y ait une machine dont la structure fasse penser", on pourra la concevoir agrandie "en sorte qu'on y puisse pénétrer comme dans un moulin, on ne trouvera en la visitant au-dedans que des pièces qui poussent les unes les autres, et jamais de quoi expliquer une perception". Ainsi, concluait-il, "c'est dans la substance simple et non dans le composé ou dans la machine" qu'il faut chercher l'explication.

Le problème philosophique de l'union de la conscience et des neurones, de l'émergence de la conscience à travers les neurones, reste donc, de nos jours, entier.

L'esprit humain, écrit de son côté Auguste Comte, "peut observer directement tous les phénomènes, excepté les siens propres". Le "cerveau" de Socrate était sans doute chimiquement semblable à l'organe électrique de la torpille, dont trois décharges peuvent tuer un homme, mais non sa "parole". Pourtant, l'"ironie" socratique produisait sur ses interlocuteurs un tel engourdissement mental que Ménon, dans le dialogue de Platon qui porte son nom, comparait malicieusement Socrate à "ce large poisson de mer qu'on appelle une torpille et qui vous engourdit quand on le touche". !

D'autre part, l'enjeu de la philosophie ne se limite pas au problème du fondement de la connaissance et de la vérité. Il s'agit en outre de savoir ce que vaut la vérité scientifiquement connue, non pas seulement pour ses applications techniques, mais d'abord pour la conduite de tout homme dans sa vie. C'est pourquoi la fracture majeure, au sein même de l'histoire de la philosophie, se situe entre ceux qui s'interrogent essentiellement sur l'origine de la vérité, sur le fondement et les limites de la connaissance en général et de la science en particulier, et ceux qui éludent ces questions comme "abstraites" au sens péjoratif de ce terme, c'est-à-dire sans intérêt pour la conduite d'un individu "concret" dans son existence singulière. En face de ceux pour qui tout notre avenir dépend de notre connaissance, il y a ceux pour qui la question "Que dois-je faire ?", antérieure à toutes les autres, restera toujours indépendante de la question "Que puis-je connaître ?".

La science, en tant qu'elle se caractérise par un certain "esprit scientifique", se présente comme une connaissance unitaire du réel, apportant des réponses et des solutions destinées à clore les débats. La philosophie, en tant qu'exigence de la pensée et questionnement obstiné de notre rapport au monde, ne cesse de rouvrir les questions et de poser à nouveau les problèmes. Sans contester les avancées techniques des sciences, elle récuse l'idée que la science prenne en compte le réel dans sa totalité, alors qu'elle n'en retient que la face objective, celle qui se prête en effet à ses investigations. La science ne nous donne à connaître qu'un "réel" : celui-là même qu'elle se donne comme docile à ses mensurations.

C'est un monde revêtu de relations abstraites et de lois, dans lequel nous n'existons pas, tandis que nous existons dans un monde de biens, de sens et de valeurs (Husserl), que la science ne "connaît" pas. À ce compte, si l'existence authentique est celle qui est vécue dans l'angoisse et la déréliction, comme le soutiendront, entre autres, Pascal et Kierkegaard, ce n'est pas seulement la science qui doit être récusée, mais la philosophie elle-même, dans la mesure où elle se présente comme une connaissance systématique du réel : Descartes est jugé "inutile et incertain" par Pascal.

La tension philosophique atteint son comble avec l'opposition exemplaire de Kierkegaard à Hegel, si l'on veut bien admettre que Kierkegaard, adversaire résolu de la "philosophie" au nom de la "foi", a été lui-même, à sa manière, un philosophe. Contre le système hégélien, qui se présente comme une somptueuse architecture de concepts d'une rigoureuse objectivité, toute l'œuvre du penseur danois élève ses protestations au nom de "la subjectivité, qui est la vérité" (Post-Scriptum, 1846). C'est ainsi que l'auteur de Crainte et Tremblement (1843) ne réclame rien de moins que la disqualification du savoir objectif et du sujet pensant en tant que tels. L'existence vécue s'impose à lui comme la donnée concrète, irréductible, indépassable où se montre à nu la fantastique vanité de tout "système" scientifique ou philosophique. Certains penseurs vont jusqu'à annoncer que la philosophie est condamnée à la disparition.

Selon Aristote, "s'il ne faut pas philosopher, il faut encore philosopher". La philosophie vit grâce à ce paradoxe : il ne faut pas moins de philosophie pour détruire un système, ou pour le déconstruire, que pour l'édifier. Mieux encore : la question de savoir si un système philosophique est réfutable est encore une question philosophique. Kant a réfuté Hume ; Kierkegaard a réfuté Hegel ;  Nietzsche a réfuté Platon. Quand bien même il ne resterait d'un système que la vaste place vide où il se dressait naguère, rien ne pourrait faire que la construction n'en ait pas été entreprise et que le philosophe qui l'avait conçue et dirigée ne soit indéfectiblement présent sur les ruines mêmes de son projet. Nietzsche lui-même, adversaire déclaré du platonisme et grand expert en l'art de déconstruire sinon de réfuter, écrivait à Lou Andreas-Salomé, en parlant de l'enseignement de la philosophie antique : "Je disais volontiers à mes auditeurs : Ce système est réfuté, et mort  mais la personnalité qui se trouve derrière lui est irréfutable : il est impossible de la tuer, par exemple Platon".

La rumeur, unanime malgré les apparences, qui s'élève du cercle des philosophes disparus compose, au-delà de leurs dissensions, le chant perpétuel de l'inquiétude humaine. "Éminence grise de l'humanité", comme la nommait Sartre, la philosophie n'est pas une science de plus, mais une exigence qui ne se satisfait ni de la gratuité chère à la poésie pure ni de la certitude propre aux sciences ou aux religions.

"La philosophie n'est pas un temple, mais un chantier" (Canguilhem). Elle dit toujours les mêmes choses (Platon). Les mêmes choses, mais autrement : Eadem, sed aliter (Schopenhauer). Extrêmement attentive - depuis Socrate - aux failles du discours et à la réalité des choses, la philosophie opère obstinément dans l'inquiétude du sens (Husserl). Créant sans cesse de nouveaux concepts (Deleuze), elle met en question les règles mêmes de son propre langage (Wittgenstein). Sans cesse combattue, elle emmène avec elle ceux qui, pour la contester valablement, doivent emprunter ses armes. Elle maintient ainsi une tension vigilante entre le premier "étonnement" dont elle procède (Platon) et les grands "monuments" de sa systématisation (Aristote, Kant, Hegel, Auguste Comte), dans lesquels son élan est en passe de se pétrifier finalement en un rituel verbal pour initiés.

La philosophie n'existe à jamais qu'à l'état naissant. Elle est alors ce levain de la pensée qui retient l'humanité de désespérer d'elle-même.

*****

Mon propos n'a pas été de jouer à ce que je ne suis pas – un philosophe – et de donner un cours magistral sur l'histoire de la Philosophie. A fortiori, en définitive, il n'était pas de répondre à la question : "Qu'est-ce que la philosophie ?".

En compilant divers articles encyclopédiques, parsemés de quelques réflexions personnelles[39], j'ai voulu :

         faire une présentation aussi simple que possible de la Philosophie et donc… des philosophies

         montrer qu'il y a pleinement place, en dehors de la théologie et donc des dogmes religieux, pour une réflexion sur l'humain – son essence, son sens -, réflexion qui, se fondant sur la connaissance que nous avons du réel et de nous même par les sciences et notre jugement – la raison à condition que celle-ci soit celle d'une conscience libre, d'une libre pensée -, est constitutive d'une philosophie, c'est-à-dire à la fois d'une vision – une compréhension – et d'un projet du réel et, singulièrement, de l'humain

         indiquer que la science peut certes se constituer et se développer en dehors de la philosophie dès lors qu'elle n'appréhende pas l'humain comme un sujet mais comme un objet mais qu'elle ne saurait pour autant constituer une vision et un projet de ce même réel et, singulièrement, de l'humain

         affirmer que seule la philosophie peut remettre la Science au service de l'humain, ce qui suppose que des philosophes réfléchissent sur la Science et que, de leur côté, les scientifiques aient un recul philosophique par rapport à leur science et à eux-mêmes

         rappeler que l'athéisme est une forme doublement achevée de philosophie en ce sens qu'il constitue une vision et un projet du réel et, plus précisément, de l'humain d'une part et que, d'autre part, pour lui, c'est bien l'humain qui est la mesure de toutes choses, sans pour autant que cette mesure soit une démesure [40]

         soulever une énergique protestation contre l'absence de représentation de l'humanistes athée[41] au sein de ces diverses instances appelées à réfléchir, d'un point de vue éthique, sur ces questionnements de société  que sont le suicide, l'euthanasie, l'Interruption Volontaire de Grossesses, la procréation médicalement assistée, la génétique et ses applications économiques… comme s'il ne saurait y avoir d'autre spiritualité que religieuse, comme si, en ce XXIème siècle seule une philosophie au service de la théologie pouvait être qualifiée de philosophie, comme si, enfin, il ne saurait y avoir de véritable pensée qu'unique, soumise, avachie, prosternée, vendue, prostituée, lobotomisée… et qu'une pensée de révolte, de rébellion, de critique, de dérision, de revendication, de contestation, de liberté… n'était pas réellement une pensée véritablement… humaine.



[1]Selon Châtelet, la Philosophie est ce "genre culturel né à Athènes en 387 dans les jardins d'Academos et mort à Berlin en 1816, avec la publication de la Science de la logique".

[2] La déontologie du philosophe exerçant le métier de philosophe. L'éthique du penseur. La méthodologie de l'analyste et du chercheur. La scientificité – recherche constante de l'objectivité, primauté de l'expérimentation… - du rationaliste, c'est-à-dire de celui/celle qui fait usage de sa raison….

[3] Apparition historique au sens où l'existence de ces penseurs peut être démontrée de façon scientifique.

[4] Anaximandre, philosophe mais aussi physicien et astronome (Milet, - 610, v. - 546). Disciple de Thalès, il place l'apeiron, c'est-à-dire l'indéterminé, l'indéfini, source et réceptacle de tout, à la base de sa conception de la nature. Les mondes, en nombre infini, s'en séparent et y retournent, le nôtre n'étant que l'un d'entre eux. Anaximandre a été le premier philosophe à concevoir la diversité des phénomènes comme effet d'une loi unique, immanente à la nature, exprimant de façon très générale la nécessité du devenir. On lui attribue de nombreuses inventions, notamment celle du gnomon (du grec gnômôn, "qui connaît qui indique l'heure", instrument destiné à indiquer l'heure par la longueur de l'ombre portée sur une surface par un objet donné.

[5] Anaximène de Milet, philosophe et physicien (Milet, v. - 550, v. - 480 ). Le principe des choses est, selon lui, l'air, qui, par raréfactions et condensations successives, donne naissance au feu et aux autres éléments.

[6] Héraclite, dit l'Obscur, philosophe, physicien et poète (v. - 576 ; v - 480). Héraclite reste aujourd'hui encore une personnalité fort mystérieuse. On a peu de précisions sur sa vie ; on sait seulement qu'Héraclite appartenait à une famille de prêtres, et, s'il n'avait pas renoncé à ses droits en faveur de son frère, il eût obtenu les privilèges réservés aux aînés des descendants de Codrus, y compris la présidence aux cérémonies de Déméter à Éleusis. Il n'a été le disciple d'aucun maître et s'est éduqué tout seul. Il peut, toutefois, être rattaché à l'école des Milésiens. Il a probablement été le témoin des guerres médiques qui ravagèrent la Grèce entre 500 et 479. Ses formules frappantes et concises, sa fougue et son mépris pour les détails sont probablement à l'origine du surnom d'"Obscur" que lui donnèrent les Anciens.

Écrits dans un style poétique et oraculaire, ces fragments révèlent un penseur préoccupé de physique. Il voyait dans le feu le principe primordial de toutes choses : "Ce monde-ci, le même pour tous/Nul des dieux ni des hommes ne l'a fait ./Mais il était toujours, est et sera, un feu toujours vivant/Feu éternel s'allumant en mesure et s'éteignant en mesure". Il a érigé en loi l'échange perpétuel de la terre aux corps célestes, et affirme les aspects et qualités des choses qui évoluent entre leurs contraires ; car la loi du remplacement des contraires est la condition du devenir des choses.

Héraclite semble avoir emprunté à l'observation de l'une des premières machines - le van, qui sépare les particules lourdes et légères de la graine - son explication du phénomène physique. Il affirmait qu'entre contraires, il y a une lutte aboutissant à la création ; les mouvements vers le haut et vers le bas sont créés par la condensation du feu qui devient liquide ; puis l'eau condensée prend une forme liquide et se change en terre constituant ainsi le mouvement vers le bas. En sens inverse, la terre fond et se change en eau, dont est formé tout le reste, car Héraclite rapporte tout à l'évaporation de la mer.

L'originalité d'Héraclite par rapport aux autres physiciens consiste à avoir cherché aussi, derrière les modifications des apparences naturelles, à saisir l'unité cosmique résultant de leur contradiction. En témoigne notamment le célèbre fragment : "Dans les mêmes fleuves nous entrons et nous n'entrons pas. /Nous sommes et nous ne sommes pas", devenu le dicton populaire : "On ne se baigne jamais deux fois dans la même eau". Un autre fragment est aussi significatif : "L'opposé est utile, et des choses différentes naît la plus belle harmonie (et toutes choses sont engendrées par la discorde)".  

Pour lui, les âmes émanent du cosmos universel - rempli de dieux et de daimones - et ne peuvent échapper au circulus qui embrasse tout. Pour les âmes, mourir c'est se changer en eau ; pour l'eau, mourir c'est devenir terre ; mais de la terre vient l'eau et de l'eau vient l'âme. Dieu est jour et nuit, hiver et été, surabondance et famine : il prend des formes variées et contraires. Ce qui est en nous est toujours un et le même : vie et mort, veille et sommeil, jeunesse et vieillesse ; car le changement de l'un donne l'autre, et réciproquement. Sur ce point, on peut noter de nombreux rapprochements avec les philosophies orientales et de nombreuses cosmogonies primitives.

Pour Héraclite, la religion  est la vraie sagesse, visant à fondre la pensée individuelle dans la pensée universelle. Héraclite exprime son mépris pour les sacrifices sanglants, par lesquels l'individu cherche en fait à s'élever au-dessus de l'ordre divin. Bien qu'il soit présenté trop souvent comme l'apologiste de la "guerre universelle", Héraclite privilégie l'unité résultant des contraires au détriment de leur lutte : "Il faut suivre ce qui est commun à tous /Mais bien que le Logos [la raison] soit commun /La plupart vivent comme avec une pensée en propre". Héraclite a cherché une explication rationnelle de l'univers, mais sa conception fondamentale d'une réalité fluctuante comme l'eau des fleuves, mouvante comme la flamme, conflit permanent de forces opposées, aboutit à un ordre divin. Et la loi divine inspire et domine les lois humaines, comme la loi humaine s'impose à tous les habitants d'une même cité. 

La pensée héraclitéenne sera exploitée par de nombreux philosophes : des stoïciens et Platon - dont l'idée de matière n'est guère différente - à Hegel auquel on pourrait attribuer cette pensée héraclitéenne, selon laquelle le monde est un et ne naît pas suivant le temps, mais la pensée ; et même à Nietzsche, qui lui aussi refusera toute vérité établie car l'être est devenir, création toujours renouvelée.

[7] Hermétisme qui peut aussi s'expliquer par le principe de précaution : se mettre à l'abri des foudres des autorités, se prémunir de la censure !

[8] Rappelons que Socrate n'a rien écrit mais que ses leçons ont été recueillies et restituées par Platon - son élève -dans des dialogues qui gardent aujourd'hui encore toute leur vigueur. Pourtant, la sagesse socratique est philosophiquement paradoxale : c'est celle d'un homme qui, reconnu comme la plus haute figure du philosophe alors qu'il ne s'est jamais présenté lui-même comme sage, se contentant de débusquer, par ses questions, l'ignorance de ses interlocuteurs, qui se montre à nu derrière un langage sans rigueur et des pensées toutes faites.

Socrate est - comme le dit l'oracle - le plus sage des Grecs, parce qu'il sait qu'il ne sait rien, tandis que les autres croient savoir. Ils ignorent surtout qu'ils n'ont pas à recevoir la vérité de quelqu'un d'autre. C'est ce qu'illustre, dans un dialogue de Platon, le Ménon, le célèbre exemple du petit esclave qui, sans avoir jamais étudié, trouve tout seul la solution d'un problème de géométrie, guidé seulement par les questions opportunes de Socrate. En un temps qui séparait absolument les Grecs des "Barbares" et les hommes libres des esclaves, la sagesse socratique enseigne ainsi que la vérité s'offre à tous, sans appartenir à personne en particulier, fût-il Socrate. Car celui-ci prétend seulement accoucher les esprits, comme sa mère - la sage-femme Phénarète - accouchait les corps. Avec Socrate, la philosophie "descendue du ciel sur la terre", comme dira Cicéron, s'annonce donc, en premier lieu, comme le refus de l'opinion et des préjugés auxquels le plus grand nombre souscrit aveuglément, sans y avoir réfléchi. De plus, les seules ressources humaines, telles qu'elles se trouvent en chacun, doivent suffire pour nous guider sagement dans nos recherches et nous procurer le salut. De tels principes, caractéristiques d'un humanisme de la raison, s'imposeront désormais à toute doctrine philosophique digne de ce nom. Bien entendu et heureusement, l'assassinat de Socrate, s'il se voulait, aussi, celui de la philosophie, ne fut pas pour autant la mort de la philosophie.

[9] En effet, ce siècle fut marqué par une série de procès en hérésie uniques dans l'histoire athénienne. Le refus de croire au surnaturel ayant été considéré comme un délit, la plupart des maîtres de la pensée grecque d'alors, dont la réflexion portait sur la Nature, furent bannis ou obligés de fuir

[10] Anaxagore de Clazomènes (Clazomènes, v. - 500 ; Lampsaque - 428). Originaire d'Ionie, il s'est établi à Athènes et fut ami de Périclès. Il a fait du noûs, intelligence ou esprit, le principe et la cause du mouvement et de la vie. Éternel et toujours semblable à lui-même, le noûs ordonne l'Univers. Anaxagore a été loué par Platon et Aristote pour avoir mis l'intelligence à l'origine de toute chose.

[11] Protagoras, sophiste grec (Abdère, v. - 485 ;  v. - 411), célèbre à Athènes et en Grande-Grèce. Pour lui "toutes nos connaissances viennent de la sensation, et la sensation varie selon les individus. L'homme est donc la mesure de toutes choses". Platon l'a mis en scène avec les sophistes Hippias et Prodicos dans un dialogue, le Protagoras, où il les oppose tous trois à Socrate sur l'origine de la vertu.

[12] Terme qui désignait, en Grèce, au Vème siècle avant notre ère, un professeur ou marchand de sagesse. L'œuvre des sophistes (Protagoras, Gorgias, Prodicos, Thrasymaque, Hippias, Antiphon, Critias) est presque uniquement connue par les écrits de leur principal adversaire, Platon, qui, à la suite de Socrate, leur reprochait de ne chercher que l'efficacité et non la vérité, de ne se mouvoir que dans le domaine de l'apparence et de l'opinion, et non dans celui des idées. La pensée contemporaine regarde d'un œil moins sévère la sophistique grecque, dont les thèmes principaux (relativisme, humanisme intégral, opposition de l'institution et de la nature) ont des résonances très modernes.

[13] Pensée généralement considérée comme le fondement de l'humanisme.

[14] Monde aussi bien réel que… métaphysique.

[15] Qu'il soit politique, religieux, économique…, étant précisé que, au plan politique, cette soumission est de droite comme de gauche.

[16] Ce qui amènera certains philosophes, malgré tout quelque peu moralement gênés de leur servitude, de qualifier d'éclairés les despotes qu'ils servaient comme courtisans !

[17] Quitte, pour ce faire, à entrer en clandestinité !

[18] Différenciation en ce sens que les philosophes ne seront plus pendant longtemps, en même temps, voire d'abord des savants – et, pour prendre un terme général des physiciens – et que si les philosophes continueront à s'intéresser à la science, du point de vue, en particulier, de la problématique de la connaissance et, accessoirement, de l'éthique, les scientifiques et, a fortiori les techniciens ne se poseront pas/plus de problèmes philosophiques relativement à leur objet, leur statut, leur rôle

[19] Signification et orientation.

[20] Du moins en apparence car, pour la philosophie de soumission, il s'agit bien de servir l'ordre établi et, par conséquent, la puissance établie, qu'elle soit politique, économique ou religieuse.

[21] Fétichisme qui, pour lui, est la forme la plus ancienne du polythéisme.

[22] Un savoir qui n'est pas tiré de la connaissance et de la critique empirique et/ou scientifique mais qui est donné par un dieu ou des représentants d'un dieu n'est pas une connaissance, une construction logique mais un mensonge, une imposture. La théologie est une insulte à l'intelligence. Une offense à la liberté et à la dignité humaines.

[23] A la différence de la théologie qui, elle, met le divin au centre de toutes choses !

[24] Pour bien le différencier de et l'opposer à cette pseudo-philosophie qu'est la théologie.

[25] Le dogmatisme, à l'origine, consistait en un respect absolu des opinions des Anciens et, principalement, d'Aristote, jusqu'à les faire prévaloir sur les leçons de l'expérience ; au point que Pascal, à propos de la querelle du vide, a dû s'écrier : "Quelque force enfin qu'ait cette Antiquité, la vérité doit toujours avoir l'avantage, quoique nouvellement découverte".C'est avec Kant que le terme commence à être employé péjorativement. Kant appelle dogmatique l'attitude qui consiste à se servir de concepts ou de principes sans les avoir soumis à une critique préalable. Le but de la Critique de la raison pure est d'établir jusqu'où notre connaissance peut légitimement s'avancer avec certitude. Le dogmatisme s'oppose par ailleurs au scepticisme, car le premier présente des notions relatives comme des absolus (scientisme, légalisme, moralisme) et fait passer de simples hypothèses pour des vérités établies ou démontrées. Est dogmatique également l'attitude qui consiste : à refuser la discussion ou la preuve dans tous les domaines où celles-ci sont possibles ; à se figer dans une conviction qui ne cédera devant aucun argument (préjugés racistes ou sociaux) ; à étendre une autorité légitime dans un certain ordre à un ordre où elle cesse de l'être (le pape condamnant Galilée ou Staline la théorie de la relativité). En revanche, on ne peut parler de dogmatisme du seul fait d'avoir des croyances ou des convictions qui débordent la sphère des faits observables, dés lors que l'on est conscient de la relativité et de la fragilité de ces croyances et convictions au sens où on ne les érige pas en Vérités non discutables et, a fortiori, critiquables et susceptibles d'être remises en cause, qu'on les tienne pour telles et, enfin, qu'on ne cherche pas à les imposer à autrui.

[26] Doctrine pour laquelle les choses ne sont pas connaissables en elles-mêmes : nous les connaissons par leur relation, en fonction de notre organisation, de nos intérêts, de nos passions. En outre, nous les saisissons moins en elles-mêmes que par les rapports qu'elles entretiennent.

[27] Aristippe de Cyrène, philosophe grec, fondateur de l'école cyrénaïque (Cyrène, v. -435 ; v -350), partisan de l'hédonisme.

[28] Épicure, philosophe grec (-341 ; -270).  Né à Samos ou à Athènes, Épicure, après avoir enseigné à Mytilène, puis à Lampsaque en Asie Mineure, s'installa à Athènes, en -306, dans un grand jardin qui donnera son nom à l'école. C'est là qu'il animera jusqu'à sa mort une communauté philosophique et amicale : le Jardin d'Épicure. Philosophe matérialiste, Épicure prolonge et renouvelle l'atomisme de Démocrite, sur lequel il fonde une sagesse du plaisir (Ayant peu écrit et la plupart de ses textes ayant disparu, c'est essentiellement par Lucrèce, son disciple, que l'épicurisme est connu). Ses préoccupations morales l'ont empêché de tirer toutes les conséquences de ses intuitions scientifiques. Sa doctrine, marquée par une maîtrise permanente des passions, se situe exactement à l'opposé de ce que la postérité a défini comme étant l'épicurisme.

L'épicurisme distingue la canonique, qui porte sur les règles et les critères de la connaissance ; la physique, ou science de la nature et, enfin l'éthique, qui enseigne l'art de vivre heureux. Concernant la canonique, Épicure reconnaît trois critères de la vérité : les sensations, les anticipations (c'est-à-dire les idées générales, telles qu'elles résultent de l'expérience) et les affections (le plaisir et la douleur). Mais ces trois critères se ramènent aisément au premier d'entre eux, et c'est en quoi on peut parler d'un sensualisme épicurien. Les sens sont la source, le fondement et la garantie de toute connaissance vraie, et la raison elle-même, dira Lucrèce, "en est issue tout entière". Pour Épicure, c'est la physique, ou connaissance de la nature (physis), qui est le vrai socle de sa pensée. Cette physique est d'inspiration matérialiste et discontinuiste ; rien n'existe que la matière et le vide, qui se définissent par leur exclusion réciproque : là où il y a de la matière, il n'y a pas de vide ; là où il y a du vide, il n'y a pas de matière. Ces deux substances suffisent à tout expliquer, y compris l'homme, la pensée et les dieux. Rien, en effet, ne naît de rien: à l'origine de toute chose doivent donc se trouver des êtres éternels, qui ne naissent pas, et dont tout naît. Tels sont les atomes et le vide. Épicure prolonge en cela l'atomisme démocritéen : les atomes sont des corps absolument pleins, insécables, immuables, en nombre infini, d'une variété de formes innombrable (quoique tous restent inférieurs au seuil de sensibilité) et toujours en mouvement dans le vide infini.

À la différence de Démocrite, qui tenait le mouvement des atomes pour une donnée première, qu'il n'est ni possible ni indispensable d'expliquer, Épicure affirmait que ce mouvement, s'il est sans commencement, n'est pas sans raison. Trois causes suffisent à l'expliquer, qui sont toutes les trois nécessaires. Les deux premières sont pensées par analogie avec l'expérience : les atomes sont mus de haut en bas par leur poids (qui est une propriété intrinsèque des atomes pour Épicure) et, dans toutes les directions, par les chocs. Mais ces deux causes - poids et chocs - semblent incompatibles l'une avec l'autre. Dans le vide sans fond, en effet, tous les atomes doivent tomber verticalement à l'infini, sans se rencontrer jamais. Il n'y aurait alors ni chocs ni rebonds, et l'Univers ne serait qu'une pluie infinie et stérile d'atomes. Il n'y aurait pas de corps composés, pas de mondes, et nous ne serions pas là pour expliquer ce qui, d'ailleurs, n'aurait pas besoin de l'être. Suggérera-t-on que les atomes les plus lourds pourraient rattraper les plus légers ? Ce serait méconnaître, explique Lucrèce, que, dans le vide, tous les corps se meuvent "avec une égale vitesse malgré l'inégalité de leur poids". Tant que leur chute reste strictement verticale, ils ne sauraient donc se rejoindre les uns les autres. Aussi faut-il une troisième cause de mouvement, pour rendre les deux premières compatibles et pour expliquer l'apparition de corps composés. Cette troisième cause, traditionnellement attribuée à Épicure, c'est la déclinaison, ou déviation, des atomes (parenkleisis en grec, clinamen en latin) : dans leur chute en ligne droite à travers le vide, ceux-ci s'écartent faiblement de la verticale, juste assez pour qu'on puisse dire que leur mouvement se trouve modifié ; ce changement de trajectoire se produit à un moment et dans un endroit indéterminés. Cette troisième cause de mouvement, à la fois interne (le poids) et discontinue (les chocs), est ainsi à l'origine des rencontres d'atomes et, donc, de tous les corps composés : sans cette déclinaison, explique Lucrèce, "nulle collision n'aurait pu naître, nul choc se produire, et jamais la nature n'eût rien créé". Mais le clinamen est aussi à l'origine de la liberté : sans cette spontanéité aléatoire qui n'est déterminée ni dans l'espace ni dans le temps, la chaîne infinie des causes serait sans faille, et les vivants seraient prisonniers d'une nécessité inexorable. Une discontinuité causale est ainsi introduite par le clinamen, qui libère le présent du passé et maintient l'ouverture de l'avenir. Il n'y a donc ni destin ni providence : les choses sont produites soit par la nécessité, soit par le hasard, soit par nous-mêmes, et c'est en quoi nous sommes libres.

Cette indétermination atomistique, si elle fut longtemps reprochée à Épicure, contribue aujourd'hui au rayonnement et à l'étonnante modernité de la doctrine. Certes, la physique épicurienne n'a rien d'une science, au sens que nous donnons aujourd'hui à ce mot. Mais son Univers infini, composé d'atomes et de vide et traversé de mouvements dus partiellement au hasard, est étonnamment proche du nôtre.

Cette impression de modernité est accentuée par la théorie épicurienne de la pluralité des mondes. Puisque les atomes sont en nombre infini dans le vide infini, explique Épicure, et puisque le hasard, à travers le temps infini, produit nécessairement tout le possible, il est absurde de penser que notre monde est le seul, absurde d'imaginer qu'il est au centre de l'Univers ou que les dieux lui prêtent une attention particulière. Les mondes – car il faut dès lors en parler au pluriel – sont d'immenses ensembles organisés d'atomes, soumis à la naissance et à la mort (l'Univers est éternel mais aucun monde ne l'est), en nombre infini dans l'Univers infini. On a parlé, légitimement, du multivers d'Épicure. Car le tout, s'il est nécessairement unique, ne constitue pas une unité, un ordre ou une structure (il n'est pas uni-vers) : il n'est que la somme des sommes, comme dit Lucrèce, l'ensemble infini et éternel des mondes finis et mortels. Les dieux ne l'ont pas créé (c'est l'Univers, plutôt, qui produit des dieux) et seraient bien incapables, s'ils en avaient le désir, de le contrôler. Pour cet Univers, point de sens, point de finalité, point d'ordre : il n'est d'ordre que local, de sens que fugitif, et de finalité qu'illusoire.

Mais l'épicurisme est plus (mal)connu par son éthique qui est une pensée du hasard et de la mort culminant dans l'eudémonisme, c'est-à-dire l'éthique du bonheur. Cette éthique était résumée, dès l'Antiquité, par ce qu'on a appelé le tetrapharmakos (le "quadruple remède"), qui tient en quatre propositions fondamentales : il n'y a rien à craindre des dieux ; il n'y a rien à craindre de la mort ; on peut atteindre le bonheur ; on peut supporter la douleur.

Rien à craindre des dieux, non parce qu'ils n'existent pas ("la connaissance que nous en avons est évidente", disait Épicure), mais parce qu'ils ne s'occupent pas de nous : leur bonheur immortel leur suffit. Rien à craindre de la mort, non parce qu'on ne meurt pas, mais parce qu'on meurt pour de bon. La mort n'est qu'un pur néant ; elle n'est donc rien pour nous : elle n'est pas là quand nous sommes, et, quand elle est là, nous ne sommes plus. Quant à la douleur, elle est toujours limitée: extrême, elle est brève ; durable, elle est supportable. L'esprit, purgé des fausses frayeurs de la superstition (les dieux, l'enfer), peut alors jouir en paix du plaisir: cette jouissance paisible est le bonheur même.

Mais quel plaisir ? Il faut distinguer ici, explique Épicure, différents types de plaisirs. Certes, tout plaisir, en lui-même, est un bien, comme toute douleur est un mal. Mais tout plaisir ne doit pas être choisi ; toute douleur ne doit pas être évitée. Il faut savoir renoncer à un plaisir qui entraînerait plus de désagréments et accepter certaines douleurs comme conditions d'un plaisir plus grand. De là, une classification dichotomique des désirs.

Les désirs sont soit naturels, soit non naturels. Ces derniers (désirs de richesse, de pouvoir, de gloire...), par nature illimités, sont vains, parce que sans objet capable de les satisfaire. Le sage ne peut qu'y renoncer. Quant aux désirs naturels, les uns sont nécessaires, les autres non. Les premiers, les désirs naturels et nécessaires, sont toujours bons : qu'ils portent sur des objets nécessaires à la vie même (comme la nourriture), au bien-être (comme les vêtements) ou au bonheur (comme l'amitié ou la philosophie), ils sont faciles à satisfaire et laissent le corps et l'âme en repos. Les seconds, les désirs naturels et non nécessaires, sont bons par eux-mêmes, mais peuvent parfois - si l'on en devient esclave - introduire dans la vie plus de désagréments que de plaisirs. Ainsi en est-il des désirs sexuels ou esthétiques. Le sage saura ici faire preuve de discernement, et jouir d'autant mieux des plaisirs qui se présentent qu'il sait qu'aucun n'est absolument nécessaire à son bonheur: ce sont des plaisirs donnés par surcroît, délectables quand ils sont là, mais qui ne doivent pas manquer quand ils n'y sont pas. De là ce paradoxe bien connu de l'éthique épicurienne : fondée sur le plaisir (c'est un hédonisme), elle débouche sur un quasi-ascétisme. C'est que, si le plaisir est le souverain bien, il ne l'est qu'à la condition de pouvoir être satisfait pleinement et facilement : un peu de pain, un peu d'eau, un peu de philosophie y suffisent. Le plaisir ne réside pas dans la jouissance, mais il consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l'âme, à n'être pas troublée. Telle est l'ataraxie (littéralement "absence de trouble"), qui est la paix de l'âme et le vrai nom de la sagesse.

De nombreux philosophes ont repris, pour l'approfondir, l'actualiser, la préciser… la pensée épicurienne. On peut citer : Gassendi, Diderot et même Nietzsche. Mais l'histoire de la pensée et les penseurs – surtout ceux de la pensée unique et, notamment, chrétienne – ont été injustes envers Épicure : la recherche du bonheur individuel, ce principe qui appelle à la réflexion pour éviter tout ce qui apporte en définitive plus de désagrément que de plaisir, a ainsi été jugé, et déjà par Cicéron, comme une invitation à sombrer dans les plaisirs sensuels. Le caractère austère, voire ascétique, de la vie à l'écart du monde disparut avec d'autres recommandations du philosophe, dont le nom devint synonyme de concupiscence et dont les disciples furent qualifiés de "pourceaux". De ce contresens est née la notion d'"épicurisme", qui repose sur un des plus surprenants malentendus qui aient frappé une pensée philosophique.

[29] Eudémonisme : école philosophique plaçant dans le bonheur la fin de la vie morale. Les morales antiques (hédonisme, épicurisme, etc.) sont eudémonistes. Kant en a fait la critique au nom de la pureté de l'exigence morale.

[30] Sénèque, dit le Philosophe : Philosophe, homme d'État et auteur tragique romain (Cordoue, v. - 2  ; Rome, 65).

Pour son élève – le futur empereur Néron -, il commence à écrire les Dialogues, qui sont des morceaux de morale, teintés de stoïcisme et relatifs aux problèmes fondamentaux de l'existence (la Constance du sage, Sur la tranquillité de l'âme, Sur le loisir, Sur le bonheur de la vie, Sur la colère, Sur la providence, Sur la clémence). En 65, compromis dans la conspiration de Pison, il doit choisir entre la mort et l'exil. Fidèle à son mépris de la mort, il s'ouvre les veines.

Les grands thèmes de sa philosophie s'inscrivent clairement dans sa production littéraire, qu'il considère comme un moyen d'exprimer au plus grand nombre l'objet de ses méditations ; il s'agit aussi d'infléchir la conduite de vie. Pour Sénèque, l'homme est inclus dans un univers déiste : il doit suivre la Nature et les effets de la Providence. Seule son âme lui est propre ; c'est elle qu'il faut former, par le biais de la connaissance, dans une recherche de la sagesse, de la vie heureuse. La conduite de la vie sage se réalise dans l'action : la sagesse suppose donc d'agir suivant le modèle divin qui réalise sa sagesse parfaite dans la création. Toute action doit être efficace en fonction du projet général. On note aussi une apparente opposition entre la tentative d'améliorer ses contemporains, l'espoir d'éduquer un prince idéal et l'affirmation selon laquelle la quête de la sagesse ne passe que par soi, ne vaut que pour soi. Cette puissance solitaire n'est rien d'autre que la maîtrise de soi, maîtrise de la vie et de la mort, mort bienheureuse qui intervient comme une projection de l'âme sage dans l'Univers.

[31] Épictète, philosophe stoïcien (Hiéropolis, Phrygie, v. 50 ; Nicopolis, Épire, v. 135). Esclave d'Épaphrodite, affranchi de l'empereur Néron, il assista à Rome aux leçons du philosophe stoïcien Musonius Rufus, dont une fois affranchi lui-même, il enseigna sa doctrine. Épictète appartient, avec l'empereur Marc-Aurèle et Sénèque, au "nouveau stoïcisme" qui privilégie la dialectique et la morale. Il rendit la philosophie moins théorique par l'exposé de simples règles de conduite de vie recommandant la douceur de l'âme, mais conseillant une rigueur hautaine dans la conduite et les relations avec les autres hommes. Il insiste sur le bon usage des représentations et sur la liberté intérieure du sage, dont il illustre l'esprit dans la célèbre formule "Abstiens-toi et supporte". En 94, Domitien fait bannir de Rome Épictète et tous les autres philosophes.

[32] Marc Aurèle (Rome, 121 ; Vindobona, 180). Empereur romain (161-180). Son règne, marqué par de nombreuses guerres, contre les Parthes puis contre les Germains, fut assombri par des catastrophes naturelles et des épidémies. Ami d'Hérode Atticus et de Fronton, cet empereur paradoxal (pacifique, il ne cessa de combattre ; tolérant, il persécuta les chrétiens) se voulut philosophe et le dernier grand témoin du stoïcisme antique : l'autonomie de l'individu et son appartenance à l'ordre du monde s'expriment dans des Pensées adressées à lui-même, rédigées pour l'essentiel pendant une campagne sur le Danube en 172-173, et qui ont pour origine la pratique de l'examen de conscience empruntée au pythagorisme.

[33] C'est tout un programme ! Et quel programme ! Quelle ode à la joie ! Quel hymne à la vie !

[34] Cette distinction est celle des dictionnaires et des encyclopédies. La réalité est plus complexe. Ainsi, il est un humanisme matérialiste – l'athéisme – mais l'histoire nous a montré que le matérialisme érigé au rang d'idéologie d'un ordre établi – le stalinisme, le maoïsme… - pouvait dégénérer en religion d'État et s'avérer profondément anti-humaniste.

[35] Une meilleure formulation de cette question serait : "Qu'est-ce que l'humain", voire "Quel est le sens de l'humain" car elle permettrait ainsi d'éviter de faire l'impasse à la fois sur les individus et sur certains humains… les femmes !

[36] Ethnologie, anthropologie, histoire géographie humaine, sociologie, psychologie, psychiatrie… Pour certains auteurs d'ailleurs, la philosophie et l'anthropologie qui, prétendent toutes deux à une connaissance globale de l'humain ne sont qu'une seule et même chose !

[37] En outre se pose le problème de la modification de l'objet observé du seul fait de l'observation.

[38] Solipsisme, du latin solus, seul et ipse, soi-même. Attitude philosophique affirmant que le monde extérieur n'est que la représentation du sujet, et qu'il n'a pas de réalité propre. Seul le sujet en possède une, "moi seul j'existe".

[39] Réflexions (explicites parce qu'écrites) ou implicites par l'usage du gras, du souligné et/ou de l'italique.

[40] En ce sens, l'athéisme n'est pas une religion de l'humain qui supprimerait dieu ou les dieux pour le remplacer par ce démiurge collectif que seraient les humains ou l'Humanité.

[41] Sachant que, à titre personnel, je suis convaincu de l'impossibilité d'être à la fois humaniste et croyant, la religion – toute religion – étant la forme la plus achevée de l'anti-humanisme !


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