A nouvel air, chanson nouvelle [1]
Paul Lafargue
[…] Si, en diminuant les
heures de travail, on conquiert à la production sociale de nouvelles forces mécaniques,
en obligeant les ouvriers à consommer leurs produits, on conquerra une immense
armée de forces-travail. La bourgeoisie, déchargée alors de sa tâche de
consommateur universel, s'empressera de licencier la cohue de soldats, de
magistrats, de figaristes, de proxénètes, etc., qu'elle a retirée du travail
utile pour l'aider à consommer et à gaspiller. C'est alors que le marché du
travail sera débordant, c'est alors qu'il faudra une loi de fer pour meure
l'interdit sur le travail : il sera impossible de trouver de la besogne pour
cette nuée de ci-devant improductifs, plus nombreux que les poux de bois. Et
après eux il faudra songer à tous ceux qui pourvoyaient à leurs besoins et goûts
futiles et dispendieux. Quand il n'y aura plus de laquais et de généraux à
galonner, plus de prostituées libres et mariées à couvrir de dentelles, plus
de canons à forer, plus de palais à bâtir, il faudra, par des lois sévères,
imposer aux ouvrières et ouvriers en passementeries, en dentelles, en fer, en bâtiments,
du canotage hygiénique et des exercices chorégraphiques pour le rétablissement
de leur santé et le perfectionnement de la race. Du moment que les produits
européens consommés sur place ne seront plus transportés au diable, il faudra
bien que les marins, les hommes d'équipe, les camionneurs s'assoient et
apprennent à se tourner les pouces. Les bienheureux Polynésiens pourront alors
se livrer à l'amour libre sans craindre les coups de pied de
II y a plus. Afin de trouver du travail pour toutes les non-valeurs de la société actuelle, afin de laisser l'outillage industriel se développer indéfiniment, la classe ouvrière devra, comme la bourgeoisie, violenter ses goûts abstinents, et développer indéfiniment ses capacités consommatrices. Au lieu de manger par jour une ou deux onces de viande coriace, quand elle en mange, elle mangera de juteux biftecks de une ou deux livres ; au lieu de boire modérément du mauvais vin, plus catholique que le pape, elle boira à grandes et profondes rasades du bordeaux, du bourgogne sans baptême industriel, et laissera l'eau aux bêtes.
Les prolétaires ont arrêté en leur tête d'infliger aux capitalistes des dix heures de forge et de raffinerie ; là est la grande faute, la cause des antagonistes sociaux et des guerres civiles. Défendre et non imposer le travail il faudra. Les Rotchschild, les Say, seront admis à faire la preuve d'avoir été, leur vie durant, de parfaits vauriens ; et s'ils jurent vouloir continuer à vivre en parfaits vauriens malgré l'entraînement général pour le travail, ils seront mis en carte et, à leurs mairies respectives, ils recevront tous les matins une pièce de vingt francs pour leurs menus plaisirs. Les discordes sociales s'évanouiront. Les rentiers, les capitalistes, tous les premiers, se rallieront au parti populaire, une fois convaincus que loin de leur vouloir du mal, on veut au contraire les débarrasser du travail de surconsommation et de gaspillage dont ils ont été accablés dès leur naissance. Quant aux bourgeois incapables de prouver leurs titres de vauriens, on les laissera suivre leurs instincts : il existe suffisamment de métiers dégoûtants pour les caser. Dufaure nettoierait les latrines publiques ; Gallifet chourinerait les cochons galeux et les chevaux farcineux ; les membres de la commission des grâces, envoyés à Poissy, marqueraient les boeufs et les moutons à abattre ; les sénateurs, attachés aux pompes funèbres, joueraient les croque-morts. Pour d'autres, on trouverait des métiers à portée de leur intelligence. Lorgeril, Broglie boucheraient les bouteilles de champagne, mais on les musellerait pour les empêcher de s'enivrer ; Ferry, Freycinet, Tirard, détruiraient les punaises et les vermines des ministères et autres auberges publiques. II faudra cependant mettre les deniers publics hors de la portée des bourgeois, de peur des habitudes acquises.
Mais dure et longue vengeance on tirera des moralistes qui ont perverti l'humaine nature, des cagots, des cafards, des hypocrites "et autres telles sectes de gens qui se sont déguisés comme masques pour tromper le monde. Car donnant entendre au populaire commun qu'ils ne sont occupés sinon à contemplation et dévotion, en jeusnes et mascération de la sensualité, sinon vrayement pour sustenter et alimenter la petite fragilité de leur humanité : au contraire font chère, Dieu sait quelle !" et Curios simulant sed Bacchanalia vivunt [2]. Vous les pouvez lire en grosse lettre et enlumineuse de leurs rouges muzaulx et ventres à poulaine, sinon quand ils se par/'ument de soulphre [3].
Aux jours de grandes réjouissances populaires, où, au lieu d'avaler de la poussière comme aux 15 août et aux 14 juillet du bourgeoisisme, les communistes et les collectivistes feront aller les flacons, trotter les jambons et voler les gobelets, les membres de l'Académie des sciences morales et politiques, les prêtres à longue et courte robe de l'Église économique, catholique, protestante, juive, positiviste et libre penseuse, les propagateurs du malthusianisme et de la morale chrétienne, altruiste, indépendante ou soumise, vêtus de jaune, tiendront la chandelle à s'en brûler les doigts et vivront en famine auprès des femmes galloises et des tables chargées de viandes, de fruits et de fleurs, et pourront de soif auprès des tonneaux débondés. Quatre fois l'an, au changement des saisons ainsi que les chiens des rémouleurs, on les enfermera dans les grandes roues et pendant dix heures on les condamnera à moudre du vent. Les avocats et les légistes subiront la même peine.
En régime de
paresse, pour tuer le temps qui nous tue seconde par seconde, il y aura des
spectacles et des représentations théâtrales toujours et toujours ; c'est de
l'ouvrage tout trouvé pour nos bourgeois législateurs. On les organisera par
bandes courant les foires et les villages, donnant des représentations législatives.
Les généraux, en bottes à l'écuyère, la poitrine chamarrée d'aiguillettes,
de crachats, de croix de
Dans la baraque, on débutera par la "Farce électorale".
Devant les électeurs
à têtes de bois et à oreilles d'ânes, les candidats bourgeois, vêtus en
paillasses, danseront la danse des libertés politiques, se torchant la face et
la post-face avec leurs programmes électoraux aux multiples promesses, et
parlant avec des larmes dans les yeux des misères du peuple et avec du cuivre
dans la voix des gloires de
Puis
commencera la grande pièce : "Le Vol des biens de
Si, déracinant
de son coeur le vice qui la domine et avilit sa nature, la classe ouvrière se
levait dans sa force terrible, non pour réclamer les « Droits de l'homme »,
qui ne sont que les droits de l'exploitation capitaliste, non pour réclamer le
u Droit au travail », qui n'est que le droit à la misère, mais pour forger
une loi d'airain, défendant à tout homme de travailler plus de trois heures
par jour,
Comme Christ, la dolente personnification de l'esclavage antique, les hommes, les femmes, les enfants du prolétariat gravissent péniblement depuis un siècle le dur calvaire de la douleur : depuis un siècle, le travail forcé brise leurs os, meurtrit leurs chairs, tenaille leurs nerfs ; depuis un siècle, la faim tord leurs entrailles et hallucine leurs cerveaux !... Ô Paresse, prends pitié de notre longue misère ! Ô Paresse, mère des arts et des nobles vertus, sois le baume des angoisses humaines ! […]
[1] Extrait du "Droit à la paresse".
[2] "Ils simulent des Curius et vivent comme aux Bacchanales" (Juvéna).
[3] Pantagruel, Livre II, chapitre XXXIV.1.
[4] Ancien officier de marine
élu membre de
[5] L'ardent colonel Langlois, en effet grand ami de Proudhon, fut élu à l'Assemblée nationale de Bordeaux, où il ne sut pas toujours éviter le ridicule.