Anarchisme et Franc-Maçonnerie[1]

 

Jacques CÉCIUS

 

Le débat est aussi vieux que l'anarchisme : y a-t-il compatibilité entre l'appartenance à la mouvance libertaire et la franc-maçonnerie ?

 

Si nous devons en croire le maçon Henri Lafontaine (1854-1943), socialiste, pacifiste, Prix Nobel de la paix et fondateur du Mundaneum, "c'est dans les loges que les grandes révolutions ont été préparées !" Ce genre d'affirmation, dénuée de fondement historique, remplit néanmoins d'aise beaucoup de maçons de gauche. Tout comme celle, toute aussi fausse, que la Révolution française fut concoctée par la maçonnerie: Archi-faux !

 

Ni 1789, ni 1830 (en France s'entend), ni 1848, ni la Commune de Paris ne naquirent de complots ourdis en loge Désolé !

 

Mieux : beaucoup de maçons français prirent le parti de la monarchie en 1792. Quelques-uns suivant les émigrés à Coblence. L'année 1830 vit l'arrivée au pouvoir de Louis-Philippe, qui n'était point maçon. 1848 ne fut pas l'oeuvre du Grand Orient de France. Quant à la glorieuse Commune de Paris, si des maçons y prirent part, d'autres rejoignirent Thiers à Versailles et approuvèrent la terrible répression qui s'abattit sur le peuple parisien. Pas de chance donc pour ceux qui voient partout des complots d'arrière-loges qui n'ont jamais existé que dans l'esprit embrumé des historiens et polémistes de l'extrême droite.

 

Il est vrai cependant que, sous la Troisième République, plusieurs mesures importantes furent prises, qui avaient été débattues dans les loges : séparation de l'Église et de l'État (que nous attendons toujours en Belgique), instruction obligatoire, gratuite et laïque, etc. Préalablement, l'abolition définitive de l'esclavage, qui avait été rétabli par Napoléon, fut l'oeuvre du frère Schoelcher (dont une loge parisienne porte le nom), au lendemain de la révolution de 1848. Ce même Schoelcher tenta vainement de s'interposer entre les vaillants communards et les versaillais pour éviter le massacre des ouvriers parisiens par la soldatesque, au nom de l'ordre bourgeois. Mais tout cela ne fait pas de la. maçonnerie une organisation révolutionnaire, loin s'en faut, ni même un mouvement de gauche.

 

Jouons franc jeu. L'auteur de ces lignes est lui-même franc-macon depuis vingt-sept ans. Il ne s'en cache pas, mais n'en tire aucune vanité. Vingt-sept ans. Un bail ! Un bail durant lequel il a rencontré des femmes et des hommes remarquables et d'autres qui préféraient se faire remarquer ! Des idéalistes (nombreux) et d'autres qui.... l'étaient moins. Des athées souvent, des croyants pratiquants aussi (plus rares). Des pacifistes (Dieu merci) et des militaires. Des royalistes (en cherchant bien) et des républicains. Des socialistes et des libéraux, ainsi que des apolitiques. Des anarchistes et des officiers de police. Des marxistes orthodoxes et des gauchistes. Des théosophes et s anthroposophes. Des bouchers et des poètes. Des patrons - des délégués syndicaux. Des carnivores et des végétariens. Des oenologues (nombreux) et un abstinent ! Des hétéros et des homos. Bref, une belle macédoine dont chaque ingrédient retrouve les autres avec plaisir deux fois par mois. En se respectant. Allez trouver ça ailleurs !

 

La maçonnerie, heureusement, ne fait pas de politique. Certains anarchistes, non-maçons, voudraient qu'elle fasse de l'anarchisme. Or, si un jour la franc-maçonnerie devait s'engager politiquement, elle irait à sa perte : dans le cas où cette politique serait socialiste, par exemple, les anarchistes, les communistes, les libéraux, les écolos, les sans-parti, quitte:raient les loges.

 

Le but de la franc-maçonnerie n'est pas de changer le monde, mais d'aider ses membres à progresser, à se connaître eux-mêmes et de les encourager à prendre leur part de responsabilité dans la Cité des hommes. La franc-maçonnerie utilise la méthode symbolique, peu ou prou selon les loges. Les soeurs et les frères interprètent les symboles issus des métiers du bâtiment comme ils le veulent. Certains s'en servent beaucoup, d'autres peu.

 

Surtout, ils s'appliquent, encouragés par leurs soeurs et leurs frères, à descendre au plus profond d'eux-mêmes, par introspection, pour, une fois contemplée la sanie qui y clapote, remonter lentement, plus aptes désormais à affronter la vie. Un militant a tout à y gagner... Dans le passé, on trouvait des catéchismes maçonniques. Quelle aberration: aucune doctrine, aucune interprétation symbolique ne peut être imposée aux maçons. Ces "œuvres" furent le fait de maçons spiritualistes, sans engagement dans la vie profane, convaincus que l'équerre et le compas pouvaient changer la face du monde. En fait, ils ne songeaient guère à la transformation de la société. Ils étaient peut-être simplement orphelins de la messe de onze heures de leur enfance... Rien peut être imposé aux frères et aux sueurs. Dans le cas contraire, les loges cesseraient d'être des lieux de réflexion pour devenir des écoles du soir pour assoiffés d'ésotérisme, de Nouvel Age ou de politique.

 

De grands libertaires furent maçons : Bakounine Proudhon, Malatesta, Vallès, Jean-Baptiste Clément, Voline, Louise Michel, Pelloutier, Ferrer, Hem Day, Léo Campion Ernestan. Le tout donné dans le désordre, comme il sied à un anarchiste... Certains "pratiquèrent" peu : Bakounine par exemple. D'autres beaucoup : Voline, compagnon de lune Victor Makhno, le grand leader anarchiste ukrainien qui fit trembler rouges et blancs. D'autres encore s'en allèrent des tel Cavanna. Ou furieux : Sébastien Faune, parce que le Grand Orient de France avait refusé, à la veille de la grande boucherie de 14-18, de prendre parti pour les thèses pacifistes. Ils gardèrent l'estime de leurs frères.

 

Un des reproches que certains anars font à leurs a maçons, c'est qu'un libertaire ne devrait pas avoir de liens quels qu'ils soient, avec un patron ou avec un militaire, a fortiori avec un député ou un ministre... Que répondre ?  D'abord qu'un anarchiste est un homme libre, qui choisit ses amis, sans pour autant épouser leurs idées. Ensuite qu'un adversaire m'est pas nécessairement un ennemi, un sycophante gluant pour reprendre une injure chère à Staline. En outre, dans un atelier, un anarchiste pourra exposer ses idées sans se faire lapider verbalement, ce qui n'est pas toujours le ailleurs. Il sera écouté, peut-être contredit fraternellement, mais sans jamais être descendu en flammes. Respecté, ce qui n'est pas rien. Respecté par le patron, par le bureaucrate syndical, par le major d'artillerie, par le pasteur protestant. Avouons-le, sociologiquement la franc-maçonnerie est essentiellement bourgeoise. Nous verrons plus loin que les ouvriers sont nettement minoritaires dans les mouvements anarchistes. Ils ne sont pas moins minoritaires dans les loges maçonniques. D'un côté comme de l'autre, on le regrette, car il ne s'agit pas d'élitisme. Mais un fait est plus important que le bourgmestre de Jandrain-Gendrenouille. La réponse à cet état de fait est peut-être à trouver dans l'instruction que reçoivent les jeunes et qui ne les prépare pas à la réflexion ; qui se fiche comme une guigne de les encourager à se cultiver.

 

Tant en France qu'en Belgique, la maçonnerie adogmatique est majoritaire. Elle laisse totale liberté à ses membres de croire ou de ne pas croire en Dieu. Et à ses loges d'utiliser ou non les symboles du Grand Architecte de l'Univers et de la Bile, qui furent longtemps imposés au mépris des principes du libre examen. Au siècle dernier, la plupart des loges congédièrent le Grand Architecte et remisèrent la Bible au placard. Ce qui entraîna la sainte colère des maçons anglais et américains qui appartiennent le plus souvent à une Église et qui entendent bien régenter la maçonnerie mondiale en imposant leurs us et coutumes. Les anars n'ont cure des états d'âme des maçons anglo-saxons et ces derniers sont heureux de se croire détenteurs de la vérité maçonnique. Tout va pour le mieux --: le meilleur des mondes !

 

A côté du traditionalisme anglo-saxon existe encore une autre forme de franc-maçonnerie qui relève d'un folklore ésotérico-égyptien, créé par Cagliostro. Dans ces loges, les égyptomaniaques peuvent frôler l'orgasme en invoquant Isis et en respirant les fumées d'encens. Il s'agit là d'une maçonnerie marginale dans tous les sens du terme, même si jadis des révolutionnaires y adhérèrent car c'était pour eux l'occasion de se rencontrer en comité restreint. Ils n'avaient que faire des élucubrations de Cagliostro.

 

Longtemps les loges belges furent peuplées presque exclusivement de libéraux doctrinaires (de droite) ou progressistes. Les catholiques avaient progressivement quitté la maçonnerie après le coup de colère des évêques, en 1837. Par la suite des socialistes furent initiés, ainsi que des anarchistes et même des communistes, ce qui ne laisse pas d'étonner : dans les vingt et une conditions posées pour l'adhésion d'un parti à la IIe Internationale, il y avait l'interdiction, pour les membres d'appartenir à la franc-maçonnerie...

 

Durant la Seconde Guerre mondiale, ce fut la débâcle pour les loges : des soeurs et des frères se retrouvèrent dans les camps, d'autres furent assassinés par les rexistes. Les maçons avaient été relativement nombreux dans divers comités anti- fascistes, mais les loges et les obédiences (Grand Orient de Belgique et Droit Humain) avaient préféré le principe de non-intervention dans ce qu'elles estimaient être des affaires profanes, même si le danger était perceptible pour la maçonnerie.

 

Parmi les reproches souvent formulés, celui-ci : "Comment, lorsque l'on se proclame anti-autoritaire, peut-on accepter la hiérarchie maçonnique ?" Question pertinente mais qui ne gêne nullement les anars maçons. Un vénérable de loge (son président) est élu pour un an de la manière la plus démocratique qui soit. Il en va de même pour les frères désignés pour des "charges" (mot bien choisi) : ils sont éventuellement réélus deux fois, après quoi ils doivent abandonne: leurs fonctions.

 

Une soeur ou un frère mécontent de son vénérable peut non seulement le lui dire devant la loge, mais encore réunir un nombre suffisant de signatures pour mettre en branle une procédure d'accusation. Essayez donc de faire de même pour votre Premier ministre ou votre patron ! De toute façon, que les anars soient rassurés : tout cela est à ce point vrai que des libertaires militants ont assumé la charge de vénérable de leur atelier.

 

Comment un anarchiste peut-il adhérer à des rites parfois solennels ? Serait-ce que l'être humain est indéfectiblement un homo religiosus ? Chaque jour les anarchistes, comme leurs semblables, pratiquent des rites dans la vie courante : la poignée de main aux copains, le bras d'honneur à l'agent de quartier (plus dangereux !), le "Santé" lancé à la noble assemblée qui peuple le Café du Commerce à l'heure sacrée de l'apéro, le gibus soulevé au passage d'un convoi funèbre,... Lors de nos ébats amoureux, n'observons-nous pas des rites ? Faute de quoi, nous lapinons ! Les animaux eux-mêmes observent des rites, comme les parades amoureuses (sauf chez les lapins). Le plus souvent, un anarchiste franc-maçon appréciera d'autant plus un rituel qu'il sera court, mais apte à plonger les participants dans une ambiance propice à l'écoute de l'autre. Pas question d'entrer en transe ou de pratiquer la lévitation. Une loge maçonnique est parfois qualifiée d'espace sacré. Il faut se méfier des mots. "Espace sérieux" serait mieux approprié. Cela arrive parfois : les frères et lés soeurs qui deviennent des obsédés du symbolisme et du rituel prennent le risque de la démobilisation. Gare au doux cocon que peut devenir la loge!

 

Comme le souligne Michel Noiret[2], la loge doit être un lieu de plaisir et de réflexion paisible, permettant de se parler. Il a raison. Dans la loge, les soeurs et les frères continuent à être du monde, mais ne sont plus dans le monde des querelles mesquines et des affrontements qui ne débouchent sur rien. C'est un- plaisir, oui, de se retrouver, et les maçons ne s'en privent pas. Pour autant, il arrive que les accolades deviennent systématiques et les déclarations d'intense fraternité gênantes,quand elles ne sont pas ridicules et sonnant faux. Mais les maçons restent des humains. Notre société est tellement déshumanisée que parfois cela débouche sur de menus excès au sens contraire. Dans une loge, jamais on ne demandera à un frère ou à une soeur anarchiste de verser de l'eau dans son gros rouge (et noir) libertaire. Jamais ! Et comme les anars ne cherchent pas à imposer quoi que ce soit, ils n'obligent pas les autres à boire leur pinard.

 

Voyons le secret, l'irritant secret maçonnique... Mais quel secret grand Dieu ? Après vingt-sept ans, je le cherche encore ! Si secret il y avait, il serait connu depuis longtemps… Ne perdons pas de vue que des maçons ont demandé à retourner à la vie profane, certains devenant des antimaçons fanatiques Nul doute qu'ils auraient pu révéler le secret. De lus, les ouvrages sur la franc-maçonnerie sont légion, qui décrivent les rituels. Alors, si quelqu'un découvre le qu'il m'en parle !

 

Et la discrétion maçonnique ? Dans la plupart des villes où des loges sont installées, les habitants du quartier connaissent l'endroit. Il arrive qu'un frère étranger, manifestement se voie spontanément montrer le chemin par un passant reconnu à son smoking (car certains en mettent). Des temples portent sur leur fronton, bien visible, l'inscription "Loge maçonnique". Il est d'ailleurs normal et sain que les adresses soient connues. Au moins peut-on s'y adresser pour des renseignements. Revers de la médaille : il v a quelques années, le siège du Grand Orient de Belgique, rue de à Bruxelles, fut l'objet d'un attentat à la voiture piégée. Il n'y eut que peu de dégâts, pas de victime, Deo gratias !

 

Le philosophe Leo Apostel (qui était maçon) pensait que le nom des maçons devait être connu. Et que celui qui craint son appartenance soit révélée n'est pas le membre qui convient. On peut discuter là-dessus, se souvenant que les régimes dictatoriaux - à l'exception de Cuba – interdire non seulement la franc-maçonnerie mais firent poursuivre les maçons. On peut penser aussi que chaque maçon devrait être fier d'appartenir à une loge et de partager son idéal de d'égalité et de fraternité. Apostel a certainement raison. L'idéal maçonnique est noble, les soeurs et les frères n'ont donc pas à en rougir.

 

Parfois, les militants anarchistes évoquent la misogynie des loges masculines. Le problème de la mixité divise le Orient de Belgique, bien que les loges qui y sont contre soient majoritaires - pour combien de temps ? La mixité généralisée est toutefois inscrite dans les astres. Ceux qui sent à l'admission des soeurs ont rarement des arguments Mais ce n'est là que mon avis, et je le partage, comme feu le frère Pierre Dac. Certains disent : "J'aime trop les femmes !" .Justement, qu'ils les accueillent, bon sang ! "Elles troubleraient nos travaux !" Mais les frères ne sont-ils pas censés être maîtres de leurs sens et de leurs émotions ? Les plus traditionalistes (c'est-à-dire les plus amusants) vont jusqu'à utiliser le même type d'argument que Jean-Paul II en ce qui concerne l'admission des femmes à la prêtrise. Ce dernier dit :"Jésus n'avait pas de femmes parmi ses disciples proches". Les frères traditionalistes arment : "Il n'y avait pas de femmes parmi les bâtisseurs de cathédrales." Que voilà un argument bien mince. Il n'y avait pas non plus de musulmans, de juifs, d'agnostiques, d'athées, de théosophes, de protestants parmi ceux qui participèrent à l'érection de ces bâtiments qui aujourd'hui encore sont l'orgueil de l'Occident. Et pourtant, musulmans, juifs, agnostiques, athées, théosophes et protestants sont admis dans les loges adogmatiques. Alors ?

 

Alors certains disent que des loges mixtes existent, ainsi que des féminines. Le problème n'existerait donc pas... Si, il existe ! Il est bon que toutes les barrières soient renversées. Toutes ! Il faut qu'ensemble frères et soeurs dialoguent sur un pied d'égalité. Les frontières sexistes tomberont, que les anarchistes: soient rassurés. La roue du progrès humain tourne toujours dans le même sens. Il arrive qu'elle s'arrête quelque peu, mais elle finit toujours par repartir. Rien ne stagne, tout change, c'est cela la vie.

 

Tout ceci n'est pas une invitation faite aux anarchistes pour que, demain, ils investissent les ateliers maçonniques. On peut très bien se réaliser en dehors de la franc-maçonnerie. Simplement, il faut que cesse un conflit qui n'a pas de raison d'être. Il est plus important, dans un monde de plus en plus barbare, de lutter contre les faux dieux : le fric, le confort démobilisateur, le mysticisme qui ne l'est pas moins, la politique politicienne, la justice de classe.

 

Me trouvant à Paris, il y a une dizaine d'années, j'y rencontre un brave curé un peu naïf avec lequel j'entreprends une discussion sur la nécessité de l'engagement Je lui confie que je suis maçon. Il ne sursaute pas, à ma grande déception. Je lui dis aussi que je suis chrétien. "Ah, dit-il, mais un ami m'a confié, il n'y a pas longtemps, que dans certaines loges, on poignardait encore els hosties consacrées !". Je suis un mauvais sujet, je n'ai pas démenti. A l'heure qu'il est, il y croit peut-être encore.


 

[1] In : "L'anarchisme : une utopie nécessaire ?".Éditions  Castells et Labor.

[2] Cahiers marxistes, mars 1994.


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