Aspects (extrait)  

Adolphe Retté

 

"Fustigez-vous, macérez-vous, claquez des dents à cause de l'enfer, aller au couvent, puisque la vie vous épouvante. Moi -je la veux intégrale. Et dussè je, pour l'obtenir, renverser la société qui me gêne, je la posséderai - malgré les malades".

(Enclos fleuri, in Aspects)  

[…]

Depuis qu'une révolution fameuse a remplacé les dogmes avachis par d'immortels principes, depuis que la bourgeoisie s'est substituée à la noblesse pour l'exercice de cet art remarquable: l'escroquerie au détriment du grand nombre, depuis que la bête de ruse le Médiocrate a détrôné la bête de proie l'Aristocrate "l'association mi-partie d'idiots, mi-partie de coquins qu'on appelle le monde des honnêtes gens", hier dénoncée par Michelet, règne. Empoisonnés de respect - de tous les sentiments les plus bas, courbés sous la Loi comme ils se courbaient jadis sous le lion Dieu, les fils de Jacques Dèmos peinent, suent, se font massacrer, se dévorent entre eux pour la plus grande félicité des Ventres prépotents qui leur jouèrent le tour du suffrage souverain. Partout, qu'ils lapent la cervoise au salicylate ou qu'ils lampent le vin à la fuchsine, maintenus par ces grands électeurs internationaux: les frères Mastroquet, les Prolétaires s'imaginent volontiers être libres. Ébahis et bafoués, contents du droit qu'on leur concéda de choisir leurs suceurs, fiers de déposer tous les quatre ans un bout de papier dans un pot suspect, heureux aussi d'apprendre à tuer sous le haillon tricolore - bleu de choléra, blanc de famine, rouge de sang frais -, totem de la tribu, non seulement ils nourrissent, ils habillent, ils gobergent, ils gardent de malaventure les Adipeux qui les chevauchent sous couleur de protection, mais encore ils réclament de nouveaux Honorables à respecter et à chérir pour que demeure inébranlée cette étable à citoyens: l'État. Et pourtant quelle masse indigeste ne supportent-ils pas déjà ! - D'abord la Gouvernance extraite de deux cages à anthropopithèques où tout Gorille qui sait simuler, grimacer, glapir de façon supérieure a sa place marquée: les élus parmi les élus. Au sommet, le Délégué aux représentations et facéties. Son rôle est simple : manger, trimbaler, comme une vache sa sonnaille, un morceau de soie rouge au bout duquel pend une amulette, égrener la collection des sourires officiels, promener sa viande avariée parmi des nuées de coupe-coupe, exhiber les beautés du régime médiocrate aux regards humbles des éclopés qui finissent de crever de faim dans les hôpitaux, aux regards hébétés du bétail à guerre qui s'automatise sous les Porte-Plumets, répéter le discours émollient en usage depuis qu'il existe des rois, des empereurs et des présidents de république. Et puis ? Manger encore. Quand on a suffisamment vu la tête de ce comparse, en général stupide et gras, on le change, après des palabres hurlantes. Parfois aussi - rarement - un Irrespectueux le saigne. Sous lui le conseil des Sinistres met en mouvement la machine à pressurer et la machine à respects. Il y a le Répartiteur des taxes et rapines, l'Ordonnateur des préfectures et coups de trique, le Contrôleur des bavardages et finauderies diplomatiques, le Gardien des gris-gris judiciaires, le Grand-Maître de l'abrutissement civique, le Propulseur des filouteries coloniales, le Régulateur des archevêques et talapoins, le Tapeur des tams-tams industriels, l'Archi-Côme des bagnes flottants, le Kaïmakan des massacres et pillages. Flanqués du valet de chiens qui dresse les meutes policières, des Hauts-Guerriers à plumes blanches et à plumes noires qui triturent la chair à meurtres, des tas d'immondices recouverts de rouge qui fermentent derrière le comptoir d'iniquité, encensés pour le compte du Manitou par les Jupons-Violets que style à ces fins M. Pecci-Vatican, grand Lama des latrines confessionnelles, ils opèrent au nom de la légalité - instrufrrenturn rogni, disait Tacite. Exaltant ce sanhédrin, léchant les fesses pharisiennes, ces chiffonniers de la pensée, ces collecteurs de mensonges, ces marchands du Temple dans tous les sens du mot que sont les gens de presse soufflent dans la trompette fausse de la grande putain Renommée les louanges de la caste qui leur dispense la provende.  

Cependant les fils de Démos écoutent avec surprise ces fanfares stridentes. Puis, le crâne déformé dès l'enfance sous prétexte d'instruction, gavés des respects les plus compacts, en extase devant de si belles et clinquantes institutions, ils tâchent de marcher, puisqu'ils se croient libres. Naturellement, entravés de cent ficelles, au premier pas, ils tombent sur le nez. Alors ceux de la Gouvernance leur disent : "Nos petits amis, vous voyez bien que vous n'êtes pas assez raisonnables pour marcher tout seuls. Nous allons donc vous mettre des lisières -et nous vous protègerons à tour de bras. Mais comme toute peine mérite salaire, vous travaillerez pour nous et vous nous paierez de nos soins". Et les fils de Démos travaillent et ils paient. Ils paient le grand Chef-Gras qui porte une amulette et de la soie rouge; ils paient les machinistes sinistres et les gorilles de la cage suprême; ils paient les taxes et les rapines et les coups de trique ; ils paient pour naître, pour boire, pour manger, pour dormir, pour mourir, pour massacrer et pour qu'on les massacre, pour qu'on les soûle et qu'on les abrutisse. Et non seulement ils paient pour avoir le droit de vivre, mais encore ils entretiennent quiconque acquit par vol, emploi, héritage ou astuce le privilège de tirer sa substance d'autrui: le baron Ghetto, le patron, l'actionnaire, le fonctionnaire et tous les suceurs subalternes. Si parfois, las de porter la Pieuvre , ils se regimbent, on leur déclare qu'ils sont libres de ne plus travailler. S'ils ne travaillent plus, ils crèvent cependant que les caméléons du socialisme leur font voir des couleurs. De loin en loin, l'un se fâche sérieusement et frappe à mort ses bon protecteurs. Pour lui prouver qu'on ne doit pas tuer, on le guillotine.  

N'importe, alors que presque tous sont conformes au type Gros-Mangeur ou au type Petit-Mangé, du sein même de l'espèce, la nature suscite un type nouveau en opposant à la majorité adaptée au milieu, mue par les instincts ancestraux, le caractère variabilité chez quelques individus. Ces non-conformes, en réaction contre leur race et leur parenté, ces dispersifs chez qui prédomine la force centrifuge assurent l'évolution sans laquelle l'espèce s'abolirait par stagnation ou par régression. Çà et là un fou, un impudent, un homme libre enfin surgit. Il s'entête à dire sa pensée, si blessante pour les conformes, à vivre sa vie trop colorée parmi les grisâtres, à soulever le voile sous lequel les Dirigeants dissimulent leurs sales mystères : la haine vorace du riche contre le pauvre, la peur envieuse du pauvre devant le riche. Car il ne lui suffit pas à ce lucifère d'être libre en soi. Un sentiment nouveau, très faible encore - depuis tant de siècles de lutte !- chez la plupart des individus moulés sur le type courant, très fort chez lui qui est marqué pour l'évolution lui montre jusqu'à l'évidence: que les divers éléments du corps social sont solidaires au même titre que les organes d'un animal ou d'une plante entre eux. Comme il souffre de la laideur et de la souffrance d'autrui, il crie son tourment, il offusque, il lèse l'apathie et l'égoïsme des gouvernants et des gouvernés. Tout homme pourtant, parmi tant de bêtes, il apparaît un monstre puisqu'il fait ce qu'il veut, puisqu'il découvre l'antique horreur où se cantonnent ses frères. Crime inexpiable dans une société dont le mot d'ordre est: "Gardons les apparences".  

Les sépulcres blanchis couvrent la plaine, éclatent en candeur sous le soleil impassible - le soleil qui en a vu bien d'autres. Des badigeonneurs de tombeaux, des moralistes estampillés vont de l'un à l'autre, rafraîchissant le crépi, fignolant des épitaphes : ici, l'honneur en légions, là, l'austère désintéressément, plus loin, la sainte démocratie. Et ils brandissent leurs pinceaux et ils s'exclament : "Quels beaux monuments !". Survient un brutal qui balafre les inscriptions, jette au vent les couronnes d'immortelles, défonce à coups de pied ces réceptacles de fausse virginité. La puanteur des morts s'en échappe, des sanies coulent. Et le violateur sacrilège des Apparences disperse autour de lui, étale à la face des nécrophores béants des os qui s'effritent, des lambeaux de chair purulente, des coeurs et des cerveaux mangés aux vers en criant : "Voici votre honneur, voici vos vertus, voici vos Craties crasseuses !". On l'emprisonne à moins qu'on ne le lapide. (...)  

Les Gouvernances ont su instaurer un état social où salariés, électeurs et contribuables, serfs de tout poil, dupes de tout acabit, bûches de tout bois s'abêtissent, se consument et s'exterminent afin que prospère et triomphe le privilège des Pharisiens. Mais malgré tant d'iniquités crues immuables, l'évolution commence qui mènera l'espèce de la sauvagerie à la civilisation. En dépit des parades fanfaronnes où se dépensent ses souteneurs, la Société se décompose, se liquéfie lentement dans son ordure. Purulente du haut en bas, radoteuse et pleurarde, vieille fardée qui se sent pourrir, elle se retourne vers ses Bons-Dieux défunts. Bêlante d'effroi devant le fantôme de sa fin prochaine, elle appelle à son aide le Porte-Sabre et le Porte-Fétiche, le tueur du corps et le tueur de l'âme. Puis aussi, çà et là, tandis que les Grands-Chacals de toutes les tribus se concertent pour dévorer le peu de viande qui reste sur les os des ces cadavres ambulants: le bon citoyen et le loyal sujet, des Effarés allument une lanterne fumeuse, écoutent en tremblant la bâtisse craquer, cherchent à quelle épave se raccrocher parmi les ruines et les détritus. Ils chuchotent, ils courent, ils pataugent dans le sang répandu au nom de Dieu, au nom de la Loi , au nom de la Patrie , ils trébuchent contre les têtes coupées et les membres fracassés - ils s'accusent les uns les autres : "C'est toi le Politique qui nous vaut ce désastre ! C'est toi le Scientifique ! C'est toi le Juif ! C'est toi le Chrétien ! C'est toi le Marchand !". Et tous à l'unisson : "D'où nous viendra le Sauveur ?". Un ironique écho leur répond : "Imbéciles! il fallait vous sauver vous-mêmes. Vous êtes coupables et il n'y a pas d'innocents".  

Or quelques-uns, aux yeux d'aube parmi cette ténèbre fangeuse où la Vieille se lamente, ont vomi leur âme héréditaire. Issus de toutes classes, joyeux car ils ne croient plus aux Dieux ni aux Sauveurs, intrépides car ils croient en eux-mêmes, ils vont répandant l'Évangile nouveau : "Apprends à vouloir - fais ce que tu veux". Ils sont bien peu; cinq ici, dix là, un seul parfois, dispersés dans le monde entier, sans chef, sans foi ni loi, portant un même coeur et une même pensée. Comme un rêve très haut les illumine, comme ils vivent perdus dans leur idéal, comme ils se rient des Chacals et des Effarés et qu'ils éclairent les Pauvres qui tâtonnent les pieds englués dans la bourbe et l'âme pleine d'une nuit séculaire, comme ils frappent les Satisfaits et les Inertes stupides, on les pend, on les fusille, on les décapite, on les emprisonne, on les bâillonne, on les soufflette et on les vend. "Ce sont quelques fous !" marmottent les Penseurs officiels. "Ce sont de dangereux bandits !" aboient les Gouvernants. "Ce sont des diables !" balbutie la foule épouvantée. Mais eux, tranquilles parmi les coups et l'écume et les outrages, ouvriers de la dernière heure, ils font leur besogne : ceux-ci sapent les murs de l'étable où croupissent leurs frères sauvages, ceux-là modèlent l'ébauche de l'homme futur. (...)  

J'allais sur la route crépusculaire, dans la boue, sous la pluie fine et le brouillard. (...)  

J'allais, je songeais à ces choses. Je pensais aussi de quel exemple ils sont ces Intrépides qui, traqués de ville en ville, de pays en pays, gardent leur conviction et leur gaieté, bravent et humilient juges et polices, affirment leur vérité à la face des sociétés hargneuses et même dans les fers répètent: "Je suis libre". - Un brouillard sale, transsudé par un monde pourrissant nous enveloppe. L'horizon prochain reste invisible. La Bête règne. N'importe; il y a des hommes...  

Un grand vent s'éleva soudain qui balaya le brouillard. Les nuées occidentales s'écartèrent. Énorme et sanglant le soleil jaillit, couvrit de pourpre la campagne. Ainsi demain, tu luiras pour la ruine de la Bête , ô soleil rouge de la Révolution sociale.

[…]  

"...Y'en a pas un sur cent et pourtant ils existent…

Les anarchistes"

Léo Ferré


Pour revenir à la rubrique "Divers" :

Pour revenir au Plan du site :

Pour revenir à la page d'accueil :