...CAR LES MORTS NE SONT PAS DENUES DE POUVOIR.
Discours du chef Sealth [1]

 

Le ciel au-dessus de nos têtes, qui a pleuré des larmes de compassion sur mon peuple pendant des siècles et des siècles, qui nous parait immuable et éternel, est soumis au changement. Aujourd'hui, il est clair, demain, il sera peut-être couvert de nuages. Mes paroles sont comme les étoiles qui demeurent toujours identiques : ce qu'affirme Sealth, le grand chef à Washington peut s'y fier avec autant de certitude qu'il peut croire au retour du soleil et des saisons. Le chef blanc dit que le grand chef à Washington nous envoie ses salutations amicales et ses bons vœux. C'est très aimable de sa part, car nous savons qu'il n'a lui-même guère besoin de notre amitié. Son peuple est innombrable, il est comme l'herbe qui recouvre les grandes prairies. Mon peuple est peu nombreux, il ressemble aux arbres épars d'une plaine balayée par la tempête. Le grand et, je suppose, bon chef blanc nous fait savoir qu'il souhaite acheter nos terres, mais qu'il désire nous en laisser assez pour que nous puissions vivre confortablement. Cette offre semble juste, généreuse même, car l'homme rouge est désormais privé de droits dont il pourrait exiger le respect ; elle paraît également judicieuse, dans la mesure ou nous n'avons plus besoin d'un pays très étendu.

    Il fut un temps où notre peuple couvrait la terre comme les vagues d'une mer agitée par le vent recouvrent son fond pavé de coquillages. Mais cette époque a pris fin depuis longtemps avec la grandeur des tribus, dont nous ne gardons plus aujourd'hui qu'un poignant souvenir. je ne m'appesantirai pas, en me lamentant, sur notre extinction prématurée, et je ne reprocherai pas non plus à nos frères au visage pâle de la hâter, car d'une certaine manière nous sommes sans doute nous aussi à blâmer.

    La jeunesse est impulsive. Quand nos jeunes hommes sont emportés par la colère à cause d'une injustice réelle ou imaginaire, et qu'ils enlaidissent leurs visages avec de la peinture noire, cela montre que leurs cœurs sont noirs ; ils deviennent alors souvent cruels et impitoyables, et les plus âgés ne peuvent alors les retenir. Il en a toujours été ainsi. Il en a été ainsi quand les premiers hommes blancs ont commencé à chasser nos ancêtres en direction de l'ouest. Mais nous souhaitons aujourd'hui que les hostilités entre nous ne puissent plus jamais être réouvertes. Nous aurions tout à y perdre. La vengeance est considérée comme un juste retour des choses par les jeunes braves, même lorsqu'elle s'accomplit au prix de leur vie, mais les vieillards qui demeurent chez eux en temps de guerre, et les mères qui s'inquiètent du sort de leurs fils, savent pertinemment qu'il n'en est rien.

    Notre bon père à Washington - car je présume qu'il est maintenant notre père tout autant que le vôtre, puisque le roi George a repoussé ses frontières plus loin vers le nord -, notre grand et bon père, dis-je, nous assure que si nous agissons comme il le désire, il nous protégera. Ses braves guerriers dresseront un mur infranchissable autour de nous, et ses merveilleux navires de guerre rempliront nos ports, si bien que nos anciens ennemis des terres lointaines du Nord, les Hidas et les Timpsions, cesseront d'effrayer nos femmes, nos enfants et nos vieillards. Alors il sera véritablement notre père, et nous serons vraiment ses enfants. Mais cela peut-il se produire un jour ? Votre Dieu n'est pas notre Dieu ! Votre Dieu aime votre peuple et hait le mien. Il étend amoureusement ses puissants bras protecteurs autour du visage pâle et le guide par la main comme un père conduit son petit enfant - mais Il a abandonné Ses enfants rouges, si tant est qu'ils soient réellement Ses enfants. Notre Dieu, le Grand Esprit, semble Lui aussi nous avoir oubliés. Votre Dieu vous rend plus forts de jour en jour. Bientôt, votre peuple s'étendra sur toute cette terre. Le notre ne cesse de diminuer comme une marée qui descend rapidement et ne reviendra plus jamais. Le Dieu de l'homme blanc ne doit pas aimer notre peuple, car sinon Il le protégerait. Nous ressemblons à des orphelins qui ne peuvent se tourner nulle part pour trouver de l'aide. Comment, dans ce cas, serions-nous vos frères ? Comment votre Dieu pourrait-Il devenir le nôtre, nous rendre la prospérité, faire revivre en nous des rêves de grandeur retrouvée? Si nous avons tous le même Père Céleste, Il doit avoir des préférences, car Il s'est montré seulement à Ses enfants au visage pâle. Nous ne L'avons jamais vu. Il vous a donné des lois, mais Il n'a pas eu de mots pour Ses enfants rouges, dont là multitude innombrable couvrait autrefois ce continent comme les étoiles remplissent le ciel. Non! Nous sommes deux races distinctes, avec des origines différentes et des destins divergents. Il y a peu de chose en commun entre nos peuples.

    Pour nous, les cendres de nos ancêtres sont sacrées, et l'emplacement où elles reposent est une terre sainte. Vous errez loin des tombes des vôtres, apparemment sans regret. Votre religion a été écrite sur des tables de pierre par le doigt de fer de votre Dieu afin que vous ne risquiez pas de l'oublier. L'homme rouge n'a jamais pu ni la comprendre, ni s'en souvenir. Notre religion est faite des traditions de nos ancêtres - les rêves que le Grand Esprit a envoyés à nos anciens aux heures solennelles de la nuit, les visions de nos Sages -, et elle est inscrite dans les cœurs de notre peuple.

    Vos morts cessent de vous aimer, ainsi que la terre qui les a vus naître, dès qu'ils franchissent les portes de la tombe et s'en vont vaguer au-delà des étoiles. Ils sont vite chassés de vos mémoires et ne reviennent plus. Les nôtres n'oublient jamais le monde merveilleux qui leur a donné la vie. Ils continuent d'aimer ses vallées verdoyantes, ses cours d'eau murmurants, ses magnifiques montagnes, ses vallons encaissés, ses lacs et ses baies aux rives boisées ; ils brûlent toujours d'une affection tendre et indulgente pour les vivants au cœur solitaire, et reviennent souvent du pays des Chasses Bienheureuses pour leur rendre visite, les guider, les consoler et les réconforter.

    Le jour et la nuit ne peuvent pas vivre ensemble. L'homme rouge a toujours fui à l'approche de l'homme blanc comme la brume matinale se retire devant le soleil levant.

    Néanmoins, votre proposition semble équitable, et je pense que mes frères vont l'accepter et se retirer sur la réserve que vous leur offrez. Alors nous vivrons en paix à l'écart les uns des autres, car les mots du Grand Chef Blanc semblent être la voix de la Nature parlant à mon peuple du fond des ténèbres impénétrables.

    Peu nous importe l'endroit où nous passerons le reste de nos jours, ils ne seront de toute façon pas très nombreux. La nuit de l'Indien promet d'être sombre. Pas une seule étoile d'espoir ne brille au-dessus de son horizon, des vents aux accents funèbres gémissent au loin. La sinistre Némésis semble être sur la piste de l'homme rouge : partout où il ira, il percevra dorénavant derrière lui les pas de son féroce destructeur, et il se préparera a affronter stoïquement son destin, ainsi que le fait la biche blessée en entendant approcher le chasseur.

    Encore quelques lunes, encore quelques hivers, et plus un seul descendant des puissants hôtes qui peuplèrent autrefois cette vaste terre, ou vécurent dans des foyers heureux, protégés par le Grand Esprit, ne restera pour pleurer sur les tombes d'un peuple jadis plus florissant et plus rempli d'espoir que le vôtre. Mais pourquoi m'attristerais-je de la disparition prématurée des miens ? Une tribu suit l'autre, une nation succède à une autre, comme les vagues de l'océan. Telle est la loi de la nature, et tout regret paraît inutile. Le temps de votre chute est peut-être encore lointain, mais il viendra sûrement, car même l'homme blanc dont le Dieu marche à côté de lui et lui parle comme à un ami ne pourra pas échapper à la destinée commune. Nous sommes peut-être des frères, après tout. Nous verrons bien.

    Nous examinerons votre proposition, et quand nous aurons pris une décision, nous vous la ferons connaître. Mais pour que nous l'acceptions, je pose moi-même, d'ores et déjà, cette condition : que ne nous soit pas refusé le droit de venir visiter à tout moment, sans être maltraités, les tombes de nos ancêtres, de nos amis et de nos enfants. Chaque parcelle de ce pays est sacrée dans l'esprit de mon peuple. Chaque flanc de montagne, chaque vallée, chaque plaine, chaque bocage a été sanctifié par un événement heureux ou malheureux survenu à une époque depuis longtemps révolue. Les rochers eux-mêmes, apparemment muets et morts, transpirent sous le soleil le long du rivage silencieux, et frémissent du souvenir d'événements importants liés à la vie des seront pas. Sur toute la Terre, il n'y a pas d'endroit où la solitude soit possible. La nuit, quand les rues de vos villes et de vos villages seront silencieuses et que vous les croirez désertes, elles seront remplies par la foule des revenants qui occupaient autrefois cette belle contrée et continuent de l'aimer. L'homme blanc ne sera jamais seul.

    Qu'il soit juste, et qu'il traite mon peuple avec égard, car les morts ne sont pas dénués de pouvoir. Les morts, ai-je dit ? Il n'y a pas de mort. Seulement un changement de monde.

(Source : Le Pressoir : http://www.le-pressoir.com/)

 



[1] Le discours reproduit ici est celui que Sealth (Seattle), le chef des Duwamishs, adressa au gouverneur Isaac Stevens lors du conseil qui aboutit à la conclusion du traité de Point Elliott, en 1855. Il tentait, ce faisant, de combler le gouffre qui sépare les hommes blancs des Indiens. Ses mots nous paraissent aujourd'hui chargés d'une signification prophétique, comme s'il avait su à l'époque quelque chose que l'homme blanc commence à peine a soupçonner de nos jours : que la tragédie des Indiens n'était pas seulement la leur.


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