Comment je suis devenu anarchiste

Ken Knabb

Bien que je sois allé à quelques manifestations pour les droits civiques ou contre la guerre pendant mes deux premiers années à Berkeley, ce n’est qu’à la fin de 1967 que l’intensification de la guerre du Vietnam m’a amené à m’engager sérieusement dans la politique de la Nouvelle Gauche. Mon premier geste fût d’adhérer au Peace and Freedom Party, qui se proposait de soutenir la candidature de Martin Luther King et Benjamin Spock aux élections présidentielles de 1968. La plupart des 100.000 membres californiens du PFP n’avaient probablement pas plus d’expérience politique que moi, mais ils s’y sont inscrits simplement pour s’assurer qu’il y aurait un candidat antiguerre au élections. Mais bien que le PFP fût principalement un parti électoral, il faisait un effort pour encourager une participation qui allait au-delà du seul fait de voter. Je suis allé à plusieurs réunions de quartier du PFP et j’ai assisté aux trois jours de sa convention en mars 1968.

 

Il y avait beaucoup de bonne volonté et d’enthousiasme parmi les délégués, mais c’est là que je fus témoin pour la première fois des manoeuvres politiques. Totalement ouvert et éclectique, le PFP attirait naturellement la plupart des organisations gauchistes, chacune intriguant pour promouvoir sa propre ligne ou ses candidats. Quelques-uns des politicards me semblaient assez agaçants, mais en général j’admirais ceux qui avaient participé aux luttes pour les droits civiques ou au FSM, et j’étais bien content de m’en remettre à leurs avis plus expérimentés et vraisemblablement mieux informés. Bien que je puisse prétendre avoir participé dès le début à la contre-culture, et d’une façon relativement indépendante, dans le mouvement politique, je n’étais guère qu’un suiviste ordinaire et tardif.

 

Comme je devenais plus “actif” dans le PFP (mais jamais au delà des rôles subalternes, assister aux manifs, remplir les enveloppes, distribuer les tracts), je fus graduellement “radicalisé” par l’influence des politicards les plus expérimentés, surtout par les Panthères Noires. Rétrospectivement, je suis gêné de reconnaître avec quelle facilité j’ai été dupé par une manipulation si grossière, à travers laquelle une poignée d’individus se sont autoproclamés les seuls porte-parole authentiques de “la communauté noire”, tout en revendiquant le droit de veto, et en pratique la domination effective sur le PFP et n’importe quel autre groupe avec lequel ils condescendaient à former des “coalitions”. Mais ils étaient évidemment courageux, et à la différence des tendances séparatistes, ils étaient au moins disposés à collaborer avec les blancs. La plupart d’entre nous avons donc naïvement gobé la vieille escroquerie : “Ils sont noirs, emprisonnés, battus, tués; comme nous ne sommes rien de cela, nous n’avons aucun droit de les critiquer.” Presque personne, pas même les groupes dits antiautoritaires comme les Diggers, les Motherfuckers ou les Yippees, ne soulevait aucune objection sérieuse à cette “double mesure” raciste, qui revenait à contraindre tous les autres Noirs à l’alternative de soutenir leurs soi-disant “serviteurs suprêmes” ou de se taire.

 

Pendant ce temps les tendances “démocratiques-participatives” salutaires de la première Nouvelle Gauche étaient étouffées par l’intimidation, la spectacularisation et le délire idéologique. Des appels en faveur du terrorisme ou d’une “lutte armée” étaient répercutés dans bien des journaux underground. Les activistes qui croyaient que toute question théorique n’était que de la connerie furent pris au dépourvu quand le SDS a été pris en main par des sectes stupides débattant entre elles sur la question de savoir quelle combinaison de régimes staliniens elles devaient soutenir (la Chine, Cuba, le Vietnam, l’Albanie, la Corée du Nord). La grande majorité d’entre nous n’avait aucune sympathie pour le stalinisme. Pour ne parler que de moi, rien qu’en lisant, enfant, des articles sur l’écrasement de la révolution hongroise de 1956, j’avais assez de bon sens pour comprendre que le stalinisme était de la pure connerie. Mais dans notre ignorance de l’histoire politique, il nous était facile de nous identifier avec des héros martyrisés tels que Che Guevara ou le Vietcong, d’autant plus qu’ils étaient exotiques. Fixés d’une façon obsédante et quasi exclusive sur le spectacle des luttes tiers-mondistes, nous n’avions pas conscience des véritables enjeux de la société moderne. Certes, une des affrontements les plus durs à Berkeley a commencé comme une “manifestation de solidarité” avec la révolte de Mai 1968 en France, mais nous n’avions aucune connaissance de ce qui s’y passait vraiment — nous avions l’impression confuse qu’il s’agissait d’une sorte de “protestation contre de Gaulle” plus ou moins dans le style que nous connaissions.

 

De nos jours l’écroulement du mouvement est souvent attribué à l’opération COINTELPRO du FBI, qui mis en oeuvre la désinformation pour semer des soupçons entre divers groupes radicaux, l’emploi de provocateurs pour les discréditer, et des machinations contre certains individus. Il n’en est pas moins vrai que la structure autoritaire des Panthères et des autres groupes hiérarchiques se prêtait à ce genre d’opération. Dans l’ensemble les provocateurs n’avaient besoin que d’encourager des tendances idéologiques qui étaient déjà délirantes, ou d’attiser des rivalités qui existaient déjà.

 

Pour moi la goutte d’eau qui fit déborder le vase a été le congrès des Panthères pour un “front uni contre le fascisme” en juillet 1969. J’ai assisté consciencieusement aux trois jours. Mais son orchestration militariste, l’adulation frénétique des héros martyrisés, les chants scandés, les slogans pavloviens, les mots d’ordre mesquins, les rodomontades sur la “ligne correcte” et la “direction correcte”, les mensonges et les manoeuvres cyniques des groupes bureaucratiques provisoirement alliés, les menaces violentes contre les groupes rivaux qui n’avaient pas accepté la ligne actuelle des Panthères, le télégramme “fraternel” du Politburo nord-coréen, le portrait encadré de Staline sur le mur du bureau des Panthères — tout cela finit par m’écoeurer, et m’a amené à chercher une perspective qui s’accorderait mieux avec mes sentiments.

 

Je croyais savoir où la trouver. Un de mes amis de Shimer qui avaient emménagés ici était anarchiste, et ses commentaires désabusés sur les tendances bureaucratiques du mouvement m’ont empêché de m’emballer trop vite. Je me suis allé chez lui pour emprunter un plein sac de textes anarchistes — écrits classiques de Bakounine, Kropotkine, Malatesta, Emma Goldman, Alexander Berkman; brochures sur Cronstadt, la révolution espagnole, la Hongrie de 1956, la France de 1968; et des revues plus récentes comme Solidarity et Anarchy (Londres), Anarchos (New York), Black and Red (Michigan)...

 

Ce fut une révélation. J’avais intuitivement une certaine sympathie pour l’anarchisme, mais comme la plupart des gens je supposais qu’il n’était pas vraiment praticable; que sans un gouvernement tout s’écroulerait dans le chaos. Les textes anarchistes ont démoli cette erreur, en me révélant les possibilités créatrices de l’auto-organisation populaire et en montrant comment les sociétés pourraient très bien fonctionner — et dans certaines situations ou à certains égards, ont très bien fonctionné — sans les structures autoritaires. Dans cette perspective il devenait facile de voir que les formes d’opposition hiérarchiques tendent à reproduire la hiérarchie dominante (l’évolution rapide du Parti bolchevique en stalinisme en étant l’exemple le plus évident) et que la dépendance par rapport à n’importe quel chef, même le plus radical, tend à renforcer la passivité des gens au lieu d’encourager leur créativité et leur autonomie.

 

J’ai découvert que “l’anarchisme” comprenait une grande variété de tendances — individualistes, syndicalistes, collectivistes, pacifistes, terroristes, réformistes, révolutionnaires. Pratiquement la seule chose sur laquelle la plupart des anarchistes étaient d’accord était l’idée qu’il faut s’opposer à l’État et encourager l’initiative et la gestion populaires. Mais c’était là au moins un bon début. Voilà une perspective que je pouvais embrasser de tout coeur, qui expliquait les défauts actuels du mouvement et donnait une indication générale sur le sens dans lequel il fallait aller. Pour moi, l’anarchisme concordait parfaitement avec l’idée de Buber et de Rexroth sur une communauté interpersonnelle authentique, par opposition aux collectivités impersonnelles. Certains des articles récents de Rexroth avaient signalé le lien entre Kropotkine et l’écologie. Rexroth et Snyder avaient fait allusion à une “grande culture souterraine”  comprenant divers courants non-autoritaires à travers l’histoire, et ils avaient exprimé l’espoir qu’avec la contre-culture actuelle ces tendances pourraient être enfin sur le point de prendre corps dans une communauté mondiale libérée. L’anarchisme semblait être l’élément politique d’un tel mouvement.

 

Ron R0thbart (un copain de Shimer qui s’était installé récemment à Berkeley) est vite devenu un converti tout aussi enthousiaste que moi. Nous commencions à regarder le mouvement d’une façon plus critique et à prendre nous-mêmes quelques modestes initiatives, vantant l’anarchisme auprès de nos amis, commandant des publications pour la diffusion locale, portant des drapeaux noirs dans les manifestations. Après avoir découvert quelques autres anarchistes locaux avec qui nous avons formé un groupe de discussion, nous avons projeté la réimpression de certains textes anarchistes, et envisagé l’ouverture d’une librairie à Berkeley. Mon tout premier écrit “public” fût un tract ronéoté diffusé à quelques dizaines d’amis et de connaissances où j’essayais de faire connaître les aspects anarchistes de Rexroth et Snyder.

 


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