Comment je suis devenu athée

Ken Knabb

Si le monde se plaint de quoy je parle trop de moy, je me plains de quoy il ne pense seulement pas à soy.

 

Montaigne

Parmi tous mes souvenirs d’enfance, les seuls qui soient désagréables concernent la religion. Comme la plupart des habitants de Plainstown, mes parents m’avaient donné une éducation protestante assez conservatrice. Lorsque j’étais enfant j’acceptais aisément la version du christianisme présentée à l’école du dimanche; mais en grandissant, je commençais à comprendre ce que la Bible voulait dire réellement et la menace de l’enfer commença à me hanter. Même si je pensais pouvoir y échapper, j’étais horrifié à l’idée que qui que ce soit puisse être livré à la torture pour l’éternité, serait ce le pire des pécheurs. Je ne parvenais pas à admettre qu’un soi-disant “Dieu d’amour” se révèle infiniment plus cruel que le pire dictateur sadique. Mais j’avais du mal à remettre en question le dogme biblique alors que tous ceux que je connaissais semblaient l’accepter, y compris des adultes apparemment intelligents. Et à l’exception de quelques vagues références aux “communistes athées” vivant à l’autre bout du monde, je n’ai jamais entendu dire qu’on puisse professer une autre croyance.

Mais un jour, à 13 ans, feuilletant l’anthologie The World of Mathematics de James Newman, j’ai commencé à lire un article autobiographique de Bertrand Russell. Après quelques pages je suis tombé sur un passage où il racontait comment il était devenu agnostique dans sa jeunesse en se rendant compte du caractère fallacieux d’un des arguments classiques avancé pour preuve de l’existence de Dieu. J’étais abasourdi. Russell ne le mentionnait qu’en passant, mais la découverte qu’une personne intelligente puisse rejeter la religion suffit à me faire réfléchir. Le lendemain, à l’heure de coucher, j’étais sur le point de faire ma prière habituelle quand je me suis dit : “Mais enfin, qu’est-ce que c’est que tu fais ? Tu ne crois plus à tout ça !”

Je n’osais en souffler mot à personne pendant plus qu’une année. En apparence je restais un garçon poli, conventionnel et dévot, faisant ce qu’il faut pour progresser dans les rangs scouts, jusqu’à obtenir le grade suprême d’ “Aigle”, et faisant mine de penser comme tout le monde. Mais en même temps je réexaminais secrètement tout ce que j’avais accepté auparavant.

L’année suivante, quand j’ai commencé à aller au lycée, j’ai rencontré quelques élèves un peu plus vieux que moi qui mettaient ouvertement la religion en question, ce qui suffit pour que je fasse de même. Il en résultat un petit scandale. Le fait que le garçon loué affectueusement pendant des années par les instituteurs comme le gosse la plus intelligent de la ville ait subitement déclaré son athéisme choqua tout le monde. Des élèves me montraient du doigt en chuchotant que j’étais voué à l’enfer, les professeurs ne savaient guère s’y prendre avec mes remarques impertinentes, et mes pauvres parents, qui ne savaient absolument pas comment une telle chose avait pu arriver, m’ont envoyé voir un psychologue.

Une fois que j’ai compris l’absurdité du christianisme, j’ai commencé à douter d’autres idées reçues. Il m’est apparu évident, par exemple, que “l’américanisme capitaliste” était aussi criblé d’extravagances. Je n’avais cependant aucun intérêt pour la politique parce que selon la philosophie hédoniste et amoraliste que j’avais adoptée, je ne devais tenir aucun compte du bien public à moins qu’il rencontrât mes propres intérêts. J’étais par principe contre toute morale, bien qu’en pratique je ne fisse rien de plus immoral que d’être insupportablement sarcastique. Je n’hésitais plus à exprimer mon mépris pour tous les aspects de la vie conventionnelle, que ce soit la culture populaire, les moeurs sociales ou le contenu de mes études.

Depuis quelque temps déjà, ma véritable éducation provenait plutôt de mes lectures personnelles et de discussions avec quelques amis qui avaient à peu près les mêmes. J’aimais toujours les sciences et l’histoire, mais je m’intéressais de plus en plus à la littérature, et en deux ou trois ans j’ai lu un bon nombre d’ouvrages classiques — Homère, la mythologie grecque, L’Âne d’or, Les Mille et Une Nuits, Omar Kháyyám, Le Décaméron, Chaucer, Rabelais, Don Quichotte, Tom Jones, Tristram Shandy, Poe, Melville, Dostoïevski, Tolstoï, Bernard Shaw, Aldous Huxley, Le Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell, pour mentionner quelques-uns de mes favoris. Comme je n’avais que très peu d’expérience de la vie, il y a bien des nuances de ces ouvrages que je n’ai pas saisies; mais au moins m’ont-ils donné quelques notions de la diversité des façons de vivre et de penser dans le monde entier. Bien sûr je me sentais attiré surtout par les écrivains les plus anticonventionnels. Nietzsche était un de mes favoris — je me délectais à scandaliser les professeurs et les élèves en lisant des passages de ses critiques cinglantes du christianisme. Mais mon idole était James Joyce. Je ne me suis intéressé à Joyce pendant longtemps, mais à l’époque j’étais véritablement impressionné par ses innovations stylistiques et ses références multiculturelles, et j’ai dévoré tous ses livres, même Finnegans Wake, ainsi que plusieurs ouvrages qui lui étaient consacrés. J’étais aussi un peu francophile : je trouvais Stendhal et Flaubert plus intéressants que les romanciers victoriens, et j’étais déjà fasciné par Baudelaire et Rimbaud alors que j’avais encore une piètre connaissance de la poésie anglaise ou américaine.

J’ai découvert des révoltés littéraires plus actuels par l’entremise de J.R. Wunderle, un copain qui a grandi à Saint Louis et qui avait donc un peu plus d’expérience cosmopolite que mes autres amis. J’avais déjà entendu des vagues rumeurs sur les beats, mais c’est J.R. qui m’a fait connaître les écrits de Ginsberg et de Kerouac. En plus, il affectait lui-même un certain style bohème, dans la faible mesure du possible pour un lycéen habitant une ville provinciale très rétro. Un peu plus tard il est allé à Venice West (près de Los Angeles) et a vécu quelques temps en plein coeur du milieu beat.

De mon côté, je n’y étais pas prêt. À part quelques vacances en famille, je n’étais jamais sorti des Ozarks, et je n’avais jamais travaillé, si ce n’est tondre le gazon dans le voisinage. Mais je voulais absolument m’échapper de Plainstown. La perspective d’y vivre encore deux ans de plus me déprimait profondément, d’autant plus que je voyais plusieurs de mes amis plus âgés partir pour l’université.

Une issue heureuse est survenue. Un conseiller de mon lycée à qui je serai pour toujours reconnaissant est tombé sur un catalogue de Shimer College, petite école d’enseignement supérieur qui acceptait des élèves exceptionnels sans attendre qu’ils eussent étés reçus au baccalauréat, et il a pensé immédiatement à moi. Cela semblait idéal pour tout le monde. Je pourrais sortir de Plainstown et entrer dans un milieu intellectuellement intéressant sans avoir d’emblée à me débrouiller tout seul. Mes professeurs furent sans doute soulagés d’apprendre que je ne serais plus là pour leur taper sur les nerfs; et pour mes parents c’était l’occasion de résoudre un problème sur lequel ils n’avaient aucune prise.

 


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