Contes chamaniques[1]

 

Parole d'aigle

Tout semblait parfaitement calme et serein, du moins en apparence, les chasseurs du clan étaient rentrés une nouvelle fois bredouilles de leur chasse. Ils avaient été accueillis sans un cri, sans même une parole de désapprobation. Les enfants cessaient de jouer et de tourner autour des feux, les anciens se réunissaient un peu à l'écart, comme perdus au plus profond de leurs pensées, vides d'espoir et de réponses.

Nuls ne savaient pourquoi, une nouvelle fois les chasseurs, pourtant si habiles et déterminés rentraient encore sans aucune nourriture à offrir à des bouches devenues si avides. Les chefs de chasse ne prononçaient nulle parole, ni pour se justifier, ni pour tenter de comprendre le sens de ce qui se faisait déjà sentir comme un abandon des dieux et des esprits. Les tambours se mirent une nouvelle fois à chanter, et la nuit se déchira de cette complainte, de cette demande d'aide. Ce n'est que plus tard dans la nuit, que le clan, terrassé par la faim et la fatigue s'endormit. Au petit matin, alors que le sommeil conservait encore la plupart des membres du clan dans une douce langueur, que le plus jeune des porteurs de visions s'éloigna du campement, comme pour calmer ses intenses réflexions. Il n'avait pas encore l'âge d'être un chasseur, il sortait à peine de l'initiation d'homme.

Il s'éloigna, les yeux dirigés vers le sommet de la montagne, que la brune du matin dissimulait encore aux regard. Il ajusta la couverture sur ses épaules et allongea le pas vers l'horizon ; il emportait avec lui, seulement un simple caillou que lui avait remis son père. Une pierre de visions, lui avait-on dit.

La montagne semblait s'éloigner, plus il avançait ; sa gorge commençait à souffrir de plus en plus de la soif, et même de la peur. Mais rien ne l'arrêterait, et il continua de marcher, alors que le soleil était déjà haut dans le ciel.

Par plusieurs fois, il trébucha, son corps éprouvé par la chaleur et les privations ; mais à chaque fois il se releva, animé d'une détermination sans faille. Il devait se rendre au sommet de cette montagne ; telle avait été la teneur de son dernier rêve.

Le clan avait à peine pris conscience de son absence, tellement était grande sa détresse. Le jeune rêveur gagna enfin le sommet de cette montagne, son corps tout meurtri de cette ascension, de ce périple. Il s'effondra au sol, son pauvre corps vidé de toutes ses forces. Ses yeux, se dressèrent soudain vers le ciel, alors que se dessinait au dessus de lui une ombre, qui lui sembla gigantesque.

Un grand oiseau, comme il n'en avait jamais vu, semblait dessiner de grands cercles autour de lui. Aucune peur ne l'assaillait, il contemplait ce spectacle fascinant. Et l'oiseau descendit, pour venir se poser tout près de lui et s'adressa directement à lui, en effleurant légèrement son visage d'une de ses ailes.

- Ton clan semble avoir oublié les enseignements des anciens. Il part à la chasse sans avoir pris conseil auprès des anciens, ni des esprits qui guident la main du chasseur.

Le jeune homme, se redressa, comme pour mieux entendre la parole du grand aigle.

- Tu vas redescendre vers les tiens, et tu pourras les guider vers des chasses fructueuses. Je t'ai choisi pour porter la plume du savoir et de la connaissance.

Il déposa une grande plume sur le front du jeune homme.

- Prends-la, et porte la en signe de ta fonction, celui qui voit plus loin et qui parle avec les oiseaux.

Le grand aigle lui conta que ses enfants et les enfants de ses enfants donneraient une plume à toutes celles et tous ceux qui seraient choisis pour guider le clan, au fil des âges. Il étira ses ailes et s'envola dans un grand battement.

Le jeune homme, portant fièrement la plume redescendit vers les feux de son clan.

Il parla, il enseigna pendant des jours et des nuits, il dressait à chaque fois la plume, comme pour rappeler le nécessaire chemin de reliance avec les esprits.

Plus jamais les chasseurs ne revinrent bredouilles, du moins tant qu'ils savaient écouter, celui, ou celle qui voit plus loin et qui parle avec les oiseaux.

 Niyak, le grand ours

Niyak venait tout juste de sortir de sa traditionnelle léthargie hivernale, et pourtant le soleil ne semblait pas briller ce matin de printemps. Il s'extirpa avec lenteur et conscient de tous ses gestes de son abri ; il étira avec détermination ses quatre membres et tendit son corps vers le ciel comme tous les siens l'avaient fait avant lui.

Il fit quelques pas et ceux-ci résonnèrent aux quatre directions ; il voulait par ce geste déterminant, saluer la Terre et signifier à ses habitant que lui, Niyak, l'ours noir était réveillé.

Son museau retrouva les habitudes, il flairait l'air, et le sol, il allait devoir de nouveau penser à la quête de nourriture. Ceci ne demandait pas dans sa contrée beaucoup d'effort. Il avait plus la réputation d'un gros paresseux et indolent. Au détour d'un sentier, alors qu'il flairait les jeunes pousses d'arbrisseaux, il entendit s'approcher, bien avant de le voir, son compagnon de tous les jeux, Mootran, le raton laveur. Avant même les habituelles salutations entre amis, ce dernier lui demanda si il savait où se cachait le soleil.

- Mais comment veux-tu que je le sache, je viens juste de me réveiller, c'est plutôt à toi de me le dire.

Mootran, baissa la tête et se frotta le museau entre ses deux pattes de devant, et lui raconta ce qu'il savait de la disparition du soleil.

- Il y a de cela plusieurs temps, un matin le soleil n'est pas apparu à l'horizon. Depuis, ni le jour, ni la nuit ne viennent nous guider. Beaucoup d'amis se cachent, par peur. Certains, tel le clan des loups, sont partis à sa recherche. Mais nul n'a de nouvelles d'eux depuis. Hittah, le grand aigle a conduit plusieurs expéditions auprès des dieux, mais même ceux-ci ne savent rien, ou ne veulent plus rien dire.

Le grand ours s'assit sur son postérieur et paru très intrigué ; il voulait poser mille questions. Ses grosses pattes bâtaient l'air comme pour dire au soleil de revenir. Mais rien ni fît. - Que dit le grand conseil de la forêt et qu'en pensent les grands arbres, eux qui savent toujours tout sur tout?

- Personne ne sait rien. Personne ! - répondit le raton laveur, comme accablé par cette réponse sans espoir.

Alors Niyak, se rappela une histoire que les anciens ours se racontaient jadis, quand les démons croyaient pouvoir voler le soleil. Il se dirigea vers le grand conseil et leur parla de cette histoire.

- Mes amis, mon peuple parlait jadis du désir des démons de pouvoir capturer le soleil et de l'emmener avec eux dans les mondes obscures. Je me souviens, que le frère de mon père rappelait que cela s'accomplirait quand les habitants de la forêt oublieraient de saluer chaque jour, le soleil, pour une nouvelle journée.

Le conseil, par la bouche du vénérable cerf, demanda si quelques actions étaient possibles et comment ils pouvaient gagner le monde obscur.

- Seul l'ours peut gagner le monde obscur car il a l'habitude de dormir chaque année et ses rêves le mènent aux frontières de ces terres maudites. Comme me l'ont appris mes anciens, je sais gagner ces territoires, et je vais essayer de ramener le soleil. Il prit congé et partit s'installer au plus profond de son refuge. Ses yeux se fermaient et dehors tous et toutes attendaient son retour. Mais jamais il ne revint.

Plus tard, beaucoup plus tard, de nombreux printemps après, lors d'une cérémonie d'initiation à l'âge adulte d'un des clans de ceux qui marchent debout sur la terre Mère, les anciens expliquèrent comment le valeureux Niyak avait sauvé le soleil. En voyageant dans ses rêves, il avait atteint les mondes obscurs et en offrant tous ses os, il avait pu racheter le soleil aux démons.

Depuis ce jour, les chamanes respectent l'esprit de l'ours et doivent vivre l'initiation du dépècement de leurs os, pour pouvoir devenir chamane et le rester sous le soleil des quatre saisons.

Telle est l'histoire que je tiens de l'esprit du grand ours. Telle est l'histoire que je vous nomme.  

Le pays des rêves

Le jour n'en finissait plus de se lever, comme si la nuit voulait encore garder tout son prestige et sa prééminence. Seuls les oiseaux avaient entrepris leurs chants matinaux, comme tous les matins et ce depuis la nuit des temps. Les branches se balançaient au rythme de la petite brise ; celle-là même qui faisait onduler avec grâce la surface de la rivière toute proche du campement.

Tout paraissait immobile, silencieux, comme figé d'un respect que seuls les grands rituels savaient communiquer à ceux qui marchent debout. Aucune fumée, aucune senteur de festin naissant, ne montaient de ces pauvres abris, faits de branchages et de tissus chamarrés.

Quelques chiens déambulaient au milieu des tentes précaires, comme pour marquer la fin définitive de la nuit et le début de leur repas. Mais ils avaient beau user de tout leur flair, ils ne trouvaient personne, personne. Le campement était désespérément vide de toute vie de celles et ceux qui marchent debout. Même les rires et les cris des enfants avaient été comme engloutis par la dernière nuit.

Le soleil se levait enfin sur ce pauvre spectacle ; tout semblait en ordre, rien ne paraissait dérangé, ni bouleversé, mais pourtant le campement demeurait comme vidé de ses occupants. Les couches faites de mousses et d'herbes grasses aux milles senteurs portaient encore la trace de leurs derniers occupants. Les provisions gisaient intactes accrochées aux mats des huttes. Nuls fauves n'avaient provoqué cette catastrophe. Ceux qui marchent debout avaient disparu, sans rien emporter, sans rien modifier, comme évanouis dans la nuit.

Les chiens finirent par gagner le cœur du bois à la quête d'une pitance et d'un éventuel réconfort. Les arbres entourant le camp abaissaient leurs branches les plus basses, comme pour protéger ce lieu, théâtre d'un ineffable mystère. Le vent du jour nouveau faisait tinter ce qui avait été encore la veille des objets familiers.

Plusieurs lunes s'écoulèrent avant qu'un autre groupe de ceux qui marchent debout ne vinrent dans ce lieu, pour y découvrir les restes de ce campement déjà recouvert par la végétation. Ils s'installèrent et firent le feu, très certainement là où les autres avaient accomplis ces mêmes gestes ancestraux.

Celui qui parle par le tambour, jeta des plantes sacrées au cœur des flammes, dans une ultime offrande. Il prit son tambour et commença un chant que ses compagnons, n'avaient encore jamais entendu, comme un chant venu directement des terres sacrées. Il se leva et commença, comme soulevé par une force irrésistible, une danse lourde et pesante. Ses pieds martelaient le sol autour du grand feu, les flammes éclairaient son visage déformé par un rictus, jusque là inconnu, même des plus anciens du clan.

Il dansa, tournoya et virevolta pendant des heures et puis, il vint s'asseoir tout près du feu et commença à parler.

Il raconta que dans son voyage, il avait vu le chamane du clan disparu, qu'il lui avait parlé. Le chamane lui conta, que lui et son clan était malade et que le moment était venu de partir dans le pays des rêves et des songes. La veille de leur départ, avec les forces qu'ils leur restaient, ils avaient invoqué les dieux et les ancêtres, pour les aider à partir au cœur du pays des rêves. Il finit là son récit, dans le regard rassuré des siens. Tous savaient désormais que la voie du pays des rêves était de nouveau ouverte et protégée.

Paroles du vieux loup

Twanga contemplait la dépouille de son père qui gisait au creux de cette vallée qui avait vu jadis mourir tant et tant de ceux du clan. Les parois rocheuses semblaient s'élever vers les cieux comme pour assurer un premier linceul à celui qui avait fait résonner tout le territoire de ses chants. Il ne respirerait plus l'air des petits matin d'automne, il ne débusquerait plus les habiles rongeurs dont sa famille était si friand. Plus jamais les reflets du soleil d'été ne ferrait luire son épaisse toison ; plus jamais ses solides et massives pattes armées de redoutables griffes ne fouleraient la terre de ses ancêtres.

Douengué, le sage, le chef parmi les chefs avait terminé ses chasses mémorables, ici, près des siens et si proche de son fils, à qui il avait transmis tout son savoir, et l'honneur de la meute et de la race. Twanga, revoyait encore en observant une dernière fois le corps majestueux de son père, ces derniers instant de vie, au petit matin. Comme à chaque lever du soleil, il avait invité son fils, d'un simple regard et d'un simple mouvement de son corps, à le suivre pour saluer la lune et le soleil, la vie et les anciens dieux. Comme chaque jour, ils avaient ensemble hurlé à la vie et à la mort pour inscrire le jour nouveau dans les mémoires de chacun.

Mais ce matin là, Douengué s'était couché au sol, peut après le chant d'offrandes. Son museau avait humé une dernière fois les Quatre vents, son corps s'était agité d'un dernier soubresaut. Twanga se souvenait avec force combien les yeux immenses de son père luisait dans la lueur du matin, et combien ce regard le touchait au plus profond de son être. Alors d'une voix si sereine, malgré la situation, son père lui avait parlé dans la langue que seuls les chefs de clan comprennent. Il lui avait fournit les dernières recommandations au sujet du clan, de sa mère et de ses jeunes frères et sœurs. Il avait parlé pendant un temps qui lui paraissait une éternité, et puis il revoyait comment le vieux chef s'était éteint définitivement pour gagner le territoire de ses ancêtres. Les dernières paroles de son père étaient restées une énigme pour lui ; il le regardait une dernière fois, se détournait et redressait la tête pour un hurlement dont les collines et les grands arbres se souviendraient longtemps, très longtemps.

Il s'éloignait d'une démarche souple et majestueuse, que cette situation , pourtant si douloureuse n'avait pas affectée. Et puis, brusquement un scintillement l'éblouit, alors il se figea avec fermeté sur ses membres inférieurs. Ses babines frémirent et ses mâchoires s'entrouvrirent, comme pour faire face à une attaque imminente. Le pelage médian de son dos se dressa quand il vit plus clairement la silhouette de cet étrange animal. Celui-ci se tenait debout sur ses membres inférieurs et il dressait haut, ce qui lui sembla être au premier abord une griffe gigantesque. La silhouette se pencha sur la dépouille de son père et brandit avec vigueur et détermination sa grande griffe.

Alors il comprit immédiatement les dernières paroles de son père, et reconnu en cet étrange animal, un homme. L'homme, car il s'agissait à n'en plus douter d'un homme, plongeait la longue griffe dans les entrailles de son père pour en détacher avec respect et détermination la peau. Twanga vit celui, dont son père lui avait parlé, se redresser et se revêtir de la peau de son père ; celle-ci lui recouvrait maintenant le dos et la tête. L'homme s'adressa à lui dans la langue des loups, dans la langue des chefs de clans.

- Peut avant sa mort ton père est venu me voir dans une de mes vision, et il ma montré ce moment. Je suis Armanga le chamane, et je suis ton frère.

Twanga se détendit et compris enfin toutes les histoires que lui contait son père, sur la rencontre d'un animal nouveau qui serait à la fois le frère et l'ennemi des loups. Parmi ces êtres à la peau sans pelage, certains parleraient comme eux la langue des Anciens.

- Je suis ton frère, moi aussi, répondit-il dans l'ancienne langue ; viens nous avons un long chemin à entreprendre.

Le soleil au même instant brilla de mille feux vers les quatre directions. La longue histoire, des chamanes du clan du loup pouvait commencer.

Les frères poissons

La lune était déjà haute dans le ciel de nuit et la pluie n'en finissait pas de tomber et de tomber encore.

Les grands arbres, aux branches pourtant si majestueuses, n'offraient qu'une maigre protection à ceux et celles du clan qui avaient trouvé là un dernier refuge. Les enfants se blottissaient tout contre les parents, ou du moins ceux qui vivaient encore après toutes les épreuves de ces derniers jours.

Les corps ruisselaient d'une pluie qui s'échappait des nuages en de gigantesques trombes. La fureur du bruit se mêlait à l'énormité des quantités d'eau qui se répandaient sur le clan. Les visages ne manifestaient plus aucune peur ; comme si la résignation avait recouvert ces survivants d'une lourde chape de désespoir.

Et puis, tout d'un coup, comme sorti de nulle part et de partout en même temps, le chant d'un vieux tambour usé se fraya un chemin dans le fracas de la tempête et dans la torpeur générale. Les sonorité au début, encore timides, devinrent de plus en plus fermes et déterminées ; comme pour relever le défi de la survie.

Le chanteur de tambour quitta même le réconfort de la proximité des corps blottis tout contre les arbres, pour jouer et jouer encore. Plus la pluie s'acharnait à vouloir le faire taire en détrempant son tambour, plus il amplifiait la cadence de ces frappes. Sa voix lourde et rocailleuse se mit à son tour à déchirer l'obscurité et à étreindre les cœurs, comme il savait si bien le faire..

Ceux et celles du clan voyaient maintenant cet homme courbé par les années et la souffrance de son art, danser et repousser les cohortes de pluie. Son tambour devenait le plus grand des boucliers, qu'aucun guerrier n'avait jamais possédé.

Il chantait le tambour et chantait la langue des anciens, mais ses frères du clan ne se manifestaient pas pour l'accompagner et reprendre avec lui les rituels sacrés. Ils s'enfonçaient encore plus dans la résignation et le renoncement. Alors l'homme tambour brisa son instrument et le laissa tomber dans l'eau qui s'élevait maintenant à hauteur de poitrine. Il prononça quelques litanies que ceux du clan ne prirent pas la peine d'entendre. Seuls les enfants répondirent à son chant pour reprendre des mots et des phrases, qu'ils ne connaissaient pas.

La pluie tombait et l'eau montait, de plus en plus, pour venir désormais lécher les visages. Au pied des grands arbres, l'eau avait totalement pris possession de la région et montait maintenant à l'assaut des cimes les plus élevées. Le grondement des eaux ne couvrait pas totalement le chant des enfants ; dont les bouches, portant ne respiraient plus que la fougue des eaux vives. Au petit matin d'une nouvelle lune, l'eau avait rejoint ses quartiers habituels. Un nouveau peuple fier de sa foi et de son courage était né du chant des enfants, les frères poissons.



[1] Piqué sur : http://perso.club-internet.fr/corbeau/index.html


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