De notre correspondant permanent au pénitencier
ausculté escorté en chaussettes et enchaîné[1]
Jann-Marc Rouillan
Avril 2004. Alors que la justice vient de condamner Nathalie Ménigon à ne pas sortir vivante de prison, son camarade Jann-Marc Rouillan est extirpé du bunker de Moulins-Yzeure pour une hospitalisation sous étroit contrôle d'un peloton encagoulé. "Une, deux, trois perpettes !... J'en vois un qui bouge encore !"
Hôpital Lyon Sud, début avril. Au bout d'un long couloir sombre, l'escorte m'accompagne jusqu'à la cellule 19, la plus éloignée des sas blindés de la porte d'entrée, sans doute pour que je ne sois pas tenté de prendre la poudre d'escampette. C'est un aquarium sans fenêtre sur l'extérieur, juste un vasistas condamné près du plafond... Impression d'étouffement. Une soufflerie incessante et bruyante diffuse une chaleur tropicale. "Nous avons trop d'immuno-dépendants dans le service..." Derrière la vitre du couloir, les flics m'observent. La nuit, lors des trois rondes horaires, ils utilisent leur lampe électrique. Selon l'équipe, c'est dans la gueule, question qu'on sache bien qu'ils sont là. Qu'ils veillent ! Dans la pièce à côté, une voix implore une cigarette. Les gardes refusent. Les infirmières le font patienter. Une demi-heure plus tard, il quémande encore. Et ainsi des heures durant. Plus loin, je n'aperçois que des formes dans des lits, plus de bruit, seules des veilleuses pâles. "J'ai téléphoné à votre femme, elle viendra samedi." Je me dis : "J'y suis", comme soupire un marin débarquant au port après un long voyage. Si souvent les longues peines s'achèvent dans des mouroirs comme celui-ci... Lors de mes passages à l'hôpital de Fresnes, quand à la fenêtre je savourais les premières lueurs de l'aube, je détournais mon regard pour ne pas voir les sacs de plastique gris chargés en catimini dans les ambulances, et dans le couloir près de la fouille, les cartons frappés de l'abécédaire fatidique "DCD".
"Ton âme délicate est par-delà les monts
Accompagnant encore la fuite ensorcelée
D'un évadé du bagne, au fond d'une vallée
Mort, sans penser à toi, d'une balle aux poumons [1]"
Et je gamberge en rond. Mon ticket de perpette serait-il un aller simple ? Malgré tout... il faut que j'écrive, que je raconte... Malgré tout... il faut que je mange, que je boive, que je pisse, que je me plie à mes devoirs physiologiques... Malgré tout... Je fréquente un monde sans lendemain et je communie aux souvenirs de quelques copains qu'ils ont réveillés au matin pour l'ultime promenade et le supplice du garrot ou de la fusillade. Jusqu'à ce que mort s'ensuive...
"Une, deux, trois perpettes !... J'en vois un qui bouge encore !"
Que dire des bigots croyant jusqu'au ridicule à l'abolition de la peine de mort dans ce pays... Quelle connerie ! Il suffirait qu'ils viennent faire un tour dans l'un de ces mouroirs. "Oui, mais il y a une différence entre la lame de dame guillotine et le lent empoisonnement des jours cellulaires..." Sûrement. Mais le résultat est identique. Aussi irrémédiable.
"Ce n'est pas ce matin que l'on me guillotine,
Je peux dormir tranquille..."
Encore, j'ai de la chance de me
retrouver dans une section pénitentiaire et non dans une chambre normale avec
l'escorte assise en rond autour du lit comme lors d'un passage à l'hôpital
Purpan de Toulouse ou, mieux, comme en cet instant le vit ma camarade Joëlle
menottée et entravée à son lit, à l'hôpital de Lille. Le matin, vers 8
heures, approchent mes anges de la mort. Je les baptise ainsi à cause de leurs
uniformes noirs et de leurs cagoules. Dès qu'ils débarquent dans le service,
je le sais. Un drôle de silence s'installe. Pesant. Le brancard sur roulettes
arrive. Ils m'obligent à m'allonger puis on m'entrave les jambes et les mains.
Et très pudiquement ils jettent une couverture sur mes chaînes. La conscience
de leurs actes les titillerait-elle encore ? Je parcours les couloirs et les
cours tel Hannibal Lexter. Toujours précédé, encadré et suivi d'encagoulés
armés jusqu'aux dents, fusils d'assaut à visée laser, mitraillettes et
grenades... "Dégagez le passage !" Le personnel et les malades se
collent aux murs... Je croise leurs regards de terreur, de condamnation
(qu'a-t-il bien pu commettre d'atroce pour mériter une telle escorte ?) et
quelques sourires, parfois... Ainsi, dans mon équipage, je débarque pour les
examens et les auscultations diverses et variées. Malgré tout, je m'étonne
qu'aucun docteur n'ait osé une interrogation, sinon une remise en question.
J'entrais dans le lieu de soins ficelé ou, si le brancard ne franchissait pas
la porte, enchaîné et en chaussettes. Par contre, l'un d'eux a fixé mes
arpions déchaussés. Comme s'il ne trouvait pas correct un patient débarquant
ainsi en chaussettes. Sans doute par faute de goût. Je suis certain que ce même
docteur, le soir, at home, devant le journal de TFN, s'offusquera à l'image
d'un prisonnier de Guantánamo trimballé sur une civière. "Salauds d'Américains
! Quelle honte, quel déni d'humanité !"... Et du temps de
"La prison dort debout au noir d'un chant des morts
Si des marins sur l'eau voient s'avancer les ports
[1] Jean Genet, Le condamné à mort. On devrait le relire plus souvent.
Ce Qu'il Faut Détruire (CQFD)°: Notre Collaborateur Jean-Marc Rouillan Condamné Au Silence
Depuis janvier, Jean-Marc Rouillan tenait une rubrique régulière dans le mensuel CQFD, édité à Marseille par un collectif de précaires. Depuis son transfert à la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis le 18 mai, et suite aux violences perpétrées contre lui par des surveillants encagoulés, notre "correspondant permanent au pénitencier" n'est plus en mesure d'honorer son rendez-vous avec nos lecteurs : placé en isolement, privé de ses lunettes et de tout moyen de communication, il est de fait réduit au silence. La rédaction de CQFD s'élève avec force contre cette atteinte à la liberté d'expression, qui ne fait que s'ajouter aux violations de son droit élémentaire à la dignité humaine.
Jean-Marc Rouillan ne publiera
pas de chronique dans le prochain numéro de CQFD, à paraître le 15 juin. Placé
en isolement à la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis après son transfert de la
centrale de Moulins-Yzeure, privé de ses lunettes et de tout moyen de
communication, notre collaborateur s'excuse : par l'intermédiaire d'une proche
qui a réussi à lui rendre visite le 27 mai, il nous a fait savoir qu'il ne
serait pas en mesure d'honorer son rendez-vous mensuel avec les lecteurs de
CQFD. Cette interdiction de s'exprimer s'ajoute aux graves sévices subis par
Jean-Marc Rouillan au cours de son transfert. Selon le témoignage oral qu'il
nous a fait parvenir, notre collaborateur a été extirpé de sa cellule de
Moulins à l'aube du 18 mai par des surveillants encagoulés, puis traîné nu
dans les couloirs de l'établissement avant d'être contraint à se mettre à
genoux, toujours nu, devant le directeur de la centrale, Richard Bauer, qui
aurait alors "détourné les yeux". Trois autres détenus auraient
subi le même sort, bâillonnés à l'aide d'un mouchoir enfoncé dans la
bouche. À l'heure où
L'administration carcérale justifie le transfert de Jean-Marc Rouillan par une imputation qui a toutes les apparences d'un alibi farfelu : notre collaborateur aurait affrété un hélicoptère depuis sa cellule de Moulins-Yzeure. Si elle était avérée, une telle performance aurait de quoi forcer le respect de la part d'un homme malade, vraisemblablement atteint d'un cancer aux poumons, et qui, en dix-huit ans de détention, n'a jamais tenté une seule fois de se faire la belle. Performance d'autant plus remarquable qu'au moment même où il était supposé fomenter son plan d'évasion, Rouillan s'apprêtait à déposer une demande de libération anticipée pour raisons de santé - en sachant, il est vrai, qu'elle aurait aussi peu de chances d'aboutir que celles déjà formulées par ses camarades à l'agonie Nathalie Ménigon et Joëlle Aubron. À quoi s'ajoute que pour s'échapper du "bunker" ultra-sécurisé de Moulins-Yzeure, un hélicoptère seul ne suffit pas : il y faut aussi un fabuleux trésor d'imagination. Entièrement recouverte de filins de sécurité, équipée d'un double mur d'enceinte de six mètres de haut et dotée de cent cinquante surveillants, cette centrale est régulièrement vantée par l'administration carcérale comme "la prison la plus sûre d'Europe". Quiconque se retrouve confiné dans ce cul de basse-fosse éprouve très certainement le vif désir d'en sortir. Mais du désir au projet, et du projet à sa mise en ouvre, il y a toute la marge qui sépare un rêve de liberté du délit pénal. Le jour du transfert, les autorités pénitentiaires affirmaient détenir des "preuves sérieuses confirmant les soupçons" portés contre Rouillan. Pourquoi ces preuves n'ont-elles pas été communiquées à la justice ? Il est troublant qu'au jour d'aujourd'hui, à l'heure où le moindre citoyen ayant affaire à la force publique encourt des poursuites pour outrage à agents, aucune information judiciaire n'a été ouverte à l'encontre d'un détenu "dangereux" soupçonné de vouloir griller la politesse à ses gardiens. La mise au secret de Rouillan, au mitard d'abord et à l'isolement ensuite, dans une maison d'arrêt parfaitement inadaptée aux longues peines (à supposer qu'il existe des lieux susceptibles de s'adapter à une perpétuité sous les verrous), traduit la toute-puissance de l'arbitraire carcéral au détriment des détenus, bien sûr, mais au détriment aussi de l'État de droit - ou de ce qu'il en reste derrière les murs d'une prison haute sécurité. Pour la rédaction et les lecteurs de CQFD, ce traitement indigne n'est pas vraiment une surprise : depuis janvier, notre "correspondant permanent au pénitencier" a témoigné à plusieurs reprises du despotisme brutal des autorités carcérales, et plus particulièrement des surveillants encagoulés des "Équipes régionales d'intervention et de sécurité" (ERIS), intervenant à la manière "d'une tortue de la légion romaine" (CQFD n°11 du 15 avril). Dans notre dernier numéro, Rouillan avait aussi décrit dans le détail son hospitalisation à Lyon, "ficelé et en chaussettes", "toujours précédé, encadré et suivi d'encagoulés armés jusqu'aux dents, fusils d'assaut à visée laser, mitraillettes et grenades" (CQFD n°12 du 15 mai). Les violences dégradantes subies le 18 mai n'ont donc pas surgi par génération spontanée. L'interdiction faite à l'écrivain Rouillan d'en témoigner dans CQFD, journal indépendant réalisé par un collectif de précaires, nous incite à penser qu'après dix-huit années d'enfermement, Rouillan est encore et toujours traité comme un animal enragé méritant coups, humiliations et muselière.
[1] Publié dans CQFD n°12, mai 2004.