Le 2 décembre 1888, deux à trois cents anarchistes et socialistes, précédés d’un drapeau rouge, reviennent d’un meeting qui s’est tenu à Bruxelles, place Saint-Georges, et se disposent à rentrer en ville par la rue de Namur lorsqu’ils se mettent à huer le roi [Léopold II].

Quelque temps plus tard, l’anarchiste Gille est arrêté et traduit devant la Cour d’Assises du Brabant. Sa défense, vendue au prix de deux centimes lors des meetings de juin 1889, est révélatrice de l’amalgame créé par la police et par la justice entre anarchie et républicanisme, l’argument d’offense à la monarchie étant un excellent prétexte pour se débarrasser de tous les opposants politiques.

 

             DÉFENSE DE L’ANARCHISTE GILLE

                              devant la Cour d’Assises du Brabant

 

 

Messieurs,

Si j’avais réellement pris part à la manifestation antiroyaliste du deux décembre, croyez-le bien, je n’hésiterais pas un seul instant à le dire. Je suis d’un parti qui, vous le savez sans doute, n’a pas l’habitude de reculer devant la responsabilité de ses actes.

Mais je n’ai pas à accepter une responsabilité qui ne me revient pas, et je dois à la vérité et à mon honneur d’anarchiste de vous dire : « Non, je n’ai pas poussé le cri qu’on me prête ! »

Ce n’est certes pas par respect de la majesté royale que je me suis abstenu ; car si, comme anarchiste, je professe le plus large respect de la personne d’autrui, je n’ai que de la haine pour l’autorité sous quelque forme qu’elle se manifeste.

Mais en raison, précisément, de mon caractère d’anarchiste, pouvais-je prendre part à cette manifestation qui n’avait en somme qu’une portée républicaine ? –C’est là que l’instruction aurait dû se demander avant d’accueillir la dénonciation suspecte d’un mouchard en quête de galons.

Il aurait suffi, en effet, de se rendre compte des principes que je professe pour apercevoir le caractère contradictoire de l’accusation et pour se dire que logiquement je n’ai pas pu prendre part à une manifestation politique.

Mais voilà : j’ai refusé de répondre à l’instruction, et avec une désinvolture admirable on a conclu que je ne pouvais pas répondre, et que l’occasion était belle de se débarrasser d’un anarchiste !

Eh bien ! Messieurs, on s’est trompé, on a été trop vite en beau chemin, -et vous en conviendrez facilement : pour la question de fait vous avez entendu les témoins. Et je pense que vous êtes édifiés. Il reste la question de logique ; et je veux vous démontrer par l’absurde l’inanité de l’accusation.

Qui suis-je ? Messieurs - Un anarchiste, l’ennemi juré de toute politique, un adepte fervent de la Révolution Sociale.

Eh bien, Messieurs, je vous le demande, n’est-il pas contradictoire, absurde et insensé de me soupçonner même un seul instant d’avoir participé à une manifestation politique ?...Je n’ai rien à voir à toutes ces balançoires !

A la bonne heure, s’il s’agissait du pillage d’un entrepôt ou d’un magasin de vêtements par exemple, et du partage entre les nécessiteux des objets accumulés là à leur détriment !

Je comprendrais qu’on pût alors se dire que j’en étais : car de toutes les institutions de l’Autorité, il y en a une qui est le centre et que nous visons pour frapper au cœur la Société Bourgeoise  : c’est la Propriété , ce droit terrible, qui fait qu’un homme dispose à son gré du travail et de la vie de ses semblables, sous le beau prétexte qu’il est le maître du fruit de ses œuvres, alors qu’en réalité il n’a rien fait tout seul et qu’il n’aurait pas même pu vivre sans le concours solidaire de tous.

La guerre à la Propriété , l’Expropriation ;-voilà notre programme !

Qu’on m’accuse donc, à l’occasion, de lèse-propriété ; mais qu’on me laisse tranquille avec la majesté royale !

Car Messieurs, il faut bien distinguer : dans le grand mouvement révolutionnaire qui nous emporte, il y a deux courants bien distincts : celui qui tend à la Révolution politique, et celui qui nous mène à la Révolution économique, à la Révolution Sociale.  

Au premier se rattachent tous ceux, qui encore imbus du préjugé de l’Etat, n’ont pour but immédiat que de supplanter les puissants du jour, de saisir le Pouvoir et d’en faire leur instrument.

Ceux-là constituent le parti démocratique avec toutes ses nuances, et c’est à la forme politique qu’ils en veulent.

Les autres, sortant de l’ornière gouvernementale, niant l’autorité sous toutes ses formes, marchant, en un mot dans les voies de l’Histoire, veulent renverser l’État, en s’attaquant directement à sa base économique.

Ils forment le grand parti anarchiste, auquel j’ai l’honneur d’appartenir, et l’objet constant de leurs assauts, c’est le principe économique, la Propriété.

Or voilà au sein d’une cohue d’un millier de révolutionnaires, une manifestation politique qui se produit ; et, sans s’occuper de ces « questions secondaires » sur la dénonciation d’un individu qui fait métier de nous vendre, on met la main dans le tas, et on prend…, un anarchiste ?- Il faut avouer que c’est malheureux !

Car enfin il est bien évident qu’un anarchiste n’avait rien à faire dans cette galère ! Nous qui voulons l’abolition de l’État, qu’avons-nous à nous occuper de la couronne de l’édifice ? C’est l’affaire des politiciens !

Quant à nous, c’est pour une œuvre plus radicale que nous réservons nos efforts : nous savons la vérité de cette grande loi, reconnue et proclamée par toute la Sociologie moderne, que c’est du régime économique que dépend toute la vie sociale. Nous savons que c’est la Propriété qui est le pivot de l’ordre bourgeois ; et c’est là que nous portons nos coups : nous attaquons la bourgeoisie par la base.

Que d’autres s’amusent, s’ils veulent, à tailler l’arbre, à le greffer, à crier à la République  : nous autres, nous voulons l’abattre, et c’est au pied que nous frapperons.

De toutes leurs querelles de politiciens nous n’avons cure, et ce n’est pas moi qui me mêlerais à une manifestation républicaine !

Nous les avons vus à l’œuvre les républicains : en France, en Suisse, en Amérique, en tout et partout aussi bourgeois, aussi égoïstes que les autres !

Et je serais républicain… !

Allons donc ! Ne me déshonorez pas, M. le procureur général.

Car c’est bien là, en fin de compte qu’aboutit l’accusation : me faire passer, moi, l’anarchiste, l’irréconciliable ennemi du principe même de l’État pour un pauvre petit républicain rétrécissant son idéal à l’objectif étroit d’un changement de maîtres et de je ne sais quelle révision constitutionnelle !

C’est mon devoir de protester.

Non, Messieurs, je ne suis pas républicain. Je n’ai pas la naïve illusion de croire qu’il suffit de changer la forme de gouvernement pour avoir la liberté. Je ne crois pas en l’État ; et pour moi République ou Monarchie c’est bonnet blanc et blanc bonnet.

Voilà pourquoi, Messieurs, je n’ai pas pris part à la manifestation antiroyaliste du deux décembre. Voilà pourquoi j’attends de vous un verdict d’acquittement ; car je pense que vous devez être convaincus que l’instruction a fait fausse route, et que M. le procureur général, en établissant son accusation contre moi, a prouvé tout simplement qu’il ne sait pas ce qu’est un anarchiste.

 

 

Piqué dans « Les faces cachées de la monarchie belge » publiées en 1991, en coédition par la revue Contradictions et la revue Toudi

 


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