Le 2 décembre 1888, deux à trois cents anarchistes et socialistes, précédés d’un drapeau rouge, reviennent d’un meeting qui s’est tenu à Bruxelles, place Saint-Georges, et se disposent à rentrer en ville par la rue de Namur lorsqu’ils se mettent à huer le roi [Léopold II].
Quelque temps plus tard,
l’anarchiste Gille est arrêté et traduit devant
DÉFENSE DE L’ANARCHISTE GILLE
devant
Messieurs,
Si j’avais réellement pris part à la manifestation antiroyaliste du deux décembre, croyez-le bien, je n’hésiterais pas un seul instant à le dire. Je suis d’un parti qui, vous le savez sans doute, n’a pas l’habitude de reculer devant la responsabilité de ses actes.
Mais je n’ai pas à accepter une responsabilité qui ne me revient pas, et je dois à la vérité et à mon honneur d’anarchiste de vous dire : « Non, je n’ai pas poussé le cri qu’on me prête ! »
Ce n’est certes pas par respect de la majesté royale que je me suis abstenu ; car si, comme anarchiste, je professe le plus large respect de la personne d’autrui, je n’ai que de la haine pour l’autorité sous quelque forme qu’elle se manifeste.
Mais en raison, précisément, de mon caractère d’anarchiste, pouvais-je prendre part à cette manifestation qui n’avait en somme qu’une portée républicaine ? –C’est là que l’instruction aurait dû se demander avant d’accueillir la dénonciation suspecte d’un mouchard en quête de galons.
Il aurait suffi, en effet, de se rendre compte des principes que je professe pour apercevoir le caractère contradictoire de l’accusation et pour se dire que logiquement je n’ai pas pu prendre part à une manifestation politique.
Mais voilà : j’ai refusé de répondre à l’instruction, et avec une désinvolture admirable on a conclu que je ne pouvais pas répondre, et que l’occasion était belle de se débarrasser d’un anarchiste !
Eh bien ! Messieurs, on s’est trompé, on a été trop vite en beau chemin, -et vous en conviendrez facilement : pour la question de fait vous avez entendu les témoins. Et je pense que vous êtes édifiés. Il reste la question de logique ; et je veux vous démontrer par l’absurde l’inanité de l’accusation.
Qui suis-je ? Messieurs -
Un anarchiste, l’ennemi juré de toute politique, un adepte fervent de
Eh bien, Messieurs, je vous le demande, n’est-il pas contradictoire, absurde et insensé de me soupçonner même un seul instant d’avoir participé à une manifestation politique ?...Je n’ai rien à voir à toutes ces balançoires !
A la bonne heure, s’il s’agissait du pillage d’un entrepôt ou d’un magasin de vêtements par exemple, et du partage entre les nécessiteux des objets accumulés là à leur détriment !
Je comprendrais qu’on pût
alors se dire que j’en étais : car de toutes les institutions de
l’Autorité, il y en a une qui est le centre et que nous visons pour frapper
au cœur
La guerre à
Qu’on m’accuse donc, à l’occasion, de lèse-propriété ; mais qu’on me laisse tranquille avec la majesté royale !
Car Messieurs, il faut bien
distinguer : dans le grand mouvement révolutionnaire qui nous emporte, il
y a deux courants bien distincts : celui qui tend à
Au premier se rattachent tous ceux, qui encore imbus du préjugé de l’Etat, n’ont pour but immédiat que de supplanter les puissants du jour, de saisir le Pouvoir et d’en faire leur instrument.
Ceux-là constituent le parti démocratique avec toutes ses nuances, et c’est à la forme politique qu’ils en veulent.
Les autres, sortant de l’ornière gouvernementale, niant l’autorité sous toutes ses formes, marchant, en un mot dans les voies de l’Histoire, veulent renverser l’État, en s’attaquant directement à sa base économique.
Ils forment le grand parti
anarchiste, auquel j’ai l’honneur d’appartenir, et l’objet constant de
leurs assauts, c’est le principe économique,
Or voilà au sein d’une cohue d’un millier de révolutionnaires, une manifestation politique qui se produit ; et, sans s’occuper de ces « questions secondaires » sur la dénonciation d’un individu qui fait métier de nous vendre, on met la main dans le tas, et on prend…, un anarchiste ?- Il faut avouer que c’est malheureux !
Car enfin il est bien évident qu’un anarchiste n’avait rien à faire dans cette galère ! Nous qui voulons l’abolition de l’État, qu’avons-nous à nous occuper de la couronne de l’édifice ? C’est l’affaire des politiciens !
Quant à nous, c’est pour une
œuvre plus radicale que nous réservons nos efforts : nous savons la vérité
de cette grande loi, reconnue et proclamée par toute
Que d’autres s’amusent,
s’ils veulent, à tailler l’arbre, à le greffer, à crier à
De toutes leurs querelles de politiciens nous n’avons cure, et ce n’est pas moi qui me mêlerais à une manifestation républicaine !
Nous les avons vus à l’œuvre les républicains : en France, en Suisse, en Amérique, en tout et partout aussi bourgeois, aussi égoïstes que les autres !
Et je serais républicain… !
Allons donc ! Ne me déshonorez pas, M. le procureur général.
Car c’est bien là, en fin de compte qu’aboutit l’accusation : me faire passer, moi, l’anarchiste, l’irréconciliable ennemi du principe même de l’État pour un pauvre petit républicain rétrécissant son idéal à l’objectif étroit d’un changement de maîtres et de je ne sais quelle révision constitutionnelle !
C’est mon devoir de protester.
Non, Messieurs, je ne suis pas républicain. Je n’ai pas la naïve illusion de croire qu’il suffit de changer la forme de gouvernement pour avoir la liberté. Je ne crois pas en l’État ; et pour moi République ou Monarchie c’est bonnet blanc et blanc bonnet.
Voilà pourquoi, Messieurs, je n’ai pas pris part à la manifestation antiroyaliste du deux décembre. Voilà pourquoi j’attends de vous un verdict d’acquittement ; car je pense que vous devez être convaincus que l’instruction a fait fausse route, et que M. le procureur général, en établissant son accusation contre moi, a prouvé tout simplement qu’il ne sait pas ce qu’est un anarchiste.
Piqué dans « Les faces cachées de la monarchie belge »
publiées en 1991, en coédition par la revue Contradictions et la revue Toudi