Tempo

 

 

 

 

 

 

 

 
Nouvelle

 

PF 2009

  

 

 

 


 

J'ai du soulever les sourcils ou faire la moue. Ou peut-être bien les deux en même temps. Vraisemblablement, je n'avais pas su dissimuler mon agacement.

Il faut dire que Gazza ne m'avait pas habitué à ce genre de situation.

 

Il s'est confortablement reculé dans sa chaise les coudes sur le bord de la table, son menton dans les mains, et il s'est mis à me fixer, sans broncher, comme pour attendre le début d'un bon film.

Ses lunettes noires auraient du me pétrifier. Elles étaient sensées le faire. J'avoue qu'elles étaient à deux doigts d'y parvenir.

Qui aurait pu imaginer un instant que je me serais retrouvé coincé par un truc comme ça.

Même Sylvio, sur le lit du dessus, abandonna un instant sa bande dessinée pour voir un peu ce qui se passait. Rien ne se passait. Tant que je ne bronchais pas, la planète entière restait paralysée. Et rien n'y changerait quoi que ce soit. Ni Gazza avec ses lunettes de soleil, ni Sylvio avec ses hochements d'épaules. Rien.

 

Je sentais qu'un sale rictus me tordait la lèvre mais je n'y pouvais rien. Il fallait que je me décide. La porte a couiné comme un chien malade.

 

— Extinction dans dix minutes !…Extinction les gars !.. Dans dix minutes…

 

La porte  re-couina en sens inverse. Gazza lâcha un soupir de dépit. J'ai cru entendre « merde ». On se salua vaguement et il sortît frustré.

 

Sûr qu'il était frustré. Quant à moi, évanoui le rictus, débloquée la respiration, je reprenais des couleurs. Je le sentais. La nuit m'offrait huit heures de  réflexion et je n'étais pas du genre à laisser passer une occasion pareille.

 

Sylvio, comme d'habitude, fut le premier à se jeter sur le lavabo. Sa bouche débordante de dentifrice tenta d'écumer quelques réflexions à mon intention. Comme quoi ça n'était pas pensable, que je  me conduisais comme un débutant, que j'avais été plutôt décevant, que lui Sylvio, si il avait été à ma place...

— Je me serais déjà lavé les dents...! coupé-je en lui tendant une cigarette fraîchement roulée manière de le faire activer.

 

Et puis deux tours de clefs diaboliques métallisèrent le silence. La serrure crissa comme une voix éraillée d'avoir trop chanté. Le temps se figea et nous restâmes un moment sans rien dire. Comme chaque soir depuis cinq ans.

 

Cinq ans trois mois et seize jours.

 

J'ai enfin pris possession du lavabo tandis que Sylvio étendait une paire de  chaussettes légèrement propres.

 

— Tu sais à quoi j'ai pensé en te voyant...? il a barbouillé entre ses dents et la pince à linge... Un singe qui examine une machine à calculer...!

 

— Il m'a surpris. C'est tout ! Je ne me lance pas à l'aventure comme ça.

 

Il a agité la main d'un air de dégoût comme pour ne plus écouter mes sornettes et il a glissé une vieille cassette d'un vieux Clapton dans son vieux Philips. On s'est allongé. Lui en haut, moi en bas. Une vie de château paraît-il.

Il faut admettre que le système s'était radouci pour les bonnes conduites. Appareils électriques à piles, tabac, et depuis quelques temps, le couloir. On  pouvait, de neuf à onze heures et de quinze à dix sept, aller et venir librement d'une cellule à l'autre.

Alors on allait et venait.

Souvent sans but. Juste pour marcher. Pour changer de voix, de visage. Pour changer de déco. Pour montrer aux autres qu'on était toujours vivant.

Pour être sûr qu'on était toujours vivant.

 

— Je te jure ! un singe...! a chuchoté Sylvio.

 

J'ai souri en moi même. La lumière s'est éteinte comme un ballon de baudruche qui explose. Pas le temps d'accommoder. Clic, Sylvio a allumé sa lampe de poche, discrètement.

— Tu dors.. .? il a demandé.

       — Non. Je pense... à partir de demain, je vais faire du Yoga...

 

Sa  tignasse est apparue par dessus le rebord du lit. Il me braquait sa lampe en pleine figure.

—   Manquait plus que ça... ! Remarque ça pourra peut-être t'apprendre la concentration...!

       —        Ouais vieux…C'est ça justement que je veux apprendre… la concentration !...

 

Il     a éteint.

 

Quelques secondes à peine et j'ai pu distinguer le repli blanchâtre de la lune à travers les chaussettes suspendues pendant que la cassette terminait Just one night. Je me suis senti d'attaque. Demain Gazza. C'était tout ce qui comptait. Gazza et ses lunettes de soleil. Je n'allais pas lui laisser un moment de répit.

Restreindre, bloquer, détruire. C'est moi qui lui avais appris ça, tout au début. Et aujourd'hui c'est lui qui me mettait la tête dans le sac.

 

*

*    *

 

Il était  arrivé un dimanche de juin. J'avais préféré rester là plutôt que le sport. Trop chaud, trop     lourd. Je ne parvenais même pas à imaginer les autres tordus courir après un ballon par un temps pareil.

La   porte de la cellule était grande ouverte et le courant d'air ne servait à rien. Il se collait aussitôt à la moiteur poisseuse de l'orage en suspend. J'étais seul.

 

J'ai entendu le bruit des clefs dans le couloir et le coulissement rugueux de la grille m'a fait lever la tête.

 

Il     se tenait de dos, son baluchon en vrac sur 1'épaule.

 

Tout est en vrac quand on change de bloc. Même l'esprit. On a beau se sentir le coeur satisfait de se retrouver chez les B, on n'en est pas moins inquiet et désemparé.

 

— Cellule dix-huit ! Lança le chef.

 

Sûrement Gazza était inquiet et désemparé. Inquiet comme par l'impression d'avoir oublié quelque chose d'inoubliable dans le bloc A. Désemparé par la perspective de gestes, de visages de paroles et d'odeurs auxquels il allait falloir s'habituer. Alors, 1'esprit tout en vrac, on suit le maton sans avoir vraiment le temps de réaliser qu'ici les cellules sont ouvertes sur le couloir.

 

Les pas se sont estompés vers le fond de la passerelle. Il n'y avait plus personne devant ma porte.

 

Alors, genre Penseur moite de Rodin, assis sur le rebord du lit, le coude planté dans la cuisse, j'ai replongé dans mon ouvrage sur le tabouret devant moi.

J'ai entendu tonner. Trop loin pour que le ruban d'air tiède qui me léchait le dos ne puisse me donner un peu d'espoir.

 

— Cavalier prend e6… !

 

Je n'ai pas sursauté, j'ai explosé intérieurement !

 

— Cavalier d4 prend e6… a répété Gazza.

 

Il n'avait pas franchi le seuil de la porte. Il se tenait légèrement courbé, genre domestique obséquieux, les mains dans le dos, sourire affirmatif.

 

Je me questionnais. Comment un cavalier aussi intelligent n'avait pas osé entrevoir une telle prise.

Ça a craqué au loin.

Du revers de la main, je me suis écrasé une goutte de sueur sous le menton.

Il glissa un pied. Je l'ai vu du coin de l'oeil. Je faisais toujours mine d'examiner l'échiquier.

 

Dans le tond, cette intrusion m'était bénéfique. Le  ciel était carrément couvert. Presque noir. Et je n'avais rien remarqué. Ça faisait une heure au moins que la situation n'avait pas bougé et j'aurais fini par  m'esquinter la vue. J'allais demander au gardien l'autorisation de prendre une douche.

 

Il s'est approché davantage.

 

—   Je m'appelle Gazza...

 

Je n' ai pas osé lui répondre que je m'en foutais, qu'il m'emmerdait avec son coup de cavalier, que ça faisait perdre un tempo et qu'avec la position des blancs, mieux valait développer une pièce supplémentaire.

 

A mon tour je me suis présenté. Nous nous serrâmes des mains humides.

 

— Je vais prendre une douche, j'ai dit en m'étirant... avec ce temps...! Tu  peux rester si tu veux voir pour le cavalier... Je crois pas mais à toi de voir... A mon avis il faut pousser le fou… Je sais pas... Bon... Je vais demander pour une douche… Il faut demander pour une douche...

 

C'est comme ça qu'on s'est connus avec Gazza.

Quand je suis revenu dégoulinant, il était toujours là. Dubitatif assis sur mon lit, fixant l'échiquier. Et puis il s'est décidé à lever la tête vers moi.

- Je pense que tu as raison. Il a fait. Le cavalier c'est une mauvaise idée. Il faut propulser le fou dans l'aventure.

 

Et on s'y est mis tous les deux, à examiner cette partie que j'avais entamée contre moi-même depuis plusieurs jours. Sans doute qu'elle durerait plusieurs jours encore. On avait le temps. Rien ne pressait.

 

 

Sylvio arriva en sifflotant et lança :

- Tiens, y'a un deuxième Bobby Fischer chez les B maintenant !? Enfin des vraies parties ! Faudra demander une pendule. Vous ferez des heu… des friz… Ça ira plus vite…

- DES BLITZ !!! on a dit en même temps avec Gazza.

 

*

*    *

 

Le hasard de cette rencontre directe et amicale avait évité à Gazza de goûter plus âprement à l'humour de Sylvio. Il n'avait pas subi les désagréments du RITE de LA CELLULE.

 

Sacré Sylvio. Il  y a deux ans de ça, il avait fait la demande d'une  cellule secondaire et il avait fini par l'obtenir. Son antre. Et il en possédait  la clef ! Et il la fermait lui même de l'extérieur comme un maton.

Pire qu'un maton. A n'importe qu'elle heure de la  Journée. Entrée interdite au public comme il dit. Et donc on le voit siffloter et rouler les mécaniques  dans le couloir en faisant virevolter son trousseau de  clefs. Exactement pire qu'un maton. Il nargue les nouveaux venus qui se méfient de lui. Sylvio c'est le « caïd » c'est sûr. ! Alors les bleus passent leur temps et leur bonne conduite à éviter Sylvio sous peine de retomber au bloc A. Et ils se le demandent souvent les bleus, si ils ne vont pas y retomber au bloc A.

 

Imagine-le Sylvio entamer son manège, jouer des hanches, balancer des clins d'œil à tire l'arigot. L'araignée tisse sa toile. Il choisit sa victime, un « bonne-conduite » tout frais moulu, et l'invite à le rejoindre. Sans équivoque le caïd. Il lui offre une  cigarette et l'allume langoureusement. En principe l'autre pâlit, tombe en sueur, cherche quelqu'un à qui se confier, une âme compatissante, un ange  bienfaiteur parmi les surveillants, mais rien n'y fait. Sylvio tournoie autour de son protégé. Il lui prend amoureusement un bras ou les épaules. Le nouveau voudrait hurler. Le caïd lui chuchote des trucs tout bas dans le  cou et commence à l'entraîner insensiblement vers la cellule. SA cellule.

 

Un couple.

 

Les autres détenus ne peuvent qu'approuver, attendris, et le pauvre type regrette le bloc A.

Sylvio finit par sortir sa clef. Il la polit fait mine de souffler un brin de limaille et sourit. Il ouvre.

Généralement, quand le gars n'est pas cardiaque, il s'en sort.

 

— Tu vois, s'exclame  Sylvio, celle-là c'est ma dernière toile...

 

A coup sûr, le nouveau venu s'éponge et réclame une autre cigarette.

 

— Si heu.. je comprends bien.. t'es peintre...?'.

A partir de là, Sylvio, intarissable, pouvait tenir des heures entières à travers de larges exposés lyriques sur l'impressionnisme.

Surtout Van Gogh. Exalté. Il était même allé à s'être coupé un morceau d'oreille. Comme ça. Juste pour voir.

 

Chaque jour, après les travaux obligatoires de l'après-midi, il se précipitait dans son atelier et on ne le voyait réapparaître que trois heures après, à  la sonnerie du dîner. Trop court trois heures. La dispense du repas lui avait été refusée mais il s'était mis dans l'idée que le temps lui donnerait sa revanche.

 

J'aimais bien ce qu'il faisait Sylvio.

 

Tout le monde aimait bien ce qu'il faisait. Surtout les nouveaux venus, soulagés qu'ils étaient d'avoir échappé à une quelconque sodomie. Ils ne pouvaient pas faire moins que de prêter une attention extasiées à ses oeuvres, sans avoir conscience à cet instant là d'un autre soulagement bien plus intense dont ils resteraient longtemps redevables au pseudo caïd et à sa sombre machination.

L'humour.

 

La redécouverte de l'humour. Aussi noir soit-il. Le seul sens qui puisse encore nous rattacher au monde des humains quand tous les autres sens ont été annihilés.

Le seul qui puisse réduire l'homme à sa juste mesure. Celle de sa liberté intérieure.

Le seul qu'il faut à tout prix préserver, ici, entre ces murailles, où tout fane plus vite qu'un coquelicot décapité par un quinze tonnes sur la berne d'une autoroute.

 

*

*    *

 

De nous trois, c'est Sylvio qui fut libéré le premier, il y a de ça un peu plus de quatre ans. Il nous laissa une toile au choix en nous disant que non seulement c'était un souvenir, mais qu'aussi, quand il serait devenu célèbre, ça pourrait toujours nous faire du pognon s'il y avait urgence.

Pendant plus d'une année, il nous rendit visite deux fois par mois. Il commençait à faire quelques modestes expositions, il vendait un peu. Ça commençait à venir, ça lui permettait de vivre. Puis un jour, on ne l'a plus revu au parloir.

Avec Gazza, on se disait qu'il devait certainement exposer à l'étranger, qu'il devait être très pris, que ça devait marcher fort pour lui.

       Quelques mois après la sortie de Sylvio, c'est Gazza qui a obtenu la conditionnelle, et les procédures d'extradition ayant fonctionné pratiquement en même temps, il a été reconduit dans son pays d'origine sans modification de peine.

       J'ai reçu plusieurs lettres de lui. La dernière, qui date quand même d'un an et demi, est remplie de bonnes nouvelles. Il venait de trouver un travail de manutentionnaire et surtout de fonder une petite école d'échecs. Il espérait bien sortir quelques futurs champions et souhaitait vivement qu'on se retrouve.

 

 

Quant à moi, j'ai rassemblé mes affaires car je sors demain.

 

*

*    *

 

Un an plus tard (juin 2009).

 

Sylvio, n'a pas eu le temps d'avoir le succès escompté. Il a été retrouvé au volant de sa voiture, deux balles dans la tête. D'après l'enquête, ce serait un règlement de compte.

 

Gazza a effectivement sorti un champion régional de son école d'échecs. Mais nous ne ferons pas de partie ensemble. Un cancer foudroyant l'a emporté.

 

 

 

Je ne sais pas ce que je vais devenir.

 

PALEF

FIN


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