Du
principe d'autorité[1]
Pierre-Joseph Proudhon
Voici
comment, passé la tempête révolutionnaire de 1848, Proudhon en tire les leçons
: une condamnation sans appel de l'État et du pouvoir.
Le préjugé gouvernemental
La forme sous laquelle les
premiers hommes ont conçu l'ordre dans la société est la forme patriarcale ou
hiérarchique, c'est-à-dire, en principe, l'autorité, en action, le
gouvernement. La justice, qui plus tard a été distinguée en distributive et
commutative, ne leur est apparue d'abord que sous la première face : un supérieur
rendant à des inférieurs ce qui leur revient à chacun.
L'idée gouvernementale naquit
donc des moeurs de famille et de l'expérience domestique : aucune protestation
ne se produisit alors, le gouvernement paraissant aussi naturel à la société
que la subordination entre le père et ses enfants. C'est pourquoi M. de Bonald
a pu dire, avec raison, que la famille est l'embryon de l'État, dont elle
reproduit les catégories essentielles : le roi dans le père, le ministre dans
la mère, le sujet dans l'enfant. C'est pour cela aussi que les socialistes
fraternitaires, qui prennent la famille pour élément de la société, arrivent
tous à la dictature, forme la plus exagérée du gouvernement. L'administration
de M. Cabet, dans ses États de Nauvoo, en est un bel exemple. Combien de temps
encore nous faudra-t-il pour comprendre cette filiation d'idées ? La conception
primitive de l'ordre par le gouvernement appartient à tous les peuples : et si,
dès l'origine, les efforts qui ont été faits pour organiser, limiter,
modifier l'action du pouvoir, l'approprier aux besoins généraux et aux
circonstances, démontrent que la négociation était impliquée dans
l'affirmation, il est certain qu'aucune hypothèse rivale n'a été émise ;
l'esprit est partout resté le même. A mesure que les nations sont sorties de
l'état sauvage et barbare, on les a vues immédiatement s'engager dans la voie
gouvernementale, parcourir un cercle d'institutions toujours les mêmes, et que
tous les historiens et publicistes rangent sous ces catégories, succédanées
l'une à l'autre, monarchie, aristocratie, démocratie.
Mais voici qui est plus grave.
Le préjugé gouvernemental pénétrant
au plus profond des consciences, frappant la raison de son moule, toute
conception autre a été pendant longtemps rendue impossible, et les plus hardis
parmi les penseurs en sont venus à dire que le gouvernement était un fléau
sans doute, un châtiment pour l'humanité, mais que c'était un mal nécessaire.
Voilà pourquoi, jusqu'à nos
jours, les révolutions les plus émancipatrices, et toutes les effervescences
de la liberté, ont abouti constamment à un acte de foi et de soumission au
pouvoir; pourquoi toutes les révolutions n'ont servi qu'à reconstituer la
tyrannie : je n'en excepte pas plus la Constitution de 93 que celle de 1848, les
deux expressions les plus avancées, cependant, de la démocratie française.
Ce qui a entretenu cette prédisposition
mentale et rendu la fascination pendant si longtemps invincible, c'est que, par
suite de l'analogie supposée entre la société et la famille, le gouvernement
s'est toujours présenté aux esprits comme l'organe naturel de la justice, le
protecteur du faible, le conservateur de la paix. Par cette attribution de
providence et de haute garantie, le gouvernement s'enracinait dans les coeurs
autant que dans les intelligences. Il faisait partie de l'âme universelle ; il
était la foi, la superstition intime, invincible des citoyens. Qu'il lui arrivât
de faiblir, on disait de lui, comme de la religion et de la propriété : ce
n'est pas l'institution qui est mauvaise, c'est l'abus. Ce n'est pas le roi qui
est méchant, ce sont ses ministres. " Ah ! si le roi savait !"
Ainsi, à la donnée hiérarchique
et absolutiste d'une autorité gouvernante, s'ajoutait un idéal parlant à l'âme
et conspirant incessamment contre l'instinct d'égalité et d'indépendance :
tandis que le peuple, à chaque Révolution, croyait réformer, suivant les
inspirations de son coeur, les vices de son gouvernement, il était trahi par
ses idées mêmes ; en croyant mettre le pouvoir dans ses intérêts, il l'avait
toujours, en réalité, contre soi ; au lieu d'un protecteur, il se donnait un
tyran.
L'expérience montre, en effet,
que partout et toujours le gouvernement, quelque populaire qu'il ait été à
son origine, s'est rangé du côté de la classe la plus éclairée et la plus
riche contre la plus pauvre et la plus nombreuse ; qu'après s'être montré
quelque temps libéral, il est devenu peu à peu exceptionnel, exclusif ; enfin,
qu'au lieu de soutenir la liberté et l'égalité entre tous, il a travaillé
obstinément à les détruire, en vertu de son inclination naturelle au privilège.
(...) La négation
gouvernementale, qui est au fond de l'utopie de Morelly ; qui jeta une lueur,
aussitôt étouffée, à travers les manifestations sinistres des enragés et
des hébertistes ; qui serait sortie des doctrines de Babeuf, si Babeuf avait su
raisonner et détruire son propre principe : cette grande et décisive négation
traversa, incomprise, tout le XVIIIe siècle.
Mais une idée ne peut périr :
elle renaît toujours de sa contradictoire. (...) De cette plénitude de l'évolution
politique surgira, à la fin, l'hypothèse opposée; le gouvernement, s'usant
tout seul, enfantera, comme son postulé historique, le Socialisme.
Ce fut Saint-Simon qui, le
premier, dans un langage timide, et avec une conscience obscure encore,
ressaisit la filière :
"L'espèce humaine, écrivait-il
dès l'année 1818, a été appelée à vivre d'abord sous le régime
gouvernemental et féodal ;
"Elle a été destinée à
passer du régime gouvernemental ou militaire sous le régime administratif ou
industriel, après avoir fait suffisamment de progrès dans les sciences
positives et dans l'industrie ;
"Enfin, elle a été soumise
par son organisation à essuyer une crise longue et violente, lors de son
passage du système militaire au système pacifique.
"L'époque actuelle est une
époque de transition :
"La crise de transition a été
commencée par la prédication de Luther : depuis cette époque, la direction
des esprits a été essentiellement critique et révolutionnaire."
(...) Tout Saint-Simon est dans
ces quelques lignes, écrites du style des prophètes, mais d'une digestion trop
rude pour l'époque où elles furent écrites, d'un sens trop condensé pour les
jeunes esprits qui s'attachèrent les premiers au noble novateur.
(...) Qu'a voulu dire Saint-Simon
?
Du moment où, d'une part, la
philosophie succède à la foi et remplace l'ancienne notion du gouvernement par
celle de contrat; où, d'un autre côté, à la suite d'une Révolution qui
abolit le régime féodal, la société demande à développer, harmoniser ses
puissances économiques : de ce moment-là il devient inévitable que le
gouvernement, nié en théorie, se détruise progressivement dans l'application.
Et quand Saint-Simon, pour désigner ce nouvel ordre de choses, se conformant au
vieux style, emploie le mot de gouvernement accolé à l'épithète
d'administratif ou industriel, il est évident que ce mot acquiert sous sa plume
une signification métaphorique ou plutôt analogique, qui ne pouvait faire
illusion qu'aux profanes. Comment se tromper sur la pensée de Saint-Simon en
lisant le passage, plus explicite encore, que je vais citer :
" Si l'on observe la marche
que suit l'éducation des individus, on remarque, dans les écoles primaires,
l'action de gouverner comme étant la plus forte ; et dans les écoles d'un rang
plus élevé, on voit l'action de gouverner les enfants diminuer toujours
d'intensité, tandis que l'enseignement joue un rôle de plus en plus important.
Il en a été de même pour l'éducation de la société. L'action militaire,
c'est-à-dire féodale (gouvernementale), a dû être la plus forte à son
origine ; elle a toujours dû acquérir de l'importance ; et le pouvoir
administratif doit nécessairement finir par dominer le pouvoir militaire."
À ces extraits de Saint-Simon il
faudrait joindre sa fameuse Parabole, qui tomba, en 1819, comme une hache sur le
monde officiel, et pour laquelle l'auteur fut traduit en cour d'assises le 20 février
1820 et acquitté. L'étendue de ce morceau, d'ailleurs trop connu, ne nous
permet pas de le rapporter.
La négation de Saint-Simon, comme
l'on voit, n'est pas déduite de l'idée de contrat, que Rousseau et ses
sectateurs avaient depuis quatre-vingts ans corrompue et déshonorée ; elle découle
d'une autre intuition, tout expérimentale et, a posteriori, telle qu'elle
pouvait convenir à un observateur des faits. Ce que la théorie du contrat,
inspiration de la logique providentielle, aurait dès le temps de Jurieu fait
entrevoir dans l'avenir de la société, à savoir la fin des gouvernements,
Saint-Simon, paraissant au plus fort de la mêlée parlementaire, le constate,
lui, d'après la loi des évolutions de l'humanité. Ainsi, la théorie du droit
et la philosophie de l'histoire, comme deux jalons plantés l'un au-devant de
l'autre, conduisaient l'esprit vers une Révolution inconnue : un pas de plus,
nous touchons à l'événement.
(...) Le XVIIIe siècle, je crois
l'avoir surabondamment établi, s'il n'avait été dérouté par le républicanisme
classique, rétrospectif et déclamatoire de Rousseau, serait arrivé, par le développement
de l'idée de contrat, c'est-à-dire par la voie juridique, à la négation du
gouvernement.
Cette négation, Saint-Simon l'a déduite
de l'observation historique et de l'éducation de l'humanité.
Je l'ai conclue à mon tour, s'il
m'est permis de me citer en ce moment où je représente seul la donnée révolutionnaire,
de l'analyse des fonctions économiques et de la théorie du crédit et de l'échange.
Je n'ai pas besoin, je le pense, pour établir cette tierce aperception, de
rappeler les divers ouvrages et articles où elle se trouve consignée : ils
ont, depuis trois ans, obtenu assez d'éclat.
Ainsi l'Idée, semence
incorruptible, passe à travers les âges, illuminant de temps à autre l'homme
dont la volonté est bonne, jusqu'au jour où une intelligence que rien
n'intimide, la recueille, la couve, puis la lance comme un météore sur les
masses électrisées.
L'idée de contrat, sortie de la Réforme
en opposition à celle de gouvernement, a traversé le XVIIe et le XVIIIe siècle,
sans qu'aucun publiciste la relevât, sans qu'un seul révolutionnaire l'aperçût.
Tout ce qu'il y eut de plus illustre dans l'Église, la philosophie, la
politique, s'entendit au contraire pour la combattre. Rousseau, Sieyès,
Robespierre, Guizot toute cette école de parlementaires, ont été les
porte-drapeau de la réaction. Un homme, bien tard averti par la dégradation du
principe directeur, remet en lumière l'idée jeune et féconde :
malheureusement le côté réaliste de sa doctrine trompe ses propres disciples
; ils ne voient pas que le producteur est la négation du gouvernant, que
l'organisation est incompatible avec l'autorité; et pendant trente ans encore
on perd de vue la formule.
(...) L'idée anarchique est à
peine implantée dans le sol populaire, qu'il se trouve aussitôt de soi-disant
conservateurs pour l'arroser de leurs calomnies, l'engraisser de leurs
violences, la chauffer sous les vitraux de leur haine, lui prêter l'appui de
leurs stupides réactions. Elle a levé aujourd'hui, grâce à eux, l'idée
antigouvernementale, l'idée du travail, l'idée du contrat ; elle croit, elle
monte, elle saisit de ses vrilles les sociétés ouvrières; et bientôt, comme
la petite graine de l'Évangile, elle formera un arbre immense, qui de ses
rameaux couvrira toute la terre.
La souveraineté de la raison
ayant été substituée à celle de la révélation ;
La notion de contrat succédant à
celle de gouvernement ;
L'évolution historique conduisant
fatalement l'humanité à une pratique nouvelle ;
La critique économique constatant
déjà que sous ce nouveau régime l'institution politique doit se perdre dans
l'organisme industriel :
Concluons sans crainte que la
formule révolutionnaire ne peut plus être ni législation directe, ni
gouvernement direct, ni gouvernement simplifié, elle est : plus de
gouvernement.
Ni monarchie, ni aristocratie, ni
même démocratie, en tant que ce troisième terme impliquerait un gouvernement
quelconque, agissant au nom du peuple, et se disant peuple. Point d'autorité,
point de gouvernement, même populaire : la Révolution est là.
Du
pouvoir absolu à l'anarchie
(...) Toute l'idée s'établit ou
se réfute en une suite de termes qui en sont comme l'organisme, et dont le
dernier démontre irrévocablement sa vérité ou son erreur. Si l'évolution,
au lieu de se faire simplement dans l'esprit, par les théories, s'effectue en même
temps dans les institutions et les actes, elle constitue l'histoire. C'est le
cas qui se présente pour le principe d'autorité ou de gouvernement.
Le premier terme sous lequel se
manifeste ce principe est le pouvoir absolu. C'est la formule la plus pure, la
plus rationnelle, la plus énergique, la plus franche et, à tout prendre, la
moins immorale et la moins pénible, de gouvernement.
Mais l'absolutisme, dans son
expression naïve, est odieux à la raison et à la liberté ; la conscience des
peuples s'est de tout temps soulevée contre lui ; à la suite de la conscience,
la révolte a fait entendre sa protestation. Le principe a donc été forcé de
reculer : il a reculé pas à pas, par une suite de concessions, toutes plus
insuffisantes les unes que les autres, et dont la dernière, la démocratie pure
ou le gouvernement direct, aboutit à l'impossible et à l'absurde. Le premier
terme de la série étant donc l'absolutisme, le terme final, fatidique, est
l'anarchie, entendue dans tous les sens.
Nous allons passer en revue, les
uns après les autres, les principaux termes de cette grande évolution.
L'humanité demande à ses maîtres
: " Pourquoi prétendez-vous régner sur moi et me gouverner ?" Ils répondent
: " Parce que la société ne peut se passer d'ordre ; parce qu'il faut
dans une société des hommes qui obéissent et qui travaillent, pendant que les
autres commandent et dirigent; parce que les facultés individuelles étant inégales,
les intérêts opposés, les passions antagonistes, le bien particulier de
chacun opposé au bien de tous, il faut une autorité qui assigne la limite des
droits et des devoirs, un arbitre qui tranche les conflits, une force publique
qui fasse exécuter les jugements du souverain. Or, le pouvoir, l'État, est précisément
cette autorité discrétionnaire, cet arbitre qui rend à chacun ce qui lui
appartient, cette force qui assure et fait respecter la paix. Le gouvernement,
en deux mots, est le principe et la garantie de l'ordre social : c'est ce que déclarent
à la fois le sens commun et la nature."
À toutes les époques, dans la
bouche de tous les pouvoirs vous la retrouvez identique, invariable, dans les
livres des économistes malthusiens, dans les journaux de la réaction et dans
les professions de foi des républicains. Il n'y a de différence, entre eux
tous, que par la mesure des concessions qu'ils prétendent faire à la liberté
sur le principe : concessions illusoires, qui ajoutent aux formes de
gouvernement dites tempérées, constitutionnelles, démocratiques, etc., un
assaisonnement d'hypocrisie dont la saveur ne les rend que plus méprisables.
Ainsi le gouvernement, dans la
simplicité de sa nature, se présente comme la condition absolue, nécessaire,
sine qua non, de l'ordre. C'est pour cela qu'il aspire toujours, et sous tous
les masques, à l'absolutisme : en effet, d'après le principe, plus le
gouvernement est fort, plus l'ordre approche de la perfection. Ces deux notions,
le gouvernement et l'ordre, seraient donc l'une à l'autre dans le rapport de la
cause à l'effet : la cause serait le gouvernement, l'effet serait l'ordre.
C'est bien aussi comme cela que les sociétés primitives ont raisonné.
(...) Mais ce raisonnement n'en
est pas moins faux, et la conclusion de plein droit inadmissible, attendu que,
d'après la classification logique des idées, le rapport de gouvernement à
ordre n'est point du tout, comme le prétendent les chefs d'État, celui de
cause à effet, c'est celui du particulier au général. L'ordre, voilà le
genre ; le gouvernement, voilà l'espèce. En d'autres termes, il y a plusieurs
manières de concevoir l'ordre : qui nous prouve que l'ordre dans la société
soit celui qu'il plaît à ses maîtres de lui assigner ?
On allègue, d'un côté, l'inégalité
naturelle des facultés, d'où l'on induit celle des conditions ; de l'autre,
l'impossibilité de ramener à l'unité la divergence des intérêts et
d'accorder les sentiments.
Mais, dans cet antagonisme, on ne
saurait voir tout au plus qu'une question à résoudre, non un prétexte à la
tyrannie. L'inégalité des facultés ? la divergence des intérêts ? Eh !
souverains à couronne, à faisceaux et à écharpes. Voilà précisément ce
que nous appelons le problème social : et vous croyez en venir à bout par le bâton
et la baïonnette ? Saint-Simon avait bien raison de faire synonymes ces deux
mots, gouvernemental et militaire. Le gouvernement faisant l'ordre dans la société,
c'est Alexandre coupant avec son sabre le noeud gordien.
Qui donc, pasteurs des peuples,
vous autorise à penser que le problème de la contradiction des intérêts et
de l'inégalité des facultés ne peut être résolu ? que la distinction des
classes en découle nécessairement ? et que, pour maintenir cette distinction,
naturelle et providentielle, la force est nécessaire, légitime ? J'affirme, au
contraire, et tous ceux que le monde appelle utopistes, parce qu'ils repoussent
votre tyrannie, affirment avec moi que cette solution peut être trouvée.
Quelques-uns ont cru la découvrir dans la communauté, d'autres dans
l'association, d'autres encore dans la série industrielle. Je dis pour ma part
qu'elle est dans l'organisation des forces économiques, sous la loi suprême du
contrat. Qui vous dit qu'aucune de ces hypothèses n'est vraie ?
À votre théorie gouvernementale,
qui n'a pour cause que votre ignorance, pour principe qu'un sophisme, pour moyen
que la force, pour but que l'exploitation de l'humanité, le progrès du
travail, des idées, vous oppose par ma bouche cette théorie libérale :
trouver une forme de transaction qui, ramenant à l'unité la divergence des intérêts,
identifiant le bien particulier et le bien général, effaçant l'inégalité de
nature par celle de l'éducation, résolve toutes les contradictions politiques
et économiques : où chaque individu soit également et synonymiquement
producteur et consommateur, citoyen et prince, administrateur et administré; où
sa liberté augmente toujours, sans qu'il ait besoin d'en aliéner jamais rien ;
où son bien-être s'accroisse indéfiniment, sans qu'il puisse éprouver, du
fait de la société ou de ses concitoyens, aucun préjudice, ni dans sa propriété,
ni dans son travail, ni dans son revenu, ni dans ses rapports d'intérêts,
d'opinion ou d'affection avec ses semblables.
Quoi ! ces conditions vous
semblent impossibles à réaliser ? le contrat social, quand vous considérez
l'effrayante multitude des rapports qu'il doit régler, vous paraît ce que l'on
peut imaginer de plus inextricable, quelque chose comme la quadrature du cercle
et le mouvement perpétuel. C'est pour cela que, de guerre lasse, vous vous
rejetez dans l'absolutisme, dans la force.
Considérez cependant que si le
contrat social peut être résolu entre deux producteurs - et qui doute que, réduit
à ces termes simples, il ne puisse recevoir de solution ? -, il peut être résolu
également entre des millions, puisqu'il s'agit toujours du même engagement, et
que le nombre des signatures, en le rendant de plus en plus efficace, n'y ajoute
pas un article. Votre raison d'impuissance ne subsiste donc pas : elle est
ridicule et vous rend inexcusables.
En tout cas, hommes de pouvoir,
voici ce que vous dit le producteur, le prolétaire, l'esclave, celui que vous
aspirez à faire travailler pour vous : Je ne demande le bien ni la brasse de
personne, et ne suis pas disposé à souffrir que le fruit de mon labeur
devienne la proie d'un autre. Je veux aussi l'ordre, autant et plus que ceux qui
le troublent par leur prétendu gouvernement; mais je le veux comme un effet de
ma volonté, une condition de mon travail et une foi de ma raison. Je ne le
subirai jamais venant d'une volonté étrangère et m'imposant pour conditions
préalables la servitude et le sacrifice.
Des
lois
Sous l'impatience des peuples et
l'imminence de la révolte, le gouvernement a dû céder; il a promis des
institutions et des lois ; il a déclaré que son plus fervent désir était que
chacun pût jouir du fruit de son travail à l'ombre de sa vigne et de son
figuier. C'était une nécessité de sa position. Dès lors, en effet, qu'il se
présentait comme juge du droit, arbitre souverain des destinées, il ne pouvait
prétendre mener les hommes suivant son bon plaisir. Roi, président,
directoire, comité, assemblée populaire, n'importe, il faut au pouvoir des règles
de conduite : sans cela, comment parviendra-t-il à établir parmi ses sujets
une discipline ? Comment les citoyens se conformeront-ils à l'ordre, si l'ordre
ne leur est pas notifié; si, à peine notifié, il est révoqué, s'il change
d'un jour à l'autre, et d'heure à heure ?
Donc le gouvernement devra faire
des lois, c'est-à-dire s'imposer à lui-même des limites : car tout ce qui est
règle pour le citoyen devient limite pour le prince. Il fera autant de lois
qu'il rencontrera d'intérêts : et puisque les intérêts sont innombrables,
que les rapports naissant les uns des autres se multiplient à l'infini, que
l'antagonisme est sans fin, la législation devra fonctionner sans relâche. Les
lois, les décrets, les édits, les ordonnances, les arrêtés tomberont comme
grêle sur le pauvre peuple. Au bout de quelque temps, le sol politique sera
couvert d'une couche de papier, que les géologues n'auront plus qu'à
enregistrer, sous le nom de formation " papysacée", dans les révolutions
du globe. La Convention, en trois ans, un mois et quatre jours, rendit onze
mille six cents lois et décrets ; la Constituante et la Législative n'avaient
guère moins produit; l'Empire et les gouvernements postérieurs ont travaillé
de même. Actuellement, le Bulletin des Lois en contient, dit-on, plus de
cinquante mille; si nos représentants faisaient leur devoir, ce chiffre énorme
serait bientôt doublé. Croyez-vous que le peuple, et le Gouvernement lui-même,
conserve sa raison dans ce dédale ?
Certes, nous voici loin déjà de
l'institution primitive. Le gouvernement remplit, dit-on, dans la société, le
rôle de père : or, quel père s'avisa jamais de faire un pacte avec sa famille
? d'octroyer une charte à ses enfants ? de faire une balance des pouvoirs entre
lui et leur mère ? Le chef de famille est inspiré, dans son gouvernement, par
son coeur; il ne prend pas le bien de ses enfants, il les nourrit de son propre
travail : guidé par son amour, il ne prend conseil que de l'intérêt des siens
et des circonstances ; sa loi, c'est sa volonté, et tous, la mère et les
enfants, y ont confiance. Le petit État serait perdu, si l'action paternelle
rencontrait la moindre opposition, si elle était limitée dans ses prérogatives
et déterminée à l'avance dans ses effets. Eh quoi ! serait-il vrai que le
gouvernement n'est pas un père pour le peuple, puisqu'il se soumet à des règlements,
qu'il transige avec ses sujets et se fait le premier esclave d'une raison qui,
divine ou populaire, n'est pas la sienne ?
S'il en était ainsi, je ne vois
pas pourquoi je me soumettrais moi-même à la loi. Qui est-ce qui m'en garantit
la justice, la sincérité ? D'où me vient-elle ? Qui l'a faite ? Rousseau
enseigne en propres termes que, dans un gouvernement véritablement démocratique
et libre, le citoyen, en obéissant à la loi, n'obéit qu'à sa propre volonté.
Or, la loi a été faite sans ma participation, malgré mon dissentiment absolu,
malgré le préjudice qu'elle me fait souffrir. L'État ne traite point avec
moi; il n'échange rien, il me rançonne. Où donc est le lien, lien de
conscience, lien de raison, lien de passion ou d'intérêt, qui m'oblige ?
Mais que dis-je ? des lois à qui
pense par soi-même et ne doit répondre que de ses propres actes, des lois à
qui veut être libre et se sent fait pour le devenir ? Je suis prêt à traiter,
mais je ne veux pas de lois; je n'en reconnais aucune; je proteste contre tout
ordre qu'il plaira à un pouvoir de prétendue nécessité d'imposer à mon
libre arbitre. Des lois ! On sait ce qu'elles sont et ce qu'elles valent. Toiles
d'araignée pour les puissants et les riches, chaînes qu'aucun acier ne saurait
rompre pour les petits et les pauvres, filets de pêche entre les mains du
gouvernement.
Vous dites qu'on fera peu de lois,
qu'on les fera simples, qu'on les fera bonnes. C'est encore une concession. Le
gouvernement est bien coupable, s'il avoue ainsi ses torts !
Des lois en petit nombre, des lois
excellentes ? Mais c'est impossible. Le gouvernement ne doit-il pas régler tous
les intérêts, juger toutes les contestations ? Or, les intérêts sont, par la
nature de la société, innombrables, les rapports variables et mobiles à
l'infini : comment est-il possible qu'il ne se fasse que peu de lois ? Comment
seraient-elles simples ? Comment la meilleure loi ne serait-elle pas bientôt détestable
?
On parle de simplification. Mais
si l'on peut simplifier en un point, on peut simplifier en tous ; au lieu d'un
million de lois, une seule suffit. Quelle sera cette loi ? Ne faites pas à
autrui ce que vous ne voulez pas qu'on vous fasse ; faites à autrui comme vous
désirez qu'il vous soit fait. Voilà la loi et les prophètes. Mais il est évident
que ce n'est plus une loi ; c'est la formule élémentaire de la justice, la règle
de toutes les transactions. La simplification législative nous ramène donc à
l'idée de contrat, conséquemment à la négation de l'autorité. En effet, si
la loi est unique, si elle résout toutes les antinomies de la société, si
elle est consentie et votée par tout le monde, elle est adéquate au contrat
social. En la promulguant, vous proclamez la fin du gouvernement. Qui vous empêche
de la donner tout de suite, cette simplification ?
Le
système représentatif
(...) Il n'y a pas deux espèces
de gouvernement, comme il n'y a pas deux espèces de religion. Le gouvernement
est de droit divin ou il n'est pas ; de même que la religion est du ciel ou
n'est rien. Gouvernement démocratique et religion naturelle sont deux
contradictions, à moins qu'on ne préfère y voir deux mystifications. Le
peuple n'a pas plus de voix consultative dans l'État que dans l'Église : son rôle
est d'obéir et de croire.
Aussi, comme les principes ne
peuvent faillir, que les hommes seuls ont le privilège de l'inconséquence, le
gouvernement, dans Rousseau, ainsi que dans la Constitution de 91 et toutes
celles qui ont suivi, n'est-il toujours, en dépit du procédé électoral,
qu'un gouvernement de droit divin, une autorité mystique et surnaturelle qui
s'impose à la liberté et à la conscience, tout en ayant l'air de réclamer
leur adhésion.
Suivez cette série :
Dans la famille, où l'autorité
est intime au coeur de l'homme, le gouvernement se pose par la génération ;
Dans les moeurs sauvages et
barbares, il se pose par le patriarcat, ce qui rentre dans la catégorie précédente,
ou par la force ;
Dans les moeurs sacerdotales, il
se pose par la foi ;
Dans les moeurs aristocratiques,
il se pose par la primogéniture, ou la caste ;
Dans le système de Rousseau,
devenu le nôtre, il se pose soit par le sort, soit par le nombre.
La génération, la force, la loi,
la primogéniture, le sort, le nombre, toutes choses également inintelligibles
et impénétrables, sur lesquelles il n'y a point à raisonner, mais à se
soumettre : tels sont, je ne dirai pas les principes - l'autorité comme la
liberté ne reconnaît qu'elle-même pour principe -, mais les modes différents
par lesquels s'effectue, dans les sociétés humaines, l'investiture du pouvoir.
À un principe primitif, supérieur, antérieur, indiscutable, l'instinct
populaire a cherché de tout temps une expression qui fût également primitive,
supérieure, antérieure et indiscutable. En ce qui concerne la production du
pouvoir, la force, la loi, l'hérédité ou le nombre sont la forme variable que
revêt cette ordalie ; ce sont des jugements de Dieu.
Est-ce donc que le nombre offre à
votre esprit quelque chose de plus rationnel, de plus authentique, de plus
moral, que la foi ou la force ? Est-ce que le scrutin vous paraît plus sûr que
la tradition ou l'hérédité ? Rousseau déclame contre le droit du plus fort,
comme si la force, plutôt que le nombre, constituait l'usurpation. Mais
qu'est-ce donc que le nombre ? que prouve-t-il ? que vaut-il ? quel rapport
entre l'opinion plus ou moins unanime et sincère des votants, et cette chose
qui domine toute opinion, tout vote, la vérité, le droit ?
Quoi ! il s'agit de tout ce qui
m'est le plus cher, de ma liberté, de mon travail, de la subsistance de ma
femme et de mes enfants : et lorsque je compte poser avec vous des articles,
vous renvoyez tout à un congrès formé selon le caprice du sort ? Quand je me
présente pour contracter, vous me dites qu'il faut élire des arbitres,
lesquels, sans me connaître, sans m'entendre, prononceront mon absolution ou ma
condamnation ? Quel rapport, je vous prie, entre ce congrès et moi ? Quelle
garantie peut-il m'offrir ? pourquoi ferais-je à son autorité ce sacrifice énorme,
irréparable, d'accepter ce qu'il lui aura plu de résoudre comme étant
l'expression de ma volonté, la juste mesure de mes droits ? Et quand ce congrès,
après les débats auxquels je n'entends rien, s'en vient m'imposer sa décision
comme loi, me tendre cette loi à la pointe d'une baïonnette, je demande, s'il
est vrai que je fasse partie du souverain, ce que devient ma dignité, si je
dois me considérer comme stipulant, où est le contrat ?
Les députés, prétend-on, seront
les hommes les plus capables, les plus probes, les plus indépendants du pays ;
choisis comme tels par une élite de citoyens les plus intéressés à l'ordre,
à la liberté, au bien-être des travailleurs et au progrès. Initiative
sagement conçue, qui répond de la bonté des candidats !
Mais pourquoi donc les honorables
bourgeois composant la classe moyenne s'entendraient-ils mieux que moi-même sur
mes vrais intérêts ? Il s'agit de mon travail, observez donc, de l'échange de
mon travail, la chose qui, après l'amour, souffre le moins d'autorité. (...)
(...) Et vous allez livrer mon
travail, mon amour, par procuration, sans mon consentement !
Qui me dit que vos procureurs
n'useront pas de leur privilège pour se faire du pouvoir un instrument
d'exploitation ? Qui me garantit que leur petit nombre ne les livrera pas,
pieds, mains et conscience liés, à la corruption ! Et s'ils ne veulent se
laisser corrompre, s'ils ne parviennent à faire entendre raison à l'autorité,
qui m'assure que l'autorité voudra se soumettre ?
Du
suffrage universel
(...) La solution est trouvée, s'écrient
les intrépides. Que tous les citoyens prennent part au vote : il n'y aura
puissance qui leur résiste, ni séduction qui les corrompe. C'est ce que pensèrent,
le lendemain de Février, les fondateurs de la République.
Quelques-uns ajoutent : que le
mandat soit impératif, le représentant perpétuellement révocable ; et l'intégrité
de la loi sera garantie, la fidélité du législateur assurée.
Nous entrons dans le gâchis.
Je ne crois nullement, et pour
cause, à cette intuition divinatoire de la multitude, qui lui ferait discerner,
du premier coup, le mérite et l'honorabilité des candidats. Les exemples
abondent de personnages élus par acclamation, et qui, sur le pavois où ils
s'offraient aux regards du peuple enivré, préparaient déjà la trame de leurs
trahisons. À peine si, sur dix coquins, le peuple, dans ses comices, rencontre
un honnête homme...
Mais que me font, encore une fois,
toutes ces élections ? Qu'ai-je besoin de mandataires, pas plus que de représentants
? Et puisqu'il faut que je précise ma volonté, ne puis-je l'exprimer sans le
secours de personne ? M'en coûtera-t-il davantage, et ne suis-je pas encore
plus sûr de moi que de mon avocat ?
On me dit qu'il faut en finir;
qu'il est impossible que je m'occupe de tant d'intérêts divers; qu'après tout
un conseil d'arbitres, dont les membres auront été nommés par toutes les voix
du peuple, promet une approximation de la vérité et du droit, bien supérieure
à la justice d'un monarque irresponsable, représenté par des ministres
insolents et des magistrats que leur inamovibilité tient, comme le prince, hors
de ma sphère.
D'abord, je ne vois point la nécessité
d'en finir à ce prix : je ne vois pas surtout que l'on en finisse. L'élection
ni le vote, même unanimes, ne résolvent rien. Depuis soixante ans que nous les
pratiquons à tous les degrés l'un et l'autre, qu'avons-nous fini ?
Qu'avons-nous seulement défini ? Quelle lumière le peuple a-t-il obtenue de
ses assemblées ? Quelles garanties a-t-il conquises ? Quand on lui ferait réitérer,
dix fois l'an, son mandat, renouveler tous les mois ses officiers municipaux et
ses juges, cela ajouterait-il un centime à son revenu ? En serait-il plus sûr,
chaque soir en se couchant, d'avoir le lendemain de quoi manger, de quoi nourrir
ses enfants ? Pourrait-il seulement répondre qu'on ne viendra pas l'arrêter,
le traîner en prison ?
Je comprends que sur des questions
qui ne sont pas susceptibles d'une solution régulière, pour des intérêts médiocres,
des incidents sans importance, on se soumette à une décision arbitrale. De
semblables transactions ont cela de moral, de consolant, qu'elles attestent dans
les âmes quelque chose de supérieur même à la justice, le sentiment
fraternel. Mais sur des principes, sur l'essence même des droits, sur la
direction à imprimer à la société; mais sur l'organisation des forces
industrielles; mais sur mon travail, ma subsistance, ma vie ; mais sur cette
hypothèse même du gouvernement que nous agitons, je repousse toute autorité
présomptive, toute solution indirecte ; je ne reconnais point de conclave : je
veux traiter directement, individuellement, pour moi-même; le suffrage
universel est à mes yeux une vraie loterie.
Gouvernement
et peuple
(...) Je passe tout de suite à
l'hypothèse finale. C'est celle où le peuple, revenant au pouvoir absolu, et
se prenant lui-même, dans son intégralité, pour despote, se traiterait en
conséquence : où par conséquent il cumulerait, comme cela est juste, toutes
les attributions, réunirait en sa personne tous les pouvoirs : législatif, exécutif,
judiciaire et autres, s'il en existe ; où il ferait toutes les lois, rendrait
tous les décrets, ordonnances, arrêtés, arrêts, jugements ; expédierait
tous les ordres, prendrait en lui-même tous ses agents et fonctionnaires, du
haut de la hiérarchie jusqu'en bas ; leur transmettrait directement et sans
intermédiaire ses volontés ; en surveillerait et en assurerait l'exécution,
imposant à tous une responsabilité proportionnelle ; s'adjugerait toutes les
dotations, listes civiles, pensions, encouragements ; jouirait enfin, roi de
fait et de droit, de tous les honneurs et bénéfices de la souveraineté,
pouvoir, argent, plaisir, repos, etc.
(...) Malheureusement ce système,
irréprochable, j'ose le dire, dans son ensemble et ses détails, rencontre dans
la pratique une difficulté insurmontable.
C'est que le gouvernement suppose
un corrélatif, et que si le peuple tout entier, à titre de souverain, passe
gouvernement, on cherche en vain où seront les gouvernés. Le but du
gouvernement est, on se le rappelle, non pas de ramener à l'unité la
divergence des intérêts - à cet égard il se reconnaît d'une parfaite incompétence
-, mais de maintenir l'ordre dans la société malgré le conflit des intérêts.
En d'autres termes, le but du gouvernement est de suppléer au défaut de
l'ordre économique et de l'harmonie industrielle. Si donc le peuple, dans l'intérêt
de sa liberté et de sa souveraineté, se charge du gouvernement, il ne peut
plus s'occuper de la production, puisque, par la nature des choses, production
et gouvernement sont deux fonctions incompatibles, et que vouloir les cumuler,
ce serait introduire la division partout. Donc, encore une fois, où seront les
producteurs ? où les gouvernés ? où les administrés ? où les jugés ? où
les exécutifs ?
(...) Il faut arriver à l'hypothèse
extrême, celle où le peuple entre en masse dans le gouvernement, remplit tout
les pouvoirs, et toujours délibérant, votant, exécutant, comme dans une
insurrection, toujours unanime, n'a plus au-dessus de lui ni président, ni représentants,
ni commissaires, ni pays légal, ni majorité, en un mot, est seul législateur
dans sa collectivité et seul fonctionnaire.
Mais si le peuple, ainsi organisé
dans le pouvoir, n'a effectivement plus rien au-dessus de lui, je demande ce
qu'il a au-dessous ? en d'autres termes, où est le corrélatif du gouvernement
? où sont les laboureurs, les industriels, les commerçants, les soldats ? où
sont les travailleurs et les citoyens ?
Dira-t-on que le peuple est toutes
ces choses à la fois, qu'il produit et légifère en même temps, que travail
et gouvernement sont en lui indivis ? C'est impossible, puisque d'un côté le
gouvernement ayant pour raison d'être la divergence des intérêts, d'autre
part aucune solution d'autorité ou de majorité ne pouvant être admise, le
peuple seul dans son unanimité ayant qualité pour faire passer les lois, conséquemment
le débat législatif s'allongeant avec le nombre des législateurs, les
affaires d'État croissant en raison directe de la multitude des hommes d'État,
il n'y a plus lieu ni loisir aux citoyens de vaquer à leurs occupations
industrielles ; ce n'est pas trop de toutes leurs journées pour expédier la
besogne du gouvernement. Pas de milieu : ou travailler ou régner.
(...) C'est ainsi, du reste, que
les choses se passaient à Athènes, où pendant plusieurs siècles, à
l'exception de quelques intervalles de tyrannie, le peuple tout entier fut sur
la place publique, discutant du matin au soir. Mais les vingt mille citoyens
d'Athènes qui constituaient le souverain avaient quatre cent mille esclaves
travaillant pour eux, tandis que le peuple français n'a personne pour le servir
et mille fois plus d'affaires à expédier que les Athéniens. Je répète ma
question : sur quoi le peuple, devenu législateur et prince, légiférera-t-il
? pour quels intérêts ? dans quel but ? Et pendant qu'il gouvernera, qui le
nourrira ? (...) Le peuple en masse passant à l'État, l'État n'a plus la
moindre raison d'être, puisqu'il ne reste plus de peuple : l'équation du
gouvernement donne pour résultat zéro.
Plus
d'autorité
L'idée capitale, décisive, de
cette Révolution, n'est-elle pas, en effet : plus d'autorité, ni dans l'Église,
ni dans l'État, ni dans la terre, ni dans l'argent ?
Or, plus d'autorité, cela veut
dire ce qu'on n'a jamais vu, ce qu'on n'a jamais compris, accord de l'intérêt
de chacun avec l'intérêt de tous, identité de la souveraineté collective et
de la souveraineté individuelle.
Plus d'autorité ! c'est-à-dire
dettes payées, servitudes abolies, hypothèques levées, fermages remboursés,
dépenses du culte, de la Justice et de l'État supprimées ; crédit gratuit,
échange égal, association libre, valeur réglée ; éducation, travail, propriété,
domicile, bon marché, garantis ; plus d'antagonisme, plus de guerre, plus de
centralisation, plus de gouvernements, plus de sacerdoces. N'est-ce pas la société
sortie de sa sphère, marchant dans une position renversée, sens dessus dessous
?
Plus d'autorité ! c'est-à-dire
encore le contrat libre à la place de la loi absolutiste ; la transaction
volontaire au lieu de l'arbitrage de l'État; la justice équitable et réciproque,
au lieu de la justice souveraine et distributive ; la morale rationnelle, au
lieu de la morale révélée ; l'équilibre des forces substitué à l'équilibre
des pouvoirs : l'unité économique à la place de la centralisation politique.
Encore une fois, n'est-ce point là ce que j'oserai appeler une conversion complète,
un tour sur soi-même, une révolution ?
Quelle distance sépare ces deux régimes,
on peut en juger par la différence de leurs styles.
L'un des moments les plus
solennels, dans l'évolution du principe d'autorité, est celui de la
promulgation du Décalogue. La voix de l'ange commande au peuple, prosterné au
pied du Sinaï :
Tu adoreras l'Éternel, lui
dit-il, et rien que l'Éternel ;
Tu ne jugeras que par lui ;
Tu chômeras ses fêtes, et tu lui
paieras la dîme ;
Tu honoreras ton père et ta mère
;
Tu ne tueras pas ;
Tu ne voleras point ;
Tu ne forniqueras pas ;
Tu ne commettras point de faux ;
Tu ne seras point envieux et
calomniateur;
Car l'Éternel l'ordonne, et c'est
l'Éternel qui t'a fait ce que tu es. L'Éternel seul est souverain, seul sage,
seul digne ; l'Éternel punit et récompense, l'Éternel peut te rendre heureux
et malheureux.
Toutes les législations ont adopté
ce style, toutes, parlant à l'homme, emploient la formule souveraine. L'hébreu
commande au futur, le latin à l'impératif, le grec à l'infinitif. Les
modernes ne font pas autrement : (...) quelle que soit la loi, de quelque bouche
qu'elle parte, elle est sacrée, dès lors qu'elle a été prononcée par cette
trompette fatidique, qui chez nous est la majorité.
" Tu ne te rassembleras pas ;
" Tu n'imprimeras pas ;
" Tu ne liras pas ;
" Tu respecteras tes représentants
et tes fonctionnaires, que le sort du scrutin ou le bon plaisir de l'État
t'aura donnés ;
" Tu obéiras aux lois que
leur sagesse t'aura faites ;
" Tu payeras fidèlement le
budget ;
" Et tu aimeras le
gouvernement, ton seigneur et ton dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme et
de toute ton intelligence : parce que le gouvernement sait mieux que toi ce que
tu es, ce que tu vaux, ce qui te convient, et qu'il a le pouvoir de châtier
ceux qui désobéissent à ses commandements, comme de récompenser jusqu'à la
quatrième génération ceux qui lui sont agréables."
Ô personnalité humaine! se
peut-il que pendant soixante siècles tu aies croupi dans cette abjection ! Tu
te dis sainte et sacrée, et tu n'es que la prostituée, infatigable, gratuite,
de tes valets, de tes moines et de tes soudards. Tu le sais, et tu le souffres !
Être gouverné, c'est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré,
réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié,
censuré, commandé, par des êtres qui n'ont ni le titre, ni la science, ni la
vertu.
Être gouverné, c'est être, à
chaque opération, à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré,
recensé, tarifé, timbré, toisé, cotisé, patenté, licencié, autorisé,
apostillé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. C'est, sous
prétexte d'utilité publique, et au nom de l'intérêt général, être mis à
contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné,
pressuré, mystifié, volé; puis, à la moindre résistance, au premier mot de
plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé,
garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté,
sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré.
Voilà le gouvernement, voilà sa justice, voilà sa morale ! Et dire qu'il y a
parmi nous des démocrates qui prétendent que le gouvernement a du bon; des
socialistes qui soutiennent, au nom de la liberté, de l'égalité et de la
fraternité, cette ignominie; des prolétaires qui posent leur candidature à la
présidence de la République ! Hypocrisie !... Avec la Révolution, c'est autre
chose. La recherche des causes premières et des causes finales est éliminée
de la science économique comme des sciences naturelles.
L'idée du progrès remplace, dans
la philosophie, celle de l'absolu.
La Révolution succède à la révélation.
La raison, assistée de l'expérience,
expose à l'homme les lois de la nature et de la société ; puis elle dit :
Ces lois sont celles de la nécessité
même. Nul homme ne les a faites ; nul ne te les impose. Elles ont été peu à
peu découvertes, et je n'existe que pour en rendre témoignage.
Si tu les observes, tu seras juste
et bon, si tu les violes, tu seras injuste et méchant. Je ne te propose pas
d'autre motif (...), tu es libre d'accepter ou de refuser.
Si tu refuses, tu fais partie de
la société des sauvages. Sorti de la communion du genre humain, tu deviens
suspect. Rien ne te protège. À la moindre insulte, le premier venu peut te
frapper, sans encourir d'autre accusation que celle de sévices inutilement
exercés contre une brute.
Si tu jures le pacte, au
contraire, tu fais partie de la société des hommes libres. Tous les frères
s'engagent avec toi, te promettent fidélité, amitié, secours, service, échange
(...).
[1]
Tiré de "Ni dieu ni maître, Anthologie de l'anarchisme" de
Daniel Guérin. Merci à Patrick
pour son travail. Extraits de : Idée générale
de la révolution au XIXe siècle. Piqué sur : http://bibliolib.net/Proudhon-Autorite.htm