Il
faut tuer les vieux !
Il faut tuer les vieux. C’est ce que pensent les adultes. Avant d’être
vieux, les vieux étaient adultes. Quand ils étaient adultes, ils faisaient
chier les enfants et les jeunes. Ils avaient le pouvoir. Ils avaient l’argent.
Ils étaient productifs et rentables. Ils avaient du bon sens. Ils avaient
toujours raison. Ils enfermaient les enfants et les jeunes dans le réseau (dans
le filet ?) de leurs désirs, de leurs plans, de leurs rêves. Ils les piégeaient
dans leur langage, dans leur discours. Gentils ou méchants, avares ou généreux,
libéraux ou conservateurs, permissifs ou autoritaires, ils empoisonnaient leurs
gosses. Les gosses, eux, passent leur temps à se libérer des adultes. Seuls,
ou grâce aux psychocons, ou avec les nanas de leur âge, ou par la politique,
ou par le travail, la fuite, la lutte, l’hypocrisie ou la haine ouverte. Ils
gagnent la bataille. Toujours trop tard. Quand ils ont gagné, dès qu’ils ont
gagné, ils ne sont plus ni enfants, ni jeunes. Ils ont tissé leur propre réseau
(filet) de rêves, de discours, de projets. Ils auront fait des enfants qu’ils
emmerdent pareillement, ou à l’inverse de ce qu’ils ont connu avec leurs
propres parents. Ils ont du bon sens à leur tour. Ils ont toujours raison. Ils
ne veulent plus s’en laisser compter. Ils sont raisonnables, productifs et
rentables. Et au même moment, leurs adultes de parents deviennent des vieux.
Des vieux cons. Des vieilles mémères. Non productifs, non rentables, mais
toujours aussi emmerdants. Les enfants et les jeunes devenus adultes sont
devenus affreux. Mais les adultes devenus vieux ne sont pas redevenus des
enfants. Ils n’ont pas cessé d’être affreux. Ils n’ont renoncé à rien
de bon cœur. Il n’y a que les dents qui leur manquent. Alors, pour ces deux
sortes d’affreux, il n’y a pas de place sous le même toit.
Il faut tuer les vieux, sinon les vieux nous tueront.
Il faut se venger de nous avoir volé l’enfance, de nous avoir
empoisonné la jeunesse.
On a fait semblant d’oublier. On aime sa vieille maman. Mais toutes les
fessées, tous les bons conseils, tous les liens en or, en corde, en plomb, sont
là, sous le front, et crient vengeance.
Il faut tuer les vieux. C’est à nous de ligoter nos gosses.
Il faut tuer les vieux, sinon les vieux nous ligoteront.
À quoi servent les vieux ? À rien ! À démoraliser nos
enfants, à radoter, à vouloir encore avoir raison alors qu’ils ont toujours
tort, à vouloir encore le pouvoir alors qu’ils sont faibles, à avoir encore
de l’argent alors qu’ils ne sont plus rentables ni productifs.
Pourquoi les vieux vivent-ils ?
Pour ne pas être seuls. Alors qu’ils sont seuls. Pour croire qu’ils
ont encore des enfants. Alors qu’ils ont des adultes.
Vous voyez qu’il faut les tuer : ils délirent, ils sont fous. Et
quand ils ne sont pas fous, ils sont gâteux, détériorés, persécutés, méfiants,
radoteurs, solitaires, aveugles, sourds.
À quoi bon les laisser vivre ?
Les jeunes-devenus-adultes voudraient planter de grands cocotiers autour
des villes, y déposer leur papa et leur maman et le faire secouer par celle ou
celui que leur cœur aime : pas de parricide ! À chacun sa belle-mère,
à chacune son beau-père. Ou l’inverse, pourvu qu’ils crèvent, et vite.
Mais les jeunes-devenus-adultes sont devenus lâches : ils n’osent
pas planter de cocotiers, ils n’osent pas tuer leurs vieux. Ils n’osent pas
leur mettre le pied botté sur le cou ridé et décharné. Ben quoi, on n’est
pas des sauvages ! On les aime, nos vieux. Tu honoreras ton Père et ta Mère…
Heureusement, le bon dieu a bien fait les choses : il a créé des
maladies. Pour soigner les maladies, il a créé des médecins qui sont même
capables d’en inventer : chaque vieux est un malade qui s’ignore. Pour
abriter les médecins, les malades et les vieux, le bon dieu a créé
l’Assistance Publique, les Hôpitaux, les salles communes et les chambres isolées,
les infirmières pour les servir, les chariots pour charrier la tambouille et
les vieux, les blouses blanches pour vêtir les médecins et les
chemises-en-toile-qui-montrent-les-fesses pour les malades. Il a pensé à tous,
le bon dieu. Même à ceux qui, mauvais sujets, ne veulent pas être malades. Ce
n’est quand même pas la faute du bon dieu si les médecins qu’il a créés
sont trop cons et ne trouvent pas une maladie pour chaque vieux. Le bon dieu est
bon et a pensé même à ceux-là : il a créé des Hospices privés,
publics, municipaux, départementaux, des Maisons de Retraite, des Maisons de
Repos. Pour nos vielles mamans, pour nos vieux papas qui ne veulent pas crever
à l’hôpital. Ah oui, il a pensé à tout.
*
*
*
La main est longue, longue et maigre. La peau est couleur terre claire.
Sur le dos de la main, il y a des taches brunes, des taches de vieux. La main
est longue, l’avant-bras émacié et maigre. Quand je caresse cette main,
quand je caresse cet avant-bras, je suis tout étonné : ce n’est pas la
peau de satin de bébé ou de nana. Mais ce n’est pas gluant non plus, ni
visqueux. Sous la caresse, la peau frémit. La peau sèche et chaude arrive à
frémir sous la caresse. Les doigts jouent lentement sur le drap blanc. Le bras
reste immobile, maigre, émacié.
La couverture mal tirée montre une chemise trop courte. Entre la
couverture, le drap et le pan de chemise, j’aperçois un peu de peau :
peau grise, peau sur l’os, os iliaque qui pointe sous la peau. Haut de cuisse,
peau tendre sur le haut de cuisse. Peau de vieille.
De l’autre côté de la couverture repose l’autre bras, long, maigre,
émacié, attaché. Un bras percé d’aiguilles, une aiguille collée sur la
peau du bras par un sparadrap. De l’aiguille part un tuyau jaune vers un bocal
lointain. C’est beau la Science ! On ne jette pas les vieux du haut des
cocotiers.
Au-dessus de la couverture, un cou. Cou d’oiseau. Cou d’oie plumée.
Cou ridé, peau du cou qui tombe en plis, trop grande pour le cou qui est
dedans. Peau sans couleur. Peau sans éclat. Peau sans vie. Grisâtre, brunâtre,
terne. Au-dessus du cou, un visage tourné vers le plafond. Le bon dieu a créé
des oreilles pour laisser aux vieux un visage humain. Mais les vieux se débrouillent
toujours pour regarder plus vers le haut. On a beau leur mettre oreiller sur
oreiller, ils ne regardent jamais en face. Ils ont honte d’être vieux, pas
productifs et pas rentables. Les yeux sont mi-clos, on sent que les paupières
sont lourdes, lourdes. D’ailleurs, vaut-il la peine d’ouvrir les paupières ?
Dans les yeux il y a des cataractes comme sur le Nil, il y a des cataractes qui
empêchent de voir. D’ailleurs, qu’y a-t il à voir ? Rien. Une porte
de chambre. Ou d’autres vieux. Alors, les paupières restent lourdes avec des
taches brunes dessus, des taches de vieux.
Au milieu du visage, un nez, long, pointu, émacié. Dans le nez, un gros
tuyau bien attaché avec du gros sparadrap. Bien attaché au nez pointu, bien
attaché à la joue osseuse. Dans le tuyau, des drôles de choses. Un liquide
jaunâtre qui va et qui vient. Il disparaît dans le nez, il reflue au-dehors.
Un drôle de liquide : nourriture ou dégueulis ? Il y a des questions
qu’on ne pose pas.
Je caresse la peau sèche et chaude de l’avant-bras. Je caresse le dos
de la main. La main de la vieille. Il paraît que maintenant les vieux ont une
sexualité. Merde, alors ! Ils aiment être caressés, les vieux. Leurs
enfants s’en aperçoivent lorsqu’ils sont adultes. Ça les choque, ça les dégoûte,
ça les écœure. Même choc, même dégoût, même écœurement qu’eurent les
parents – aujourd’hui vieux – quand ils virent que leurs enfants –
aujourd’hui adultes – avaient une sexualité. Même choc, même dégoût, même
écœurement qu’auront les adultes lorsqu’ils verront que leurs enfants ont
une sexualité. Bah, là le bon dieu a mal fait les choses ! On devrait être
tout seul à avoir une sexualité. Celle des autres, ce n’est pas beau,
surtout s’ils sont vieux. Ce n’est pas de leur âge. Heureusement qu’il y
a les hôpitaux et les hospices pour cacher tout cela.
Sous le nez, sous le tuyau, les lèvres sont sèches, fendillées,
entr’ouvertes. Dans la bouche, les dents sont rares et de travers. Bouche de
vieux. Tête de vieux. Vieille au lit. Vieille à l’hôpital. Tuyaux.
Cancer…
“ Mon fils ne pourra jamais me prendre chez lui. Il n’a que deux
pièces. Il est gentil. Il m’aime. Mais il ne peut pas me prendre chez lui. Il
va se marier. Moi, je ne suis pas normale. J’ai besoin d’un psychiatre.
J’ai besoin de médicaments. Le psychiatre m’a expliqué que je dois pouvoir
vivre seule. Je ne suis plus une enfant.
Mais je ne peux pas vivre seule. Je ne vois pas clair. Et si je ne peux
pas vivre seule, il faut que j’aille dans une maison de retraite. Ce n’est
pas possible de vivre chez mon fils. Ce n’est pas possible de vivre seule.
J’ai besoin de médicaments. Parce que je ne veux plus vivre. Je
voudrais mourir. Je ne suis pas normale. ”
Oui, il faut tuer les vieux…
17
août 1974
de
Stanislaw
TOMKIEWICZ
(À
paraître en novembre 2002)
Avec
l’autorisation des Éditions Le Pli
3,
rue Jeanne-d’Arc – 45000 ORLEANS
02
38 68 12 78 – fax : 02 38 62 81 12