Le baron Paul Henri d'Holbach]

Extrait de 

[La] morale universelle ou Les devoirs de l'homme fondés sur sa nature

SECTION 4 CHAPITRE 7

Devoirs des ministres de la religion.

 

Il n'entre pas dans le plan de cet ouvrage, uniquement destiné à développer les principes de la morale naturelle, d'examiner les fondements des religions variées que nous voyons établies dans les diverses contrées du monde.

Quelles que soient les idées que les différents peuples se forment de la divinité, ou du moteur invisible de la nature, ce fut toujours à la bonté de cet être que les hommes rendirent leurs hommages ; ils ont dû supposer qu'il leur vouloit du bien, qu'il écoutoit leurs prieres, qu'il avoit la puissance et la volonté de les rendre heureux ; d'où ils ont dû conclure que l'homme devoit faire du bien à ses semblables pour se conformer aux vues de cet être bienfaisant. Envisagée sous cette face la religion ne peut être que la morale naturelle, ou les devoirs de l'homme confirmés par l'autorité connue, ou présumée, du maître de la nature et des hommes, qui ne peut contrarier les loix auxquelles leur conservation et leur bien-être sont visiblement attachés.

Suivant les principes de toutes les religions, les qualités morales et les volontés divines doivent servir de modeles et de regles aux hommes : tous les cultes qui supposent la divinité méchante, cruelle, injuste, vindicative, ennemie des hommes, en un mot immorale, ne peuvent être regardés que comme des superstitions et des mensonges, inventés par des imposteurs intéressés à troubler le repos du genre humain. Toute morale seroit inconciliable avec un systême religieux qui supposeroit un dieu despote ou sans regle, aux yeux duquel les malheurs des nations et les pleurs des mortels seroient un spectacle amusant. Jupiter lui-même, dit Plutarque, n'a pas le droit d'être injuste. Un dieu, dit Cicéron, cesseroit d'être dieu, s'il déplaisoit à l'homme. Ailleurs cet orateur philosophe représente Dieu comme le protecteur et l'ami de la vie sociale : il est parfaitement d'accord avec la sagesse éternelle, qui déclare que la société des enfans des hommes fait ses délices les plus chères.

Cela posé, toute opinion, toute doctrine, tout culte, qui contrarient la nature de l'homme raisonnable et vivant en société, doivent être rejettés comme contraires aux intentions de l'auteur de la nature humaine : tout systême religieux qui porteroit à violer la justice, la bienfaisance, l'humanité, ou à fouler aux pieds les vertus sociales, doit être détesté comme un blasphême contre la divinité : enfin toute hypothese qui produiroit en son nom des dissentions, des haines, des persécutions et des guerres, doit être regardée comme un mensonge abominable. Nous avons donc des moyens de juger si une religion est bonne ou mauvaise, c'est-à-dire conforme ou contraire aux idées que l'on se fait de la divinité. D'après ces principes, qui paroissent incontestables, la religion la plus convenable à la morale, à la nature de l'être sociable, à la conservation, à l'harmonie, à la paix des nations, doit être préférée à des opinions opposées, qui devroient être proscrites avec indignation. Ce n'est que la conformité avec les préceptes de la morale naturelle qui peut constituer l'excellence d'une religion, et fixer sa prééminence sur tant de superstitions dont les hommes sont infectés.

La morale est donc, relativement au monde où nous vivons, la pierre de touche de la religion, et l'objet qui intéresse le plus la société politique. Si la théologie regle les pensées des hommes sur des objets célestes et surnaturels, la morale se contente de régler leurs actions, et de les diriger vers leur plus grand bien sur la terre. Si la religion promet des récompenses ineffables à la vertu, et menace le crime de châtiments rigoureux dans une autre vie, la morale promet dans la vie présente des récompenses sensibles à tout homme vertueux ; elle menace le pervers de châtiments très-marqués ; et ses arrêts confirmés par la société sont souvent fortifiés par l'autorité des loix. La société ne peut ni ne doit s'occuper des pensées secretes de ses membres, sur lesquelles elle n'a point de prise ; elle ne peut les juger que sur leurs actions, dont elle éprouve l'influence. Pourvu que le citoyen soit juste, paisible, vertueux, et remplisse fidelement ses devoirs dans sa sphere, ni la société ni le gouvernement ne peuvent sans folie fouiller dans sa pensée, ou s'arroger le droit de régler ses opinions vraies ou fausses relativement à des choses qui ne sont aucunement du ressort de l'expérience ou de la raison. Il doit être permis à l'homme d'errer à ses propres risques sur des matieres inaccessibles aux sens ; mais la société, ou la loi, peut justement l'empêcher d'errer dans sa conduite, et le punir lorsque ses actions nuisent à ses concitoyens.

En un mot, c'est une tyrannie aussi cruelle qu'insensée, de punir un homme pour n'avoir pu voir des objets invisibles avec les mêmes yeux que les tyrans qui le tourmentent pour sa façon particuliere de penser. D'un autre côté, un dieu très-juste, très-puissant, et très-bon, qui permet que les mortels s'égarent dans leurs pensées, ne peut pas approuver qu'on les tourmente pour leurs pensées diverses, qui ne dépendent point de leurs volontés. D'où il suit que la religion, d'accord avec la morale et la raison, défend de maltraiter les hommes pour leurs opinions religieuses. Cependant rien n'a coûté plus de sang et de larmes aux nations, que l'imposture qui persuade que la société est fortement intéressée à régler les opinions particulieres des citoyens sur des dogmes abstraits de la religion : cette idée, qui ne peut venir d'une divinité bienfaisante, a produit des persécutions, des supplices multipliés, des révoltes sans nombre, des massacres affreux, des régicides, en un mot les crimes les plus destructeurs. Des prêtres ambitieux ont voulu régner sur l'univers, subjuguer les souverains, établir leur empire sur les pensées-mêmes des hommes. Ils furent secondés par des fanatiques zélés et par des imposteurs, qui oserent prétendre que le dieu de la paix et des miséricordes vouloit que sa cause fût défendue par le fer et par le feu ; ils pousserent la démence et l'effronterie jusqu'à soutenir que ce dieu se plaisoit à voir fumer le sang humain, et demandoit qu'on égorgeât tous ceux qui n'auroient pas des idées justes de son essence impénétrable !

Des opinions si cruelles, si contraires aux notions que l'on se forme de la divinité, ont souvent révolté des philosophes éclairés, des gens de bonnes moeurs, et en ont fait des ennemis du dieu qu'on leur peignoit sous des traits si bizarres et si propres à effrayer : frappés des excès qu'ils voyoient commettre en son nom, ils ont quelquefois rejetté toute religion comme incompatible avec les principes de la morale, et n'ont regardé ses ministres que comme des tyrans, des imposteurs, des perturbateurs de la société, des brigands ligués pour asservir le genre humain.

Mais à quelque degré que l'on porte le doute ou l'incrédulité, quelles que soient les opinions des hommes sur la divinité, sur la religion et ses ministres, ces opinions ne changent rien à celles qu'ils doivent se faire de la morale. Celle-ci a la raison et l'expérience pour base ; elle se fonde sur le témoignage de nos sens ; soit que cette morale ait reçu la sanction de la divinité, soit qu'elle ne soit point revêtue de cette autorité surnaturelle, elle oblige également tous les êtres sociables ou vivants avec des hommes. Celui qui n'auroit point la foi, qui ne croiroit point une religion révélée, ou une morale expressément confirmée par la volonté divine, ne pourroit pas pour cela s'empêcher d'admettre une morale humaine, dont la réalité est constatée par des expériences incontestables, confirmée par les suffrages constants de tous les siecles et de tous les êtres raisonnables : celui qui nieroit même l'existence d'un dieu rémunérateur de la vertu et vengeur des crimes, ne pourroit pas refuser de croire l'existence des hommes, et seroit forcé de s'appercevoir à tout moment que ces hommes chérissent ce qui leur est utile, ou considerent la vertu, tandis qu'ils méprisent le vice et punissent le crime. Si, comme on a dit ailleurs, les vues d'un homme ne s'étendoient pas au-delà des bornes de sa vie présente, il seroit au moins obligé de reconnoître que, pour vivre heureux et tranquille en ce monde, il ne peut se dispenser d'obéir aux loix que la nature impose à des êtres nécessaires à leur félicité mutuelle. En se conformant à ces loix évidentes, tout homme aura droit à l'affection, à l'estime, aux bienfaits de la société, quelles que soient d'ailleurs ses notions vraies ou fausses sur la religion. Bien plus, des hommes très-pieux ont cru, que tous ceux qui suivoient la sagesse ou la raison pouvoient être regardés comme très religieux, même quand ils seroient athées. Ces principes nous mettront à portée de juger la doctrine et la conduite des ministres de la religion. Nous les reconnoîtrons pour les organes de la divinité, les interprêtes de l'auteur de la nature, lorsqu'ils nous parleront le langage de la nature, qui ne peut jamais être contraire au bien de la société. Nous regarderons comme des organes de quelque génie
mal-faisant, comme des menteurs, ceux dont les préceptes nous inviteroient au mal, ou tendroient visiblement à rendre les hommes malheureux ou méchants. Enfin nous applaudirons la conduite et les moeurs de ceux qui seront vertueux, sociables, utiles à la société ; et nous gémirons sur les égarements de ceux qui par leurs actions se rendront haïssables et méprisables aux yeux des êtres sensés.

Le sacerdoce forma chez tous les peuples du monde un ordre très-distingué : ses fonctions sublimes lui firent partager avec les dieux la vénération des mortels. Les prêtres furent, comme on verra bientôt, les premiers savants, les premiers fondateurs des nations ; une longue prescription leur donna, et leur conserve en tout pays, le droit d'élever la jeunesse, d'enseigner la morale aux hommes, de diriger leurs consciences et leurs moeurs en cette vie de façon à les y rendre heureux ; enfin étendant leurs idées au-delà même du trépas, les ministres de la religion se proposent de guider l'homme à une félicité plus grande que celle dont il jouït sur la terre. Bornés dans nos recherches à ne nous occuper que des mobiles humains et naturels qui doivent porter l'homme à faire le bien en ce monde, nous ne nous élancerons pas par la pensée dans un monde qui ne peut être connu que par la foi : ainsi nous examinerons seulement les devoirs qu'impose aux ministres des autels le rang qu'ils tiennent dans la société. également respecté par les souverains et les peuples, le clergé occupe le premier rang, ou constitue l'ordre le plus considéré dans toutes les nations : en vue des services qu'il rend ou qu'on attend de lui, il est pour l'ordinaire très-amplement doté ; ses chefs, ses membres les plus illustres, jouïssent de possessions qui les mettent à portée de paroître avec splendeur aux yeux de leurs concitoyens. Tant de marques d'honneur, des distinctions si frappantes, des richesses accumulées, imposent évidemment, sur-tout aux membres les plus favorisés du clergé, le devoir indispensable d'une reconnoissance éternelle, d'un attachement inviolable pour une patrie qui les comble de bienfaits. Sans se rendre coupables de la plus noire ingratitude, des évêques, des prélats dans les nations européennes, doivent se signaler par leur patriotisme, par leur zele à contribuer au bien-être, à la conservation des sociétés qui ont généreusement contribué à leur félicité particuliere.

D'où l'on voit que le prêtre doit, encore plus que tout autre, se montrer citoyen, chérir son pays, défendre sa liberté, stipuler ses intérêts, s'occuper de la félicité publique, maintenir les droits de tous, enfin s'opposer avec noblesse aux progrès du despotisme qui, après avoir dévoré les autres ordres de l'état, pourroit engloutir le clergé à son tour. Nul ordre dans un état n'est plus respectable que le clergé aux yeux des princes-mêmes ; c'est donc aux ministres de la religion qu'il appartient de faire connoître aux rois la vérité, que des courtisans flatteurs ne leur montrent jamais. Au lieu de calmer les remords des tyrans par des expiations faciles, le prêtre devroit remplir de terreurs salutaires les ames lâches et cruelles de ces monstres qui causent tous les malheurs des peuples. Placés au grand jour, les prêtres devroient, encore plus par leurs exemples que par leurs discours, exhorter les citoyens à l'union, à la concorde, à l'humanité, à l'indulgence, à la tolérance pour les égarements et les défauts des hommes.

Un prêtre intolérant et cruel ne peut pas être l'organe d'un dieu plein de patience et de bonté. Un prêtre qui fait immoler des hommes, est un prêtre de Moloch et non de Jésus-Christ. Un prêtre persécuteur, un fanatique qui prêche la discorde, ne sont que des fourbes qui parlent en leur propre nom, et dont la langue est guidée par l'intérêt, par le délire et la fureur. Un inquisiteur, qui livre un hérétique aux flammes, est évidemment un scélérat que l'intérêt de son corps a changé en une bête féroce. Disciples d'un dieu de paix, dont le royaume n'étoit pas de ce monde, les prêtres de nos contrées ne peuvent, sans outrager leur divin maître, refuser le tribut à César, ou se dispenser de contribuer aux charges de l'état, sous prétexte d'immunités et de droits divins : ils peuvent encore bien moins résister aux puissances, soulever les sujets contre les souverains, exercer un empire sur les princes, les priver de leurs couronnes, armer des mains parricides pour immoler des rois. Des prêtres coupables de pareils attentats, prouveroient à l'univers qu'ils ne croient pas au dieu qu'ils annoncent aux autres. Imitateurs d'un dieu qui naquit dans l'indigence, successeurs d'apôtres qui vécurent dans la pauvreté, les prêtres du christianisme ne possedent rien en propre. Dépositaires des aumônes que les fideles ont remis en leurs mains, ils ne doivent jamais les fermer quand il s'agit de soulager la misere. Un prêtre avare et sans pitié pour les pauvres seroit un économe infidele, un voleur, un assassin. Un prêtre intéressé, ainsi qu'un prêtre orgueilleux, ne pourroient sans démence se donner pour des disciples de Jésus.

Occupés d'études pénibles, ou livrés à la vie contemplative, les prêtres ont des moyens d'amortir en eux-mêmes l'ambition, l'avarice, la vanité, le goût du luxe et de la volupté, dont les autres hommes sont les jouets. La vie du prêtre doit être irréprochable ; son état doit le garantir de la contagion du vice ; il est fait pour nous montrer en sa personne le sage, le philosophe que l'antiquité promettoit vainement. Échauffés, attendris par les exemples touchants de la primitive église, les prêtres chrétiens sont destinés à faire renaître entre eux les temps fortunés où les fideles n'avoient qu'un coeur et qu'un esprit. Des querelles interminables et continuelles seroient des scenes scandaleuses, très-capables de refroidir la confiance des citoyens ; ceux-ci, dans leurs guides, ne devroient trouver que des anges de paix, des modeles de charité, des exemples vivants de toutes les vertus sociales. Si, comme on ne peut en douter, les sciences sont de la plus grande utilité pour les hommes, quels avantages inestimables ne pourroient pas lui procurer tant de cénobites et de moines richement dotés ? Qui oseroit se plaindre de leur oisiveté, et reprocher leur aisance ou leur opulence à des savants qui emploieroient le temps que leur fournit la retraite à faire des découvertes utiles, des expériences intéressantes, des recherches capables de faciliter en tout genre les progrès de l'esprit humain et les travaux de la société ?

Enfin les ministres de la religion, étant presque en tout pays exclusivement chargés de l'éducation de la jeunesse, quelles obligations les nations ne devroient-elles pas leur avoir s'ils s'acquittoient avec soin de la tâche importante et pénible de façonner le coeur et l'esprit de ceux qui deviendront un jour des citoyens ! Le clergé seroit, sans doute, le corps le plus utile, le plus digne de la confiance et de l'attachement des peuples, s'il remplissoit les fonctions auxquelles il semble destiné. Tels sont en peu de mots les devoirs que la vie sociale et la reconnoissance imposent aux ministres de la religion ; en s'y conformant fidelement ils mériteroient vraiment le rang et les richesses dont ils jouissent au sein des sociétés ; ils s'assureroient la vénération de leurs concitoyens ; ils seroient des hommes utiles et respectables aux yeux même de ceux qui, écoutant la voix de la raison, refuseroient de souscrire à leurs dogmes. Il est à présumer que la conduite d'un grand nombre de prêtres et de pasteurs, souvent si peu conforme à leur doctrine, est une des principales causes du dégoût que tant de personnes éclairées conçoivent pour la religion : à la vue de l'esprit despotique, de l'ambition, de l'avidité, de l'intolérance, de l'inhumanité dont les docteurs et les guides des peuples se rendent souvent coupables, bien des gens rejettent cette religion comme incompatible avec les principes les plus évidents de la saine morale. Tout homme ou tout corps qui s'éloigne du chemin de la vertu, travaille à sa propre destruction.

Un clergé sans lumieres et sans moeurs prêche hautement l'irréligion et l'incrédulité. Un corps trop orgueilleux pour faire cause commune avec les autres citoyens, ne peut avoir d'appui vraiment solide. Des prêtres ambitieux et turbulents déplaisent également aux souverains et au reste des sujets. Des guides avides et corrompus perdent la confiance et l'affection des peuples. Des docteurs dépourvus de science se rendront méprisables aux yeux des personnes éclairées.

Enfin des prêtres fauteurs du despotisme et de la tyrannie ne peuvent manquer de devenir un jour la proie des despotes et des tyrans : comme Ulysse dans l'antre du cyclope, ils auront l'unique avantage d'être dévorés les derniers.


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