L'anarchisme et autres entraves à l'anarchie

 

Bob Black

 

Ce n’est plus la peine d’élaborer de nouvelles définitions de l’anarchisme. Il serait difficile de faire mieux que celles conçues il y a fort longtemps par d’éminents et divers étrangers décédés. Ni de s’attarder sur les habituelles variantes composées : anarcho-communiste, individualiste, etc. Les ouvrages de référence ont déjà tout couvert. Plus pertinente est la question de savoir pourquoi nous sommes aussi éloignés de l’anarchie que le furent, en leurs temps, Goodwin et Proudhon ou Kropotkin et Goldman. Les raisons sont nombreuses, mais celles qui méritent qu’on s’y attarde sont causées par les anarchistes eux-mêmes, puisque parmi tous ces obstacles, ce sont ceux-là qui pourraient être franchis. Possible, mais peu probable.

Après des années d’analyse, et parfois d’activité harassante dans le milieu anarchiste, mon jugement pondéré est que ce sont les anarchistes qui sont la cause principale — une cause suffisante, je crois — pour que l’anarchie reste une épithète dénuée de toute chance de se réaliser. Franchement, la plupart des anarchistes sont incapable de vivre de manière autonome et coopérative. Beaucoup d’entre eux ne sont pas très vifs. Ils ont tendance à feuilleter leurs classiques et leurs publications confidentielles à l’exclusion d’une connaissance plus globale du monde dans lequel nous vivons. Essentiellement timides, il s’associent à leurs semblables avec l’accord tacite que personne ne remettra en cause leurs opinions et actions à l’épreuve d’une intelligence pratique et critique ; que personne, par leur réalisations individuelles, ne s’éloignera trop du niveau prédominant ; et surtout, que personne ne remettra en cause les croyances de l’idéologie anarchiste.

Le milieu de l’anarchisme, est moins un défi à l’ordre établi, qu’une façon très spécialisée de s’en accommoder. C’est un mode de vie, ou plutôt un élément, comportant ses propres récompenses et sacrifices particuliers. La pauvreté est obligatoire, et par là même, forclos la question de savoir si tel ou tel autre anarchiste aurait pu être autre chose qu’un vaincu, quelle que soit son idéologie. L’histoire de l’Anarchisme est une succession sans précédant de défaites et de martyres. Pourtant les anarchistes vénèrent morbidement leurs prédécesseurs persécutés, ce qui porte à croire que comme tous les autres, ils pensent que le seul bon anarchiste est un anarchiste mort. La Révolution — défaite — est glorieuse, mais appartient aux livres et aux pamphlets. Au siècle dernier — l’Espagne en 1936 et la France en 1968 — sont des cas particulièrement clairs où l’agitation révolutionnaire a prit de court les organisations anarchistes officielles qui restèrent méfiantes, ou pire. La raison n’est pas difficile à débusquer. Ce n’est pas parce que ces idéologues étaient des hypocrites (certains le furent). Mais parce qu’ils avaient mis au point une routine quotidienne de militantisme anarchiste qui leur permettait, inconsciemment, de tenir indéfiniment puisque la révolution n’est pas vraiment envisageable ici et maintenant. Et il réagirent avec peur et méfiance quand les événements prirent de vitesse leur rhétorique.

Autrement dit, s’il faut choisir entre l’anarchisme et l’anarchie, la plupart des anarchistes prendront l’idéologie anarchiste et sa sous-culture, plutôt que de se lancer dans l’inconnu d’un monde affranchi de l’état. Mais puisque les anarchistes sont de toute évidence pratiquement les seuls critiques de l’état, inévitablement ces libertaires effrayés par la liberté, assumeraient une prééminence, ou du moins une visibilité médiatique dans une insurrection réellement anti-étatiste.

Étant plutôt des suiveurs, ils se retrouveraient alors leaders d’une révolution qui mettrait non moins en cause leur statut, que celui des politiciens et des nantis. Consciemment ou non, les anarchistes saboteraient la révolution, qui sans eux se serait passé de l’état, et sans se donner la peine de rejouer l’antienne Marx/Bakounine.

Il s’avère que les anarchistes qui en assument l’appellation, n’ont rien fait pour défier l’état. Et ce n’est pas avec leurs écrits venteux et jargonisants, que personne ne lit, mais avec l’exemple contagieux d’une autre façon d’envisager les rapports humains. Dans leur façon de mener le business de l’anarchisme, les anarchistes sont la meilleure réfutation des prétentions anarchistes. Il est exact qu’en Amérique du Nord, au moins les « fédérations » bureaucratisées de militants travaillistes se sont écroulées dans l’ennui et l’acrimonie, et heureusement d’ailleurs, mais la structure sociale informelle de l’anarchisme est percluse de rapports hiérarchiques. Les anarchistes se soumettent placidement à ce que Bakounine appelait "un gouvernement invisible" qui, en ce qui les concerne, est constitué de rédacteurs-en-chefs de fait, sinon en titre , d’une poignée des plus importantes et viables publications anarchistes.

En dépit d’apparentes divergences idéologiques, ces publications partagent une attitude paternaliste envers leurs lecteurs et s’accordent à ne pas permettre de polémiques qui révèleraient leurs incohérences et compromettraient leurs intérêts de classe dans leur hégémonie sur les sans-grade anarchistes.

Étrangement, il est plus aisé de critiquer le Fith Estate ou Kick It Over dans leur propres pages que, par exemple, Processed World. Toute organisation a plus en commun avec n’importe quelle autre organisation, qu’avec aucun des désorganisés. La critique anarchiste de l’état, si seulement les anarchistes la comprenaient, n’est qu’un cas particulier de la critique de l’organisation. Et à un certain niveau, même les organisations anarchistes en ont l’intuition.

Les anti-anarchistes pourraient bien conclure que s’il doit y avoir une hiérarchie et de la coercition, que les choses soient clairement dites et revendiquées. Contrairement à ces pontes (les "Libertarians" de droite et autres "minarchists" je persiste obstinément dans mon opposition à l’état. Mais pas parce que, comme le clament si étourdiment les anarchistes, l’état est "inutile".

Le commun des mortels rejette cette affirmation anarchiste comme étant ridicule, et il a bien raison.

De toute évidence, dans une société de classes industrialisée comme la notre, l’état est nécessaire.

En l’occurrence, l’état a créé les conditions qui le rendent indispensable, en dépouillant les individus et les collectivités de leur autonomie. Les fondements de l’état (le travail, le moralisme, la technologie industrielle, les organisations hiérarchiques) ne sont pas tant nécessaires, que foncièrement antiétatiques à la satisfaction de besoins et de désirs réels.

Malheureusement, la plupart des variétés d’anarchisme appuient toutes ces thèses, mais rechignent à en tirer une conclusion logique : la nécessité de l’état.

S’il n’y avait pas d’anarchistes, l’état devrait les inventer. Nous savons qu’en plusieurs occasions, c’est exactement ce qu’il a fait. Nous avons besoin d’anarchistes débarrassés de l’anarchisme.

Et c’est seulement à ce moment là, que nous pourrons sérieusement fomenter l’anarchie.


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