LE DESTIN DE L'HOMME SE JOUE PARTOUT ET TOUT LE TEMPS
"Je suis dépourvu de foi et ne puis
donc être heureux, car un homme qui risque de craindre que sa vie ne soit une
errance absurde vers une mort certaine ne peut être heureux."
Ainsi commence "Notre besoin de consolation est impossible à
rassasier" de Stig Dagerman
Parler de l'humanité, c'est parler de
soi-même. Dans le procès que l'individu intente perpétuellement à l'humanité,
il est lui-même incriminé et la seule chose qui puisse le mettre hors de cause
est la mort. Il est significatif qu'il se trouve constamment sur le banc des
accusés, même quand il est juge. Personne ne peut prétendre que l'humanité
est en train de pourrir sans avoir, tout d'abord, constaté les symptômes de la
putréfaction sur lui-même. Personne ne peut dire que l'être humain est
mauvais sans avoir lui-même commis de mauvaises actions. En ce domaine, toute
observation doit être faite in vivo. Tout être vivant est prisonnier à
perpétuité de l'humanité et contribue par sa vie, qu'il le veuille ou non, à
accroître ou à amoindrir la part de bonheur et de malheur, de grandeur et
d'infamie, d'espoir et de désolation, de l'humanité.
C'est pourquoi je puis oser dire que le destin
de l'homme se joue partout et tout le temps et qu'il est impossible d'évaluer
ce qu'un être humain peut représenter pour un autre. Je crois que la solidarité,
la sympathie et l'amour sont les dernières chemises blanches de l'humanité.
Plus haut que toutes les vertus, je place cette forme d'amour que l'on appelle
le pardon. Je crois que la soif humaine de pardon est inextinguible, non pas
qu'il existe un péché originel d'origine divine ou diabolique mais parce que,
dès l'origine, nous sommes en butte à une impitoyable organisation du monde
contre laquelle nous sommes bien plus désarmés que nous pourrions le
souhaiter.
Or, ce qu'il y a de tragique dans notre
situation c'est que, tout en étant convaincu de l'existence des vertus
humaines, je puis néanmoins nourrir des doutes quant à l'aptitude de l'homme
à empêcher l'anéantissement du monde que nous redoutons tous. Et ce
scepticisme s'explique par le fait que ce n'est pas l'homme lui-même qui décide,
en définitive, du sort du monde, mais des blocs, des constellations de
puissances, des groupes d'États, qui parlent tous une langue différente de
celle de l'homme, à savoir celle du pouvoir.
Je crois que l'ennemi héréditaire de l'homme
est la macro-organisation, parce que celle-ci le prive du sentiment,
indispensable à la vie, de sa responsabilité envers ses semblables, réduit le
nombre des occasions qu'il a de faire preuve de solidarité et d'amour, et le
transforme au contraire en co-détenteur d'un pouvoir qui, même s'il paraît,
sur le moment, dirigé contre les autres, est en fin de compte dirigé contre
lui-même. Car qu'est-ce que le pouvoir si ce n'est le sentiment de n'avoir pas
à répondre de ses mauvaises actions sur sa propre vie mais sur celle des
autres?
Si, pour terminer, je devais vous dire ce dont
je rêve, comme la plupart de mes semblables, malgré mon impuissance, je dirais
ceci : je souhaite que le plus grand nombre de gens possible comprennent qu'il
est de leur devoir de se soustraire à l'emprise de ces blocs, de ces Églises,
de ces organisations qui détiennent un pouvoir hostile à l'être humain, non
pas dans le but de créer de nouvelles communautés mais afin de réduire le
potentiel d'anéantissement dont dispose le pouvoir en ce monde. C'est peut-être
la seule chance qu'ait l'être humain de pouvoir un jour se conduire comme un
homme parmi les hommes, de pouvoir redevenir la joie et l'ami des ses
semblables.
Stig
Dagerman, 1950.
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