Le diable (l'art est normal)

Les fonctions de l'art

L'art, c'est à peu près rien. Il a exactement la même fonction qu'un coup de pied sur l'ego: il sert à créer un effet émotif. Point. Les conclusions logiques viennent après, question de rationaliser un peu le fait qu'on aie eu une bête émotion en regardant une toile colorée.

Aujourd'hui, les artistes se donnent des airs d'oracles et leurs outils sont conservés comme des reliques. Les stades, les galeries d'art, les musées et les librairies sont comparés à des temples! On demande aux artistes d'offrir des commentaires sur les grandes questions émotionnelles et philosophiques en prétextant presque une connexion avec Dieu. Car, évidemment, on les voit souvent, en spectacle, à l'oeuvre ou ailleurs prendre des allures d'individu en transe, en communication avec des sens inconnus du commun des mortels.

Et l'art est devenu autosuffisant; on le définit par des œuvres d'art. N'est-ce pas l'équivalent de définir un dessin avec un dessin? Le but du présent texte est de rationaliser un peu ce qui n'a pas souvent été décortiqué: l'art en général, par l'exemple de la peinture. Avions-nous peur de découvrir que tout est normal, naturel, explicable et cartésien, dans cet univers?

L'exemple de la représentation d'un diable

Récemment, dans un musée, un célèbre peintre a conçu une œuvre qui fit accourir à ses côtés des milliers d'amateurs. À l'aide de poils apposés au bout d'un pinceau qu'il trempa successivement dans plusieurs mélanges de peinture, il coloria une toile blanche où adhéraient, aux endroits convenus, les différentes teintes. Or, cette œuvre n'était qu'une couche de couleurs sur un tissu propice. Pourtant, des femmes se sont évanouies, des hommes ont crié, des enfants ont pleuré à la vue de cette peinture.

Pourquoi tant d'émotion? Parce que la toile représentait un diable aux crocs aiguisés et au regard convaincant. Les personnes qui ont vu la toile l'ont trouvée si réaliste et troublante qu'ils ont senti en eux une sorte de peur résiduelle qui leur demandait en secret: "Ce diable que je vois sur cette toile, est-il véritable?" Et les hommes pleurèrent et les enfants s'évanouirent et les hommes crièrent comme s'ils avaient vu la mort ou un diable.

L'art peut servir à communiquer une émotion. Il se sert exclusivement de l'illusion et de ce qu'il nous reste d'instinctif en nous. Si une simple toile peinturlurée de couleurs peut nous faire ressentir une émotion, c'est que, parce que le peintre est habile, cette œuvre a pu devenir autre chose qu'une simple toile. Et si nous sommes tombé dans le panneau, c'est parce que nos sens ont bien cru qu'il s'agissait là d'autre chose qu'une toile.

Normalement, une toile colorée ne devrait pas nous faire peur. Si nos sens sont entièrement conscients de la composition de cette même toile, la peur ne se manifestera plus. Mais, si nos sens forment en nous un simple doute, minuscule, petit, alors la toile sera chargée d'émotions. "Est-ce que ce diable est bien vrai?"

Les peintres habiles savent jouer avec nos instincts. Ils connaissent les couleurs qui nous donnent joie, peine, esprit positif, négatif, peur ou colère. Ils savent comment construire une image pour que le mouvement donne une valeur au tableau...

Dans le même musée, aux côtés de la représentation de ce diable, il y avait, accrochées, des œuvres du même peintre, représentant des thèmes divers, compliqués ou pas. Ici, une image de petite fille triste où la pluie comme les coulis de peinture glissaient doucement jusqu'au bas du cadre, là, un taureau rouge qui frappe du pieds sur un sol orange, et ici, plus loin, une verdure calme, baignée d'une lumière vague.

Ces œuvres vous donneront des émotions autant qu'à un chien qui jappe devant un écran de télévision où est représenté un autre chien. Il y a quelque chose de sauvage et d'instinctif en lui qui lui donne le doute.

Il n'y a rien de magique. Ou plutôt si: c'est de la prestidigitation.

Un jour, après être passé à côté de cette toile monstrueuse des dizaines de fois, vous regarderez la toile et cela ne vous obligera à aucune réaction. C'est une bête toile, vous direz-vous, rien de plus. Par contre, bientôt arrivera une nouvelle exposition à laquelle vous ne vous êtes pas encore accoutumé, qui étonnera encore vos sens, qui seront surpris et qui diront, encore une fois, à la bestiole bête qui est en vous que "peut-être est-ce un véritable diable"...

L'art se sert donc des lacunes de nos sens pour créer des illusions qui nous donneront certaines émotions. Il est à noter, par ailleurs, qu'il peut faire appel à notre connaissance inconsciente et apprise de certains symboles. Ainsi, puisque pour tout être, la nuit représente, depuis le début des temps, une sorte de mystère qui pourrait faire peur, sa représentation sur une toile désignera précisément cet appel, comme la représentation d'un soleil laisserait présager une bonne humeur.

Le peintre lui-même est le premier cobaye de son œuvre. À mesure qu'il la conçoit, il teste son efficacité sur sa propre émotivité.

Le jeu de l'art

Au musée, devant le diable, les experts essaieront de décoder le tout. L'art peut servir de générateur d'émotions illusoires mais aussi de jeu pour les esprits érudits. Ces derniers essaient de décoder la signification profonde d'une œuvre. Ils décortiquent ses symboles, agencent les significations et en ressortent une théorie, une vérité universelle. Ici, le complexe d'Œdipe, là un renouvellement de l'imaginaire des douze travaux d'Hercule, et là une peur issue d'une frustration sexuelle. Cette analyse peut aller au delà des volontés mêmes de l'artiste car les érudits comprennent (?) l'humain mieux que quiconque et peuvent décoder (?) les volontés du peintre. Les œuvres peintes sont devenues de plus en plus abstraites et de plus en plus compliquées pour assouvir la soif de ces critiques érudits capables de décoder n'importe quoi.

Car ils sont sévères: si une œuvre est trop simple à déchiffrer, si, par exemple, elle ne sert que la bonne humeur naïve d'une personne qui aurait décidé de peindre un paysage aimé, tout simplement, alors elle est vue comme puérile et sans intérêt. Le décodage est alors trop facile, on met en boîte toute l'oeuvre et elle perd toute valeur: l'oeuvre n'est pas assez puissante, elle n'est pas assez riche, le peintre n'a pas tendu assez de pièges. Si, au contraire, le peintre a donné dans un hasard indécodable, dans l'abondance de symboles hirsutes, alors l'oeuvre sera trop complexe, on la taxera de tous les noms et les érudits abandonneront leur travail assez vite, ne trouvant pas assez de logique dans ce bric-à-brac.

Les artistes qui, assurément, seront les plus appréciés par les érudits seront ceux qui, très brillants, et plus brillants que les critiques, auront concoctés des œuvres assez complexes pour qu'elles soient difficilement décodables et assez simples pour qu'après une longue période de temps, les intellectuels puissent en interpréter le mystère. Ils pourront alors pavaner avec le trophée de cette œuvre difficile à cerner, et feront grande gloire au travail de l'artiste. Car l'érudit se mesure intellectuellement à toutes les personnes qu'il trouve. Si l'artiste est assez brillant pour lui donner du fil à retordre mais assez bête pour ne pas pouvoir le coincer, alors le critique appréciera, aimera, et glorifiera.

Remarquez: Les mouvements populaires et spontanés tels l'émergence des moyens de communication comme la bande dessinée, le rock, le punk, les trash movies (etc.) ont eu la cote dans les milieux intellectuels lorsqu'ils se sont complexifiés ou (surtout) lorsqu'ils ont pu présenter une valeur de document social: les intellectuels ont pu décortiquer le pourquoi, le comment, les origines de ces mouvements. Ils ont eu une matière à manger, à creuser, à comprendre, ce qui les a satisfait.

Ainsi, artistes qui voulez percer dans ce monde où il est si facile de devenir citoyen mais si difficile de prendre un quelconque pouvoir, sachez que l'art n'est pas plus brillant que n'importe quelle autre discipline. Si elle nous donne des émotions et si elle peut être creusée durant des heures tellement elle est épaisse, c'est parce que nous sommes trop bêtes pour décortiquer les procédés qui permettent l'illusion et parce que nous sommes trop vantards pour nous souvenir que l'art n'est pas un code dont la compréhension est garante de l'intelligence.

Un petit résumé:

Les fonctions de l'art sont:

1-Art populaire: Créer des émotions grâce à une mauvaise compréhension de ce que l'on voit, effet retenu de notre passé plus ignorant et du fait que notre sortie des cavernes et de la vie sauvage n'est pas si lointaine. Dommage que notre cerveau ne soit pas en mesure de rationaliser une bête toile colorée avec des pinceaux.

2-Art populaire intellectualisé: Créer un concours d'énigmes qui glorifie l'intellectuel réussissant à décortiquer le plus grand nombre d'œuvres compliquées et les artistes qui savent les créer.

Rien de tout cela n'est mauvais en soi. Il faut arrêter de vouloir dénoncer à chaque fois que l'on descend, simplement, de son piédestal une institution ou un concept. La dénonciation a une drôle de couleur émotionnelle qui n'a pas sa place ici. Passons.

On peut donc revitaliser des perceptions (et notamment celle de l'art) sans injustifier son existence. En prenant conscience de la véritable nature des choses, on évite de se berner et nous sommes plus enclin à en apprécier la valeur réelle.

L'art est ce qu'il est. Il existe parce qu'il répond à un besoin chez l'être humain: croire en l'existence d'autre chose que l'univers dans lequel il évolue. L'art a souvent eu cette fonction qui ressemble à celle d'une porte: faire passer, par un dérèglement de la perception, les intéressés vers un autre monde. Or, justement, il s'agit d'un dérèglement de la perception, rien d'autre. Il n'existe aucun autre monde, car l'art n'est qu'une illusion.

L'art, c'est de la prestidigitation, rien de plus. Faites semblant d'y croire mais n'oubliez pas que c'est faux. Frustrant, non?

Tout est normal, naturel, explicable et cartésien, dans cet univers. Frustrant, non?

 


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