L'erreur de Jacob

 

 

"Jacob anarchiste ? Parfaitement.

[…] Nous, anarchistes qui, à l'opposé des politiciens, recherchons moins le nombre que la qualité des individus, nous n'avons pas à cacher nos sentiments. Tant pis si les doctrines que nous propageons et que nous croyons saines sont admises avec lenteur. C'est des individus qu'il faut à nottre côté pour la lutte, non des timorés ou des girouettes. C'est pour ça qu'aux institutions perfides et bébêtes nous disons : oui, on peut être cambrioleur et anarchiste, Jacob est de ceux là".

Armand Baure (Une de germinal du 23 avril au 7 mai 1905)

 

 

Grâce à un subterfuge sur lequel je m'abstiendrai de fournir des éclaircissements, j'ai pu pénétrer dans le cachot de Jacob. La paille humide, ordinaire à ces lieux, faisait absolument défaut. Le condamné n'avait pas cette mine abattue que je m'attendais à lui trouver. Seulement, à en juger par le mouvement régulier de sa mâchoire qui s'ouvrait et se refermait en de formidables bâillements, Jacob paraissait s'embêter ferme.

- Eh bien, fit-il.

- Eh bien, dis-je.

Là-dessus, Jacob se leva et, comme tout prisonnier qui se respecte, se mit à marcher à grandes enjambées entre les quatre murs de sa cellule. Puis, se plaçant devant moi, les bras croisés sur sa poitrine :

- Voyons, que pense-t-on de mon action ? Qu'a-t-on dit et qu'a-t-on fait ? A-t-on créé autour de ce procès, où je démolissais tour à tour chacun des soutiens de notre ordre social, l'agitation nécessaire ?n un mot, a-t-on profité de l'occasion unique qui s'offrait à la propagande et à la diffusion de nos idées, de notre idée ?

Je secouai péniblement la tête qui oscilla sur mes épaules de droite à gauche, puis de gauche à droite, ce qui dans tous les temps et dans tous les lieux a signifié un acte de dénégation.

- Ainsi, reprit Jacob, on n'a rien fait de tout cela. Alors, qu'a-t-on fait ? Que fait-on ?

- On s'occupe, répondis-je, de savoir si tes actes sont en concordance avec les principes anarchistes.

Jacob bondit. Ses yeux noirs, empreints d'une si ineffable douceur quand ils reposaient sur un ami, mais si farouchement chargés du fluide de haine quand ils se fixaient sur un adversaire, ses yeux me lancèrent un éclair.

- Comment ? s'écria-t-il, vous en êtes là ? Vous recherchez si mes actes sont en accord avec mes principes ? Les principes. Quels principes ? Moi qui croyais naïvement que l'anarchisme était une conception politique et économique d'une société encore à venir et qu'il fallait commencer par flanquer celle-ci par terre ! Je me trompais donc ? Il paraît qu'il y a une tactique, une seule, la bonne celle-là ! Mais quelle est-elle ?

- Je n'en sais rien, avouai-je, confessant d'un air piteux mon ignorance.

- Tu n'en sais rien du tout, mais d'autres doivent le savoir. Voyons, quelle est la méthode ? Explique-moi cela. Comment faut-il s'y prendre pour être réellement anarchiste ?

- Ecoute, dis-je. A la vérité, personne n'en sait rien. Des méthodes, il en existe presque autant que d'individus. Des principes, il y en a certainement. Mais quels sont les bons et les mauvais ? Je n'en sais pas plus long là-dessus que les camarades. Tout ce que je puis te dire, c'est que des gens qui s'y connaissent affirment que tes actes n'ont rien avoir avec l'anarchie.

Jacob s'était remis à marcher furieusement dans l'étroit espace que la générosité gouvernementale lui avait consenti. De nouveau, il s'arrêta et se campa devant moi :

- Ainsi, la leçon n'aura pas été comprise ? J'ai voulu donner un exemple ; j'ai voulu montrer à toutes ces foules de travailleurs stupides qui font la richesse et la puissance de leurs maîtres par leur labeur et leur soumission que la désertion de l'atelier était le seul acte de révolte lucide et logique. J'ai voulu montrer aux camarades que le seul moyen de lutte efficace était celui qui consistait à attaquer à l'endroit sensible : le coffre-fort. L'argent étant le maître incontesté, c'est à l'argent que je m'en suis pris. J'ai rêvé de la révolution par l'éventrement des coffres-forts et l'éparpillement de l'or autour de moi. J'ai substitué la pince-monseigneur à la bombe désuète. J'ai voulu éclairer la conscience des parias, des malfaiteurs, de tous ceux qui sont les en-dehors, les hors-la-loi et qui, par tous les moyens, luttent pour l'existence, s'affirmant ainsi les seuls logiques. Et voici qu'au moment où je succombe, il se trouve des gens graves, très graves, trop graves pour condamner ma "méthode" au nom de principes qu'ils ne savent même pas formuler. Sans doute, il vaut mieux débiter les derniers philosophes à un troupeau de tardigrades attendant dévotement l'oracle. C'est en effet moins sûr, moins immédiat mais moins dangereux.

Jacob S'était interrompu un instant. Il reprit plus sourdement :

- Je vois très bien aujourd'hui que je m'étais trompé. Je n'aurais pas dû agir sans quémander l'autorisation préalable des pontifes. Voilà mon erreur ! Mea culpa ! La prochaine fois, je prierai ces messieurs de se réunir et de se prononcer. Et je n'agirai que lorsque la certitude que les principes dont ils sont dépositaires ne courent pas le risque d'être outragés.

Je regardai Jacob avec inquiétude. Mais un formidable éclat de rire vint souligner ses dernières paroles. D'un saut, il s'était replacé sur sa couchette et, dès lors, il se referma dans un mutisme dont rien ne put le faire sortir.

Victor Méric in Le Libertaire du 23 au 30 avril 1905 [Il s'agit dune fiction "journalistique". NDLR]


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