L’esthétique du suicide[1]

 

Michel Thévoz

 

SUICIDE ET PULSION DE MORT

 

"L’art fut la transfiguration poétique du

réel. La philosophie fut la transfiguration

poétique du concept. Ce qu’il faut transfigurer

poétiquement désormais, c’est la disparition

de tout cela – du réel, du concept,

de l’art, de la nature, et de sa philosophie

elle-même."

Jean Baudrillard, Fragments

 

En principe, le suicide est un acte, ou un passage à l’acte, recommandable dans certaines situations, regrettable dans d’autres, restant de toute manière du ressort exclusif de l’intéressé. Mais il peut être différé, symbolisé, métabolisé socialement, pour ainsi dire, durer même une vie ; en tant que processus d’autodestruction ou de disparition visible ou intelligible, il peut prendre un sens qui excède la sphère personnelle. A l’instar du doute de Descartes ou du délire contrapuntique de Jean-Sébastien Bach, il peut emprunter une voie hyperbolique, il peut décrire, dans des termes philosophiques, littéraires ou artistiques, toutes les circonvolutions qui le conduisent à son accord de résolution, c’est-à-dire au silence ou au néant. Il fait partie de ces dispositions singulières qui pourraient paraître de prime abord négatives ou maladives, qui le deviennent même effectivement si la société les réfléchit comme telles ; cependant, dans une conjoncture déterminée, et toujours par effet de réflexion (le cas échéant, d’empathie avec l’inconscient collectif), ces dispositions peuvent prendre une valeur métaphorique et prédisposer au talent ou au génie. Le fait est que chaque époque se découvre une morbidité élective, qui se déclare chez des sujets privilégiés. Ainsi, le maniérisme du XVIe siècle doit beaucoup à des types spécifiques de névrose obsessionnelle, l’âge baroque exalte des fonctions hallucinatoires, les utopies du siècle des Lumières procèdent de véritables délires rationnels, le symbolisme est en consonance avec la mélancolie, l’Art Nouveau avec l’hystérie, le cubisme avec la schizophrénie, le surréalisme avec la paranoïa, le body art avec certains types de perversion ; bref, il y a des circonstances historiques qui font vibrer telle ou telle fréquence dans la gamme des pathologies mentales comme un résonateur, qui mettent autrement dit cette affection à la mode – et la mode, on le sait (ou on ne le sait pas, car elle traîne une réputation qu’elle ne mérite pas), c’est le ferment de l’invention artistique.

A l’aube du troisième millénaire, la pulsion de mort est à l’ordre du jour. Telle sera notre hypothèse, inspirée bien sûr par le nihilisme freudien (celui de Lucian autant que de Sigmund) – hypothèse nullement pessimiste ni sinistre au demeurant : il faut insister sur le fait que, chez l’homme, il s’agit d’une pulsion et non d’un instinct. L’instinct est une donnée de caractère génétique qui soumet l’individu à un véritable déterminisme (nidifier s’il est oiseau, migrer s’il est criquet migrateur, barrir s’il est éléphant, etc.) ; tandis que la pulsion est flexible, toujours déjà métabolique, elle engage des déplacements, des substitutions, des métaphorisations, elle se modifie et se complexifie de génération en génération par héritage culturel. Ainsi, la pulsion de mort ne conduit pas nécessairement ni directement à l’autodestruction ou au meurtre, elle peut emprunter des détours imprévus et connaître des états réversibles, admettre qu’on prenne congé de la vie temporairement seulement, dans le sommeil, dans le jeu, dans le rêve, dans l’orgasme. Du point de vue psychanalytique, la mort, en tant qu’elle est signifiée ou figurée, est une des données essentielles, ou plutôt existentielles, de la condition humaine, elle est intériorisée dès l’enfance, elle est agissante dans tout le cours de l’existence, on peut donc la considérer paradoxalement comme vitale, et comme un facteur de complexité. Par exemple, si particulier ou même crapuleux que soit ou que puisse paraître parfois son code d’honneur, l’être humain ne peut pas vivre sans la présomption anticipée de ce bilan qu’on fera de sa vie, il compose tout au long avec cette rétroaction à venir, il amorce d’une certaine manière sa propre nécrologie, il vit au futur antérieur autant qu’au présent. C’est dans ce sens qu’il faut entendre la réflexion de Heidegger : "Nous mourons dès notre naissance, et nous naissons jusqu’à notre mort".

Parmi les modalités complexes de la pulsion de mort, il y a le pouvoir de négation, de mise hors jeu de la réalité, la faculté de s’en excepter, de se déconnecter temporairement (ce que la phénoménologie désigne comme épochè). A cet égard, la création artistique, qui revient à préférer l’ombre à la proie, l’imaginaire au réel, et qui met à contribution homo demens plutôt qu’homo sapiens, procède électivement de la pulsion de mort, tout comme le langage, et a fortiori l’intelligence. Il faut qu’une chose meure pour accéder à l’ordre symbolique ; la rose, dit le poète, en tant que je la nomme, c’est l’absente de tout bouquet ; dans la réalité, elle nous charme par son aspect et par son odeur, alors que le mot "rose" est composé de caractères stéréotypés, inexpressifs et inodores ; il n’empêche que, pour exister, pour se pourvoir d’une identité, d’une présence à soi, d’une permanence, la rose a besoin de ce nom qui lui dit" non". Il n’y a pas de présence sans représentation, l’objet doit disparaître pour qu’on le nomme, le symbole institue une mort qui n’est pas un néant mais la promotion à une vie non physique. Comme le note Lacan, il faut qu’une chose puisse manquer à sa place pour s’insérer dans un ordre de réalité quelconque, il faut que, par la représentation, et par la négation qui lui est inhérente, on la gratifie de la possibilité même du manque : un livre qu’on ne trouve pas à sa place dans la bibliothèque, ou un seul être faute duquel tout est dépeuplé. En revanche, on n’imagine pas qu’un nuage manque dans le ciel, ou une vague dans la mer, sinon pour le tournage d’un film, ou pour la composition d’une peinture, précisément. Bref, la pulsion de mort, dans ce sens, c’est le ressort même de la fonction symbolique, c’est le code ou la représentation préférés au chaos sensible, et constitutifs de l’objectivité. Anthropologues, sociologues, psychanalystes, historiens, insistent sur le fait que nous naissons, nous vivons et nous mourons dans un champ de significations sédimentées que Castoriadis appelle l’imaginaire collectif, Lacan l’ordre symbolique, Sartre le champ pratico-inerte, etc., un champ constitutif de l’esprit humain, mais qui a l’objectivité froide et l’inertie létale d’un dictionnaire, d’un musée ou d’une pierre tombale.

La pulsion de mort pourrait par conséquent se caractériser comme une oscillation régressive-progressive entre deux états d’inertie, le premier (logiquement et chronologiquement) physique, le second, sémantique. Régressivement, elle est un retour à la vie inorganique, ou, du moins, à l’inconscience originaire, et plus particulièrement à la douce inconscience fœtale, ce pourquoi elle est liée au principe de plaisir. La mort, dans ce sens, en tant que nirvana, est au commencement plutôt qu’à la fin de la vie, c’est un paradis perdu qui aimante, pour ainsi dire, ladite pulsion comme une fin suicidaire (une formule elle-même oscillante, la fin pouvant désigner un objectif plutôt qu’un terme, et le suicide être invoqué sur un mode hyperbolique ou dilatoire). L’eau de la piscine, par exemple, pourra être ressentie comme un substitut chloré du liquide amniotique et comme une réactualisation létale ou "océanienne" gratifiante : "Piscines ! Piscines ! Nous sortirons de vous purifiés" (André Gide). Dès lors que la pulsion de mort emprunte cette voie de substitution métaphorique, elle s’oriente dans l’autre sens, celui de l’expression verbale, figurative, scientifique, bref, de la créativité. Pour Lacan, "l’objet humain se constitue toujours par l’intermédiaire d’une première perte. Rien de fécond n’a lieu pour l’homme sinon par l’intermédiaire d’une perte de l’objet. Le sujet a toujours à reconstituer l’objet, il cherche à en retrouver la totalité à partir de je ne sais quelle unité perdue à l’origine"[2]. Tel est le paradoxe : la vie serait mortelle (mortellement ennuyeuse) si elle n’était pas vivifiée par le deuil originaire et obstinément reconduit de l’objet !

Cette tendance au retour, à la réactualisation ou à la secondarité ne prend pas nécessairement le chemin paradisiaque de la piscine ; dans bien des cas, et paradoxalement, elle contredit au principe de plaisir ; elle correspond à ce que les psychanalystes appellent compulsion, contrainte, ou automatisme de répétition. L’être humain a tendance à reproduire avec insistance non seulement l’état bienheureux, mais aussi, et peut-être plus encore, les conflits qu’il a subis dans sa vie, les traumatismes, les épisodes non résolus. Ainsi, les accidents graves, les drames de la guerre, les examens même réussis, ramènent régulièrement le sujet à la situation pourtant déplaisante qui a généré le traumatisme. Cela se produit déjà dans la vie courante : la petite fille qui vient d’être grondée se retire dans sa chambre pour gronder à son tour sa poupée. Cet exemple indique la raison de la répétition : reproduire la scène traumatique, c’est s’en faire le metteur en scène, en inversant parfois les rôles, c’est une occasion qui se présente et qui se répète de maîtriser et d’élaborer le drame ; dans le meilleur des cas, la reproduction de ce qui a été vécu sur le moment comme une agression ou comme un geste hostile en fait ressortir la nécessité légale (la punition éducative, en l’occurrence). Voilà pourquoi les enfants exigent que l’histoire qu’on leur raconte soit toujours la même, avec les mêmes mots : ce que l’enfant demande, c’est moins les péripéties ressassées que l’initiation au système signifiant, la maîtrise des règles d’un jeu ou d’un code, qui ne doit donc pas varier. C’est bien pourquoi les psychanalystes, à commencer par Lacan, considèrent la pulsion de mort comme le ressort de la symbolisation, et la contrainte de répétition comme des prolégomènes à l’ordre symbolique. Ainsi polarisée, la pulsion de mort consiste bien à ramener l’animé à l’inanimé, mais dans un sens plus positif que celui de l’anéantissement brutal : ramener le chaos de l’expérience existentielle à l’ordonnance du code, la fuite des sentiments à l’architecture des mots, la précipitation des événements à l’inertie du système symbolique – rattraper le temps perdu par un roman, si ça se (re)trouve… Tel est le paradoxe, encore une fois : la mort, en tant qu’elle est signifiée comme telle, est le contraire de la mort, elle assure le métabolisme de la vie symbolique. Ou, pour dire la même chose autrement, la vie et la mort s’opposent consubstantiellement, elles s’inscrivent en continuité, ou en "anneau de Mœbius", sur la même surface existentielle.



[1] Extraits. Source : http://www.leseditionsdeminuit.fr/extraits/2003/suicide.pdf.

[2] Jacques Lacan, Séminaire II, Le Moi dans la théorie de Freud, Paris, Le Seuil, 1978, p. 165.


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