Lettre d'un embusqué aux îles du Salut (Guyane française) (1)

 

 […] Mon expérience des évènements et des hommes ne m'a pas encore permis de comprendre la véritable signification des mots que chacun prostitue à sa guise. Qu'est-ce que la vertu, que l'honneur, que la justice, que la morale, que la conscience, que la religion, que la patrie ? Chi lo sa ? Personne. Mais ce que je comprends bien, ce que je sais bien, c'est que l'impunité est toujours assurée aux crimes illustres et que les bagnes ne sont assurés qu'aux crimes obscurs. Ce que je sais bien aussi, c'est que l'esprit universel des lois est de favoriser le fort contre le faible, et celui qui possède contre celui qui n'a rien. Tout le monde sait, d'autre part, que depuis l'origine des sociétés, les hommes se dévorent entre eux et que l'esclavage, sous toutes ses formes, règne partout ; que les abus de pouvoir sont toujours les mêmes et que les préjugés de classe, de religion, de nationalité, de race sont toujours aussi enracinés dans l'esprit et dans le cœur des gens vertueux.

C'est de là que découle le mépris que les riches professent ouvertement pour les meurt-de-faim. Ajoutons que ce mépris justifie leur règne et qu'il sert à le prolonger. En effet, quoi de plus simple que de se draper de sa vertu et de dire que tous ceux qui enfreignent les lois sont des êtres vils et dignes de la servitude, sinon de la potence. Quant aux fils de famille, protégés par de puissantes influences,  ils peuvent se livrer à tous les écarts de la jeunesse, se laisser dominer par leurs passions, commettre toutes les vilénies et courir au-devant de toutes les hontes, ils n'encourent pas la moindre flétrissure. Tout leur est permis : ils sont assurés de l'impunité. Ce n'est pas qu'ils n'encourent et ne méritent pas cent fois d'être arrêtés, jugés et condamnés, non ! C'est que leur famille, c'est que le papa, que le protecteur puissant, que l'argent sont là pour éluder les poursuites de la loi.

Comparez les trésors d'indulgence et de mansuétude qui président à la justification des coupables agissements des fils de famille à la sévérité, à l'inflexibilité et à l'injustice qui président à la condamnation des meurt-de-faim et dites-moi de quelle honnêteté peut se targuer un homme dont le casier judiciaire est resté immaculé.

N'avez-vous pas connu, Monsieur, ne connaissez-vous pas encore dans votre entourage bon nombre de personnes qui, à l'abri d'une honnêteté solidement établie, font, à la sourdine, de petits ou grands coups ou bien qui se passent, gratis, la fantaisie d'un objet quelconque qui a l'heur de leur plaire ? Si, n'est-ce pas, Monsieur !Alors définissez-moi, de grâce, ce que vous entendez par l'honnête et le déshonnête car je ne comprends rien à toutes ces subtilités de la morale. Cela m'incite au contraire à croire qu'il n'y a ni droits, ni devoirs absolus ; qu'il n'y a que des conventions et que ces conventions n'ont de consécration que par la force et par la crainte des châtiments.

[…] Votre appel aux pouvoirs publics pour faire verser, en qualité de soutiers à bord des navires de l'Etat, les embusqués du bagne, part de votre cœur, c'est certain. J'y applaudis des deux mains ; mais, où nous ne sommes plus d'accord , c'est quand vous affirmez que le bon sens, que la logique, que l'égalité devant l'impôt du sang réclament impérieusement ce devoir. Quelle aberration mentale ou, mieux, quelle mauvaise foi ! On ne peut vous justifier, Monsieur, qu'en invoquant la haine qui vous aveugle. C'est me donner le droit que de vous rappeler qu'en déclarant les forçats hors du droit commun, vous les avez aussi déclarés hors du devoir, hors de l'humanité même. Je ne vous dois, les forçats ne vous doivent rien et si j'ajoute que ce sont les honnêtes gens qui nous doivent des réparations morales et physiques pour le préjudice qu'ils nous ont occasionné, non pas en nous privant de notre liberté mais en nous réduisant à l'esclavage, vous comprendrez que je donne au mot "patrie" un autre sens que celui que vous paraissez lui donner.

[…] Vous, Monsieur, l'honnête homme, descendez au fond de votre conscience si tant est que vous en ayez une et, après avoir comparé votre sort au mien,inscrivez-vous en faux, si vous l'osez, contre mon raisonnement et continuez de vitupérer contre les embusqués du bagne. Pour moi qui n'aspire plus qu'à l'oubli du passé et qu'au repos de la tombe, je mourai comme j'ai vécu, c'est-à-dire sans haine aucune pour personne, car s'il me fallait maudire toutes les honnêtes gens dont j'ai eu à souffrir et dont je souffre encore, une nouvelle existence ne me suffirait pas.

[…] Et puis, moi aussi, j'ai une conscience que je peux ériger en Tribunal. J'estime même que ma conscience érigée en Tribunal rendrait des arrêts cent fois plus équitables que ceux rendus par des justiciards en toge cent fois plus crapuleux que les scélérats qu'ils condamnent à tort et à travers.

[…] Saturé de bien-être comme je suis, il se peut que je ne me rende pas bien compte du bonheur qui m'accable et que mes plaintes ne trouvent pas d'écho dans votre cœur de roche. Je le regrette, mais je ne peux pas résister au désir de vous écrire et de vous crier dans ma lettre que condamner un être humain à une existence plus affreuse que la mort est un crime plus odieux qu'un meurtre et que, ce crime, il n'y a que les honnêtes gens comme vous qui le commettent depuis l'origine des sociétés policées ou soi-disant telles. D'où je conclu que si la justice des hommes n'était pas un attrape-nigauds, ce seraient les honnêtes gens de votre acabit qui peupleraient les prisons et les bagnes et non pas les tire-laine et les vide-goussets de mon genre.

[…] Il ne sera peut-être pas inutile de vous rappeler, Monsieur, cet axiome de droit universel mis en pratique : "Toute violation de la loi morale ou politique qui n'est punie que de la privation de la liberté laisse au coupable le plein exercice de ses droits naturels".

[…] J'ai lu quelque part ceci : "Si infâmes que soient les canailles, elles ne le seront jamais autant que les honnêtes gens". Si cela est vrai, je ne vois pas que vous ayez sujet d'être fier. De quoi seriez-vous fier du reste ! De votre esprit ? Allons donc ! Belle foutaise que d'avoir de l'esprit aujourd'hui qu'il court les rues comme les catins ! Serait-ce vos vertus ? Mais quelles sont-elles ? On ne vous connaît que la haine, que le mensonge, que l'orgueil de classe. Si c'est là tout votre bagage d'honnête homme, il n'y a vraiment pas de quoi se poser en moraliste. Votre pudibonderie me fait rire et pourtant le ciel m'en est témoin que j'ai souvent les larmes au bord des yeux quand je pense que je sens en moi un peu de cette fierté d'âme qui, d'un scélérat, fait souvent un homme de cœur et qu'il me faut endurer, moi lion, les coups de pied d'un âne.

Sur ce, salut, Monsieur ! Venez au bagne et vous verrez que les hommes qui y sont sont aussi bons et aussi méchants que partout ailleurs et que ce que vous appelez avec mépris la "mauvaise société" est encore la meilleure. Venez, je vous en conjure, ne serait-ce que pour goûter à nos douceurs.

A. Roques (N° 32835), embusqué aux îles du Salut (Guyane française)

(1) Réponse à l'article de M. Jacques Dhur paru dans "Le Journal" du 23 avril 1915.


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