Ma dernière nuit à Fresnes

 

Suivi de

 

Loft-story carcérale

 

Jean-Marc Rouillan

 

 

Ma dernière nuit à Fresnes[1]

 

Début décembre, ils m'ont fait préparer le paquetage et je les ai suivis dans un nouveau jeu de piste á l'envers pour la levée d'écrou : la fouille, le greffe, les empreintes, les salles d'attentes, les chariots et les cartons. Fresnes me dégurgite. Ils me transféreront á l'aube. Seul. Direction Lannemezan, l'ultime centrale du Midi encore en état de marche après l'inondation d'Arles.

Je dors mal dans la cellule vide. Je me dis "Voici ma demière nuit á Fresnes" façon à graver tout ce qui m'entoure. De peur d'oublier, de me désouvenir comme on défait les mailles d'un pull-over. Et de devenir un de ces amnésiques hantant notre présent prétendument perpétuel.

Le dernier passage á Fresnes? Mais qui peut le dire? Aujourd'hui, il n’y a plus de limite aux peines. Qui sait si je sortirai dans 6 mois ou dans 6 ans? La condamnation? Ce n'est plus que ce drôle de loto, finalement si dérisoire. Les années passent, les hivers, les étés. On perd le fil des jours, des mois ... bientôt deux décennies.

A la fenêtre, mes voisins basques m'appellent. Les saluts et les commissions se bousculent pour ceux de là-bas, au pied des Pyrénées. Les camarades de la 1er Division chantent. Bientôt j'aurai quitté leur horizon.

Dans chaque bâtiment de la grande mangeuse d'hommes et de femmes, á tous les étages, des prisonniers politiques sont regroupés par 3, 4 ou 5. A la seule 2ième division, il y a plus de militants que dans le quartier spécial de la Cour de Sûreté de l'État au milieu des années 70 ! Quand l'ensemble de l'extrême gauche scandait "A bas l'État policier!" Et leur nombre est en constante augmentation. Pas grand monde ose augurer de la perspective pénitentiaire de cette résolution des conflits. Un silence de plomb pèse sur la réalité de la répression. Déjà on pourrait paraphraser le célèbre le pasteur allemand. "Ils sont venus chercher les combattants et je n'ai rien dit, ils sont venus chercher ceux des partis que l'État espagnol a interdits et je n'ai rien dit, ils sont venus chercher les sans papiers et je n'ai rien dit, ils sont venus chercher celui qui protestait contre la corruption sur une île lointaine et je n'ai rien dit, ils sont venus me chercher et personne n'a rien dit..."

Oui je sais bien que Dame Propagande distille d'autres terminologies politiquement correctes pour la même réalité : "Terroristes, complicités, violences illégales, interdiction de séjour, expulsion, association de malfaiteurs ou reconstitution de ligues dissoutes, extradition" Et pour le citoyen lambda comme pour le militant á l'extérieur, il est bien plus confortable de chanter son refrain, d'éluder la moindre question et de n'imaginer aucune solution solidaire. Pour jouer la comédie du nouveau régime réactionnaire, l'amnésie est essentielle, comme le silence, en évitant les sujets qui fâchent, tout en psalmodiant les voeux pieux á la mode altermondialiste, en organisant des réunions consensuelles, en priant sainte Multitude et en rendant grâce á notre mère l'Ingratitude, et en débattant démocratiquement de réformes terre­ á terre, de nouvelles lois qui ne seront jamais votées, de droits jamais accordés aux opposants, aux exploités et aux emprisonnés.

Pour les politiques comme pour les prisonniers sociaux, les conditions carcérales se dégradent. Et je le constate non seulement depuis mon entrée en prison voici 18 ans, car cette dernière année un cyclone sécuritaire a secoué toutes les détentions. Les tabassages des encagoulés se multiplient, comme les arbitraires et les restrictions en tout genre. On ne se contente plus d'enchaîner les malades sur leur lit d'hôpital, dernièrement l'AP a ordonné qu'ils soient menottés dans le dos... Les gendarmes transfèrent les prisonniers dans des cages de fer dignes du temps de Louis XI... D'un CD des Bouches du Rhône, un collègue nous a avertis qu'ils commençaient á monter les bungalows Algéco pour les vagues de nouveaux venus. Un autre, nous raconte qu'après les textes récents sur les salaires carcéraux, on lui avait racketté 40% de ce qu'il avait gagné le mois dernier... Restrictions aussi pour les visites et les possibilités d'utiliser les téléphones, déjà dans certains établissements on n'appelle plus que les correspondants ayant un permis de visite. Ailleurs ils avancent á petits pas, ils rétablissent les listes de numéros, et imposent le monopole des Télécoms, question de faire payer le prix fort et de toucher un conséquent bakchich sur la vente des cartes...

Partout les activités socio-éducatives s'évanouissent "faute de crédit". Pourtant chaque jour, ils soudent de nouvelles grilles, installent des filins plus hauts et aux mailles plus serrées. Ils dressent des murs, branchent des caméras, coulent des dalles de béton. Déjà ils nous ont enterrés vivants.

Et en ces temps de démobilisation et de désespérance, on vit sous le chantage permanent des balluchonnages, dans le nord pour ceux ayant leur famille au sud et vice-versa bien entendu. Et que dire des chaînes de Kanaks et de Tahitiens déportés dans les bagnes métropolitains. Hier un nouveau voisin s'est présenté. “ Salut, je suis de Saint Laurent du Maroni”. Je lui ai répondu "Bienvenu dans ton pays". Peut être n'a-t-il pas compris ?

Et comment ne pas dénoncer la violence physique des encagoulés, accompagnant les fouilles des punitions collectives et chaque entrée en fonction d'un nouveau directeur et d'un nouveau règlement plus ubuesque, plus arbitraire que le précédent. La menace pèse, omnipotente.

Demain, je pars pour la centrale de Lannemezan, vers ce sinistre établissement connu pour être la citadelle des désespérances et la soute infernale du système carcéral français. Là où se terminent le voyage des fous, des enragés, des derniers spécimens irréductibles et des premiers condamnés par les cours spéciales et la 14eme section. Ceux á qui les cerbères d'État veulent faire payer le prix fort jusqu'à l'ultime heure, jusqu'à la dernière minute. Ceux qui ont connu le pire depuis le premier jour de prison, il y a vingt ans et plus.

Et á ce mortifère á haute dose, un certain nombre finissent par trépasser aussi sûrement que sous la lame des hautes oeuvres. Hier la veuve était sélective. De nos jours, elle frappe au hasard, les plus jeunes et les plus fragiles comme on élague une haie sauvage. Que vaut la vie dans ce mouroir ? Pas grand-chose. Sans remords, l'ancien directeur ordonnait le transport des corps vers la fosse commune.

Et puis qu'importe Lannemezan ou l'Enfer ? Un trou, une cellule ? On se dit qu'avec un peu de chance, l'ordre de Lucifer se montrerait moins de fer. Alors á la cantonade, on paraphrase le bon vieil Hugo en affirmant qu'il vaut mieux un enfer intelligent á la survie sous un règlement imbécile.

 

 

Loft-story carcérale[2]

 

Quand la mode du reality-show entre en prison, il en ressort " 9 m2 ", sit-com carcérale garantie sans matons, sans  bagarre, sans rêves de cavales. Et, plus incroyable que tout pour un habitué du placard: sans  cris et sans vacarme. On y passerait presque ses vacances.

 

Voilà, il fallait bien que ça arrive. La mode est au reality show et aucun domaine de la vie des hommes et des femmes n'échappe á la moulinette du faux vécu... après le Loft, le lycée et la ferme, aujourd'hui, la prison avec la série "9m2". En se démarquant des grosses chaînes de la lobotomie commerciale, ARTE a exploité ce filon inédit et nous a collé une semaine durant de la fausse existence cellulaire.

Je suis allongé sur le même lit á trois étages.  J'ai la même fenêtre, la même table, finalement la même cellule. Néanmoins face á ces images, le faux me saute á la gueule. Et quelle que soit 1'intention des faussaires. D'ailleurs Momo avoue qu'en jouant cette comédie : "c'est comme si je me retirais... du monde carcéral". Et c'est bien là le problème. Dans " 9 m2 ", la prison a disparu. Quiconque connaît la zonzon ressent un malaise et 1'immense silence dénonce la supercherie. Au plus profond d'un quartier de haute sécurité, elle ne s'évanouit jamais autant. Car qu'importe l'heure, la rumeur des centaines d'emmurés presse sur 1'instant personnel. Chaque peau de béton palpite á celles des voisins. Et pas une nuit sans qu'un gars ne pète les plombs. Celui qui n'a pas eu sa dose. Celui qu'ils baluchonnent, direction le mitard. Du soir au matin et du matin au soir, la prison frappe á la porte et hurle á la fenêtre. Il n'y a rien á faire contre cet envahissement sauf quand on ne supporte plus, comme un congénère á Moulins qui, en rentrant de 1'atelier, tirait des rideaux opaques et portait un casque anti-bruit.

Dans leur " 9 m2 " de télé, où sont les centaines de gars du bâtiment ? Si ce n'est le caricatural et lointain appel á la prière d'un mufti d'occasion, la fenêtre est muette, pas de discussions, ni de disputes. Les murs et les tuyaux ne résonnent pas aux différents codes pour annoncer 1'approche de la ronde ou les trois coups brefs pour “ les yoyos ! “.

Chez moi, á 5 heures du mat, les matons éveillent les transférés. Une demi heure après, le roulis des chariots secoue le bâtiment. Les premiers verrous. A la période du carême, les bruits des assiettes et les repas préparés sur les chauffes. La dernière ronde tourne et sort par les promenades. Un maton shoote une canette vide pour effrayer les rats. Ils discutent comme en plein jour. Les insultes pleuvent des fenêtres et en réponse quelques menaces s’élèvent. D'un coup, la galerie s'ébroue des verrous. A 1'ambiance, on sait si on aura affaire la matinée entière á une équipe de fachos. Les portes claquent. Les ordres sont hurlés par le chef de table. "1er, 2eme, 4eme, envoyez les mouvements 7 heures 30 !". Chaque étage doit confirmer “1er reçu!”, “2eme reçu” et ainsi de suite. “3eme, 4 arrivants ”, “3eme reçu”. Et les cris sont incessants jusqu'au changement d'équipe et ensuite jusqu’à la tombée de la nuit et la fermeture des verrous.

A chaque heure du jour et de la nuit, la prison vit et passent les heures. Nous sommes ces heures qui sonnent et s'enfuient. C’est la condition des prisonniers. Et pas besoin de montre, la rumeur nous alerte. L'horloge rythme le tempo de son sempiternel tic tac de murs et de fer. Et son tapage nous sert de baromètre, on y pressent le degré de tension, si une bagarre se prépare, si des comptes se régleront á la douche ou dans 1'escalier. La prison nous prévient si la journée sera longue ou si elle sera comme toutes les autres... un jour á perdre ou un jour á échapper au pire.

I1 est normal que si dans 1'émission “ 9 m2 ”, on ne ressente pas la prison, les matons aient disparu avec elle. Aucun commandement, pas de présence menaçante sans parler des encagoulés. Ils sont curieusement absents. Du coup, 1'enfermement est châtré de tout contenu d'oppression et de résistance. Il faut un effort d'imagination pour sentir la présence du maton derrière 1'oeilleton. Savoir qu'à tout moment, ils peuvent entrer et éructer un ordre, sonder les barreaux, retourner la cellule pour une fouille. Même en rêve, dans ce loft, les acteurs ne pensent pas á la cavale. Et s'ils existent -on finit par en douter- les matons vaquent á des occupations tout á fait anodines. Où est la menace omniprésente du fusil dans le mirador ? Surtout aux Baumettes où il n'y a pas si longtemps, un maton a flingué un détenu désarmé et blessé quatre autres candidats au départ. Derrière la porte, toujours le silence. L'absence. Pas de cri : “En ligne, sortez les mains des poches”. “En silence, alignez-vous '”. Pas d'insultes, ni d'humiliations jusqu'aux tabassages et en réponse les dizaines de portes secouées á coups de tabourets. Dans cette zonzon imaginaire ni trafic, ni arme. Pas besoin de se serrer les coudes, plus de balances. La cellote ne fleure pas le chichon, pas de flasque de pastis dissimulée dans le caleçon. Pas d'infos á mots couverts, pas de portable. Tout est clean jusqu'à 1'aseptisé. Rien á cacher, pas de révolte contre la direction, le JAP? La longueur des peines, pas de désespoir ultime, pas de récrimination ou de gueulante contre le système anthropophagique, aucune revendication pour soi ou pour ses congénères, pas de rêve d'incendie, pas de souvenir des émeutes passées...

Les acteurs bidonnent. D'ailleurs ils savent ce que le spectateur attend. Et pour dealer du folklore. ils collent dans le décor trois ou quatre photos de nanas á poil. Finalement, le seul intérêt de cet exercice est de nous exposer le drame social de la prison. L'immense majorité de la population pénale n'a aucune conscience de sa situation. Ils subissent la prison, ils en sont les éternels vaincus.

Le feuilleton “ 9 m2 ” nous expose un carcéral civilisé et propret. Le rêve de tout maître en communication de 1'AP, une prison qui ne serait qu'une gentillette privation de liberté. Et pour le dehors, c'est d'autant plus crédible que ce sont des détenus qui nous le servent ! On comprend pourquoi l’ensemble des médias trouve ce triste spectacle très chouette.

Par contre regardez "L'Expérience", le film d'Olivier Hirschbiegel et vous saisirez un des aspects essentiels du problème et pourquoi les laudateurs ont tout intérêt á dissimuler le face-à-face taulards/matons. Car que 1'on soit d'un côté ou de 1'autre tout change, entre l’opprimé et celui qui, par son rôle même, devient finalement un tortionnaire.



[1] Publié dans CQFD N°19. Source : http://www.action-directe.net/modules.php?name=News&file=article&sid=215

[2] Publié dans CQFD N°18. Source : http://www.action-directe.net/modules.php?name=News&file=article&sid=211.


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