Médecins, médecines et drogues[1]

 

Antonio Eschohotado[2]

 

"[...] Conscients de ce que l'intérêt objectif de la médecine professionnelle est la maladie olus encore que la santé, de nombreux peuples, comme les Chinois ou les Perses, ne payent leurs thérapeutes qu'une fois guéris, s'assurant que ces derniers feront tout leur possible pour que cela se produise. En Occident, la tradition imposa une autre voie, et au fil des siècles - lors de la crise de l'État théocratique auquel succédera l'État de bien-être ou thérapeutique - les hiérarchies médicales ont assumé beaucoup de fonctions autrefois exclusivement réservées aux hiérarques ecclésiastiques. Après le phénomène appelé mort de Dieu, le monopole sur les moyens de guérir les âmes alors conféré au clergé a été suivi par celui sur les moyens de guérir les esprits et els corps, conféré au corps médical. La plus évidente manifestation étant le système obligatoire de traitement par un médecin diplômé, équivalent du système obligatoire d'instruction religieuse par un prêtre dûment ordonné. [...]

[...] Le serment [d'Hippocrate] constitue un engagement à la coopération d'un corps de métier, qui scelle historiquement l'alliance de la médecine sacrée (proposée dans les sanctuaires d'Asclépios) avec un courant de pensée particulier, alliance calculée pour combattre la médecine magique avec efficacité. [...]

[...] C'est précisément parce que les préférences populaires étaient loin d'être unanimes et que le pouvoir politique n'accordait de privilège à aucune école, que les citoyens jouissaient d'une liberté de choix illimitée. Cela dura près de deux millénaires, jusqu'à la création des premiers Ordres officiels des médecins et l'interdiction de l'exercice illégal. [...]

"Nous croyons bien vite celui qui se proclame médecin, bien qu'aucun mensonge ne soit plus dangereux. Pourtant, nous ne le voyons pas ; si grande est la douceur de l'espoir que chacun porte en soi [...]. Le médecin est le seul sujet à jouir de totale impunité s'il tue un être humain" (Pline l'Ancien in Nat. hist., VIII, 17-18)

[...] La logique victoire finale de l'école hippocratique sur les autres façons de soigner, qui est en termes généraux la victoire de l'esprit scientifique, n'a eu pour contrepartie vraiment peu satisfaisante que de sceller dans l'oubli un nombre incalculable de recettes d'herboristes et de guérisseurs, héritées de l'extraordinaire niveau de connaissance botanique qui rendit possible la révolution agricole du Néolithique. Comme ce secteur entravait ses intérêts de corps - à l'instar de la tradition d'une médecine domestique -, ce qui était proprement magique mais aussi tout le reste a fini par être jeté au bûcher des superstitions inutiles"[3]. […]

[…] Pour le chroniqueur, la leçon fondamentale qu'offre une révision des sources est de constater, selon différentes perspectives, à quel point pour le monde païen l'étourdissement n'est pas et ne pourra se trouver dans aucune drogue, mais exclusivement dans ses usagers. En d'autres termes, il n'y a pas de drogues meilleures ou pires, mais des façons judicieuses et des façons insensées d'en user. Les partisans de ce second mode, si tant est qu'ils existent au-delà de l'exceptionnel, suscitent autant d'intérêt qu'une personne qui insisterait pour dormir debout ou regarder le soleil sans verres fumés. Partout, les États et les individus tiennent pour évident que 'n'importe quelle drogue peut être très nocive lorsqu'on la consomme avec excès ou ignorance, et qu'aucune n'a de raison de l'être si on l'emploie à bon escient. En vérité, il se produit la même chose qu'avec les écrits, puisque l'un comme l'autre restent livrés à 'l'entendement de chacun. Même pour les bacchanales frénétiques, Euripide précise que la continence se trouve toujours dans la nature de 'l'individu : Dionysos ne force pas les femmes à être chastes, mais celle qui l'est par nature "participera aux orgies sans se corrompre"[4]. Guérir l'homme de l'ébriété en interdisant certains de ses agents revient à délivrer la famille de l'adultère en supprimant l'un des sexes.[…]

[…] Lorsqu'un contemporain se plaint d'un trouble quelconque, il reçoit souvent d'une personne ne connaissant pas son véritable mal, ou n'ayant pas le temps de le rechercher (et, bien entendu, sans que lui-même le connaisse), des stimulants ou des sédatifs pour tout traitement, sans parler d'une thérapie psychiatrique habituellement basée sur l'administration de psychotropes assujettissants sans que rien ne soit dit au patient de leur nature ou de leurs conséquences. Curieusement, dans tous ces cas, le médecin ne sera coupable que s'il est prouvé qu'il l'a fait de mauvaise foi ou sans posséder le titre de rigueur, alors que dans l'Antiquité, il aurait été poursuivi pour escroquerie et tentative d'influencer par des moyens illicites. Mais le païen voyait en la médecine une façon d'accroître son libre-arbitre, et le thérapeute digne de ce nom avait lui-même cela à l'esprit comme chose juste, alors que la médecine contemporaine - héritière des privilèges et des devoirs cléricaux - conçoit le système à l'envers. Il ne s'agit pas d'accroître le libre-arbitre du malade, mais d'assurer le libre-arbitre pour ses guérisseurs imposés. [...].



[1] Le titre est de la rédaction.

[2] In : Histoire générale des drogues. Tome 1.

[3] Très récemment, parfois sous l'égide d'organismes internationaux, on voit que des efforts sont accomplis pour retrouver les catalogues pharmacologiques du monde sorcier. Des recherches ont actuellement lieu en Afrique et en Amérique latine, offrant des résultats très prometteurs sur le plan scientifique, comme on pouvait s'y attendre.

[4] Bac., v.. 318.


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