Pourquoi
je suis anarchiste
Quand
on envisage la société dans tout son ensemble, on est saisi du frappant
contraste qui existe entre les hommes et des déplorables conditions dans
lesquelles croupit la classe prolétarienne.
Parqué
dans des quartiers boueux et puants, le paria habite dans des taudis infectes et
humides : là, grouille une marmaille en guenilles, à la face pâle et livide,
aux yeux ternes et caverneux, torturés par la faim, aux corps bleuis par les âpres
morsures du froid. C'est dans ces conditions que grandissent les enfants es prolétaires
; chair à travail que l'usine guette comme une proie acquise ; et dans un âge
encore tendre, ils doivent apprendre le chemin de l'atelier à la lourde et
pestilentielle atmosphère, empoisonnant leur vie, ce qui les conduit à une
vieillesse prématurée. Après avoir trimé sans trêve ni répit, pour un
salaire dérisoire, brisés, moulus par un dur labeur, affaiblis par les
privations de toute sorte, ne pouvant plus satisfaire l'insatiable cupidité du
maître, comme un vieux chien, on les jette sans se soucier de leur devenir. Le
sort au travail est des plus lamentables. Après avoir peiné toute sa vie à
produire des richesses sociales, devenu vieux, infirme, il ne lui reste plus
d'autre ressource que de mendier son pain et d'aller mourir sur un grabat d'hôpital.
Ceux
qui ont tout à souhait, satisfaisant leurs plus petits désirs, se prélassant
dans la mollesse et la volupté, s'intéressent bien peu que des malheureux
manquent du nécessaire. Indifférents aux maux d'autrui, insensibles à tout
sentiment d'humanité, ils assistent, impassibles, aux souffrances de cette
canaille qu'ils dédaignent et méprisent. Pervertis, dépravés par cette
odieuse et inhumaine morale du chacun pour soi, les cris de douleur et de désespoir
de ces meurt-de-faim leur importent peu et, pour avoir de l'or, ils pressurent
sans merci ces affamés que la misère force à prostituer leurs bras et leur
cerveau pour un morceau de pain.
Il
faudrait vraiment être insensible à tout sentiment d'humanité pour ne pas
s'attrister du lugubre spectacle des misères qu'endurent ces martyrs du
travail. Comme eux, fils de paria, j'ai connu l'angoisse et les tortures de la
faim et du froid.
L'existence
s'offrait à moi dans toute sa réalité. C'est dans cet état d'esprit que,
songeant aux maux qui affligent le genre humain, comme un problème posé à mon
intelligence, je me demandai pourquoi moi, un adolescent encore, je n'avais pas
un toit pour abriter ma tête, tandis que d'autres reposent dans de luxueux
palais à la tiède atmosphère. Cependant, le soleil luit pour tout le monde.
Enfant de la nature, comme tous les humains, j'ai droit au banquet de la vie.
Pourquoi me conteste-t-on ce droit ? Cherchant à découvrir l'énigme de l'inégalité
sociale qui divise les hommes, j'ai compris que le mal résidait dans les vices
des institutions du système social.
[…]
La police, qui excelle à me noircir dans ses rapports, s'abstient de mentionner
les vexations et les tracasseries dont j'ai été l'objet, dès qu'elle s'est
aperçue que je professais des opinions égalitaires. Cependant, "la liberté
de conscience est inviolable", nous dit-on. Ce qui peut être vrai pour
d'autres ne l'est assurément pas pour les anarchistes. C'est du moins ce que
les argousins se sont appliqués à me prouver.
[…]
Par leurs iniques procédés, ils furent cause que des patrons auprès desquels
ils insinuaient de ne pas m'occuper, que j'étais un anarchiste dangereux sous
la surveillance de la haute police, me renvoyèrent des ateliers. Si l'on tient
compte de la terreur qu'inspirait à l'époque l'anarchie, surtout dans les encéphales
encroûté des patrons, sans se préoccuper si j'avais du pain pour le
lendemain. Comme je l'ai déjà dit, à bout de ressources, l'instinct de
conservation aidant et pour subvenir aux besoins du ventre, j'eus recours au vol
[…].
[…]
L'homme n'est pas ce qu'il voudrait être, les évènements déjouent sa volonté.
Comme tout être animé, il subit l'influence du milieu ambiant dans lequel il
vit. Les institutions qui le régissent, l'éducation qu'il reçoit, le mode
d'organisation du système social sont contraires aux lois naturelles, à la
saine raison, à l'équité.
Il
est compréhensible que, dans de pareilles conditions, il en résulte des
perturbations qui parfois ébranlent l'édifice social dont la lutte pour la vie
est un des plus puissants moteurs. C'est pour ces raisons que les mesures
coercitives sont plutôt une aggravation du mal qu'un remède. Avant de réprimer,
il faut savoir prévenir, c'est-à-dire en détruire les causes. Sachez que tout
ce qui est conduit par la force, la force peut le détruire. L'homme ne se
nourrit pas seulement d'aliments substantiels, en plus du pain du corps, il lui
faut le pain de l'esprit, c'est-à-dire tout ce qui charme son intelligence.
Amoureux du beau et du bien, il aime à se repaître d'idéal. Accordez-lui tout
ce qui peut lui être utile et agréable, la haine et la discorde disparaîtront
de notre planète et la fraternité ne sera plus un vain mot.
Mais
l'harmonie ne peut naître et subsister que par la libre entente. Ce ne sera que
lorsque les hommes conscients de leurs droits et de leurs devoirs mettront en
commun toutes leurs richesses que la lutte prendra fin et, ce que la force n'a
pu faire, l'amour de soi et de ses semblables l'accomplira.
Marius
Baudy (Lors du procès d'Amiens, 1905)