Le symbolisme de la main gauche

Raoul et Laura Makarius

 Le problème du symbolisme de la main droite et de la main gauche, exposé par Robert Hertz il y a presque soixante ans, connaît de nos jours un regain. d'intérêt. Rodney Needham, professeur à l'Université d'Oxford, qui a traduit en anglais La prééminence de la main droite, a publié dans Africa deux articles dans lesquels il s'emploie à résoudre, au moyen de l'analyse structurale, des questions suscitées par l'application de la thèse de Hertz à des faits ethnographiques africains. Dans la même revue, pour ne citer que celle-là, ont paru divers articles sur le rôle de la droite et de la gauche dans les "classifications symboliques" d'autres sociétés africaines.

Ce grand intérêt pour le symbolisme de la latéralité découle d'un article de foi du "structuralisme" pour lequel la relation antithétique entre droite et gauche serait, comme le dit Needham, "une opposition logique élémentaire"... "un reflet concep­tuel d'un élément nécessaire dans la structure de la pensée" (1967, p. 449) [1]. Ainsi, cette question déjà vieille acquiert un poids nouveau. Car si le symbolisme droite/gauche était réellement préfiguré dans l'esprit humain, il fournirait la première démonstration que des "structures idéales" existent et qu'elles peuvent être identifiées par l'étude de comportements, de croyances et de symboles qui en seraient la projection.

Nous nous proposons de prendre en examen les deux problèmes posés par Needham. au sujet de la main gauche, ainsi que les solutions qu'il y apporte. Étant relativement simples, ces problèmes permettent de mettre à l'épreuve, dans les limites d'un article, la validité de l'analyse structurale. Tout en nous efforçant de rester fidè­les à la pensée de l'auteur, nous ne retiendrons de ses écrits que les éléments qui intéressent directement la question de la droite et de la gauche.

I

 Nous commencerons par l'article le plus récent (1967), intitulé "Droite et gauche dans la classification symbolique Nyoro". Le problème que l'auteur soulève est le suivant : alors que, chez les Nyoro (Ouganda), la main gauche est inférieure et "détestée", le devin, auquel les gens s'adressent afin de résoudre leurs difficultés, et qui devrait donc exercer une action bénéfique, lance les coquillages divinatoires de la main gauche et non de la main droite. Ce fait constitue un problème théorique, parce qu'il ne paraît pas être en accord avec les valeurs symboliques de la droite et. de la gauche, telles qu'elles ont été exposées par Hertz : la main droite, prééminente et de bon augure, aurait dû être celle employée par le devin. "La capacité inattendue de la main gauche de préserver ou libérer les gens de leurs ennuis, écrit Needham, a une signification que l'ethnologue a la tâche de découvrir" (p. 427).

 Ce propos a tout pour nous plaire, mais pour découvrir la signification du rôle "inattendu" de la main gauche, l'auteur aurait dû se poser certaines questions de caractère ethnologique. Il aurait dû se demander, par exemple, pourquoi la main gau­che est considérée comme inférieure et néfaste, et pourquoi le signe gauche est attribué au devin. Au lieu de faire cela, il prend la voie de l'analyse formelle, qui re­garde les faits de l'extérieur, sans se soucier de leur contenu. Considérant que le signe gauche qui caractérise le devin représente une inversion, comme en bonne orthodoxie "structuraliste", à une inversion doit en correspondre une autre, symé­trique, il cherche dans la société Nyoro un autre phénomène qui lui fera pendant. Et il le trouve dans le fait qu'alors que toutes les femmes (la reine-mère comprise) sont associées au côté gauche, les princesses Nyoro sont constamment associées au côté droit, comme les hommes.

 La thèse qui se présente inévitablement à un esprit formé par le "structuralisme" est que le devin physiquement mâle mais symboliquement associé au féminin et à la gauche, est la contre partie de la princesse, physiquement femelle mais symboli­quement associée au masculin et à la droite (p. 432). Et l'auteur de déclarer que "la relation entre la princesse et le devin peut être considérée comme illustrant, par leurs remarquables inversions du statut symbolique, la relation perpétuelle entre les fonctions complémentaires du pouvoir séculier et de l'autorité mystique. Ainsi, à leur tour, à l'intérieur de la hiérarchie de la société Nyoro, ils (la princesse et le devin) pourraient préfigurer une opposition complémentaire plus importante entre chefs et prêtres des clans, et entre le roi et les "prêtres de la nation". "À la fin, peut-être - ajoute-t-il - nous pourrons ainsi isoler un principe définitif d'ordre dans l'idéologie et l'organisation sociale des Nyoro" (p. 438).

 Cette mise en relation est ingénieuse, mais on est en droit de se demander si elle ne serait pas une vue de l'esprit de l'auteur : car elle ne repose pas sur une étude de la réalité, mais sur une vision toute formelle des apparences [2]. Pour Needham, le devin est associé au féminin par une sorte de nécessité structurale abstraite, provenant d'une "inférence analogique". Le féminin étant associé à la gauche (et le "structura­lisme" ne sait dire pourquoi, sinon que le masculin est associé à la droite) et le devin étant également associé à la gauche (pourquoi, le "structuralisme" ne sait pas le dire non plus), il en résulte que structuralement le devin est associé au féminin. "L'infé­rence analogique" renvoie une inconnue à une autre, explique l’inexpliqué par l'inex­pliqué.

 Or, si la gauche et le féminin se trouvent associés, ce n'est pas par quelque "infé­rence analogique" fondée sur le fait, également à expliquer, que la droite est associée au masculin, mais comme on te verra plus loin, pour des raisons concrètes qui ne relèvent d'aucun système structural. Ces raisons connues, il apparaîtra que le carac­tère féminin et gauche du devin n'a absolument rien à voir avec une inversion, alors que l'attribution du caractère masculin et du signe droit à la princesse constitue une inversion "conventionnelle", une manipulation intentionnelle qui invertit le symbo­lisme normal, comme Needham à juste titre l'aperçoit, mais qui ne place aucunement la princesse en rapport, structurel ou pas, avec le devin.

 Dans le cas du devin, le signe gauche indique sa nature et celle de sa fonction magique ; dans le cas de la princesse, le signe droit rend ostensible un aspect de sa situation. Il est donc erroné d'établir entre les deux cas une relation antithétique qui les suppose situés à un même niveau et doués d'une valeur égale ; et il est illégitime d'en inférer une opposition entre pouvoir religieux et pouvoir séculier. Pourquoi d'ailleurs ce devin, entre tous les devins, guérisseurs, magiciens et "prêtres" Nyoro, deviendrait-il le symbole de l'autorité religieuse ? Pourquoi la petite princesse et non la reine-mère, ou le roi lui-même, assumerait-elle la dignité de symbole du pouvoir séculier ? L'inférence ne serait pas soutenable même si l'opposition entre pouvoir religieux et pouvoir séculier était effective dans la société Nyoro. Or il n'en est rien. La démarche suivie aboutit à inventer des antagonismes que la réalité ne connaît pas ; mais permet-elle d'accomplir la tâche que s'était assignée l'ethnologue, celle de "découvrir la signification de la capacité inattendue de la main gauche à préserver ou à libérer les gens de leurs ennuis ?".

 *****

 Le problème traité par le même auteur en 1960 (pp. 20-33) est le suivant : chez les Imenti, sous-tribu des Meru du Kenya, tout le pouvoir rituel du chef, le Mugwe, semble être concentré dans sa main gauche et être symbolisé par elle. C'est de cette main qu'il tient les insignes du pouvoir et qu'il bénit les gens. Il lui suffit de la lever pour repousser tout ennemi attaquant son peuple. Cette main est toujours cachée, même dans les circonstances ordinaires de la vie du Mugwe. Personne ne doit la voir. Celui qui l'apercevrait en serait puni par une mort soudaine (pp. 74-110).

 Or, dit Needham, du moment que nous savons, par le texte classique de Hertz (ainsi que par d'autres sources), que la main droite est considérée comme prééminente et que d'autre part un ethnographe digne de foi, Bernardi (1959, p. 74), nous apprend que c'est la main gauche du Mugwe qui est sacrée et employée exclusivement pour des fonctions religieuses, nous avons toutes les raisons d'être surpris et de rechercher une explication.

 En bref, l'explication proposée est la suivante le Mugwe étant placé à gauche (par inférence analogique, comme nous le verrons tout à l'heure) le caractère prééminent et sacré de sa main gauche est attribué au désir d'intensifier le caractère "gauche" qui est le sien. Marqué du signe gauche qui l'oppose aux autres vieillards, marqués eux du signe droit, le Mugwe représenterait l'autorité religieuse opposée au pouvoir séculier représenté par ces derniers.

 Pour formuler cette hypothèse et en même temps l'expliciter et la soutenir, Needham recourt (comme dans l'article sur le devin Nyoro) à une colonne de rela­tions antithétiques extraites de l'ethnographie Meru, qui est la suivante : 

gauche

droite

sud

nord

Umotho

Urio

Nkuene

Igoki

clans noirs

clans blancs

nuit

jour

seconde épouse

première épouse

junior

senior

division d'âge

division d'âge

subordonnée

dominante

femme/enfant

homme

inférieur

supérieur

ouest

est

coucher du soleil

lever du soleil

lune ?

soleil

obscurité

lumière

(cécité)

vue (yeux)

noir

......

Mugwe

aînés

autorité religieuse

pouvoir politique

prédécesseurs

successeurs

plus jeunes

plus vieux

homme noir

homme blanc

collecte du miel

cultivation

 

Cette méthode qui consiste à mettre en évidence des relations jouit du double avantage de se donner l'air de découvrir des rapports cachés, des "structures" inaperçues, et de produire, en avançant des relations et non des faits, un effet de "dis­tanciation" qui semble offrir le maximum d'impartialité, excluant toute interpré­tation subjective. Soustraites, par leur apparente vacuité, au rôle de soutien de quel­que thèse préconçue, les relations semblent parler le langage de l'incontestable. Mais ce prestige illusoire ne tarde pas à se dissiper quand les schèmes "structura­listes" sont soumis à l'analyse.

 Avant d'étudier la colonne de Needham du point de vue structurel et du point de vue ethnographique, nous commencerons par examiner comment elle a été édifiée.

 Quand on analyse les deux séries de couples en relations antithétique, on constate les faits suivants :

 1 - Les sept premiers couples d'oppositions (de gauche/droite à seconde épouse/première épouse) sont soit synonymes soit équivalents. Les termes se grou­pent à droite ou à gauche non d'après une analogie entre rapports d'oppositions, mais par quelque association "factuelle" ou quelque rapport commun entre termes de chaque série. Ainsi, le mot Urio signifie main droite, désigne les clans situés au Nord et aussi (dans la sous-tribu Igembe) la première épouse. Igoki qui, comme Urio, désigne la division tribale rattachée au nord, englobe les clans blancs (appelés ainsi parce que, selon une légende, au cours de leurs migrations ils auraient traversé l'eau pendant le jour). Les sept termes cités sont pris dans la série de la droite, mais les mêmes remarques s'appliquent à ceux qui leur sont opposés dans la série de gauche.

 2 - Le second groupe est formé de quatre couples (de junior/senior à inférieur/supérieur) liés par un même rapport quantitatif entre les propriétés com­munes aux termes opposés. Junior est inférieur (en âge) à senior ; la division d’âge subordonnée est inférieure (en statut, autorité, prestige, etc.) à la division d’âge dominante. La femme est inférieure (en statut, en valeur, etc.) à l'homme, et l'enfant est associé à la femme parce que, comme elle, il n'est pas admis aux cérémonies du Mugwe. (Remarquons en passant qu'il n'est pas expliqué à quoi se réfèrent les termes junior et senior). Les termes supérieurs se rangent, évidemment, dans la série de droite, prééminente.

 3 - Les six couples qui suivent (de ouest/est à (cécité)/vue (yeux) sont reliés à Mukuna Ruku, personnage légendaire, venu de l'est, possédant un corps qui est "tout yeux" et qui donne sa lumière au soleil. Un vieux dicton Meru dit que "le soleil se lève là où réside Mukuna Ruku, et se couche là où réside le Mugwe" [3]. Ceci suggère à Needham que le Mugwe, associé à l'ouest et au coucher du soleil, l'est également à une lune douteuse, à l'obscurité, à la cécité, et au noir, termes qui font pendant à l'est, au lever du soleil, au soleil lui-même (qui entraîne l'hypothèse de la lune), à la lumière, à la vue (déduite à son tour des yeux nombreux de Mukuna Ruku, et qui fait inscrire à son opposé une cécité inexistante) puis au vide représenté par l'opposé du noir, qui fait ethnographiquement défaut.

 4 - À ce point, nous trouvons dans la série de gauche le terme Mugwe associé analogiquement aux six termes que nous avons énumérés. Nous nous attendrions à trouver dans la série de droite son "vis-à-vis", Mukuna Ruku. Par contre, nous y trouvons les aînés et, à l'échelon inférieur, le pouvoir politique opposé à l'autorité religieuse.

 5 - En venant aux quatre derniers couples d'oppositions, on constate que la relation prédécesseurs/successeurs s'applique aussi aux couples qui suivent. D'après un mythe Meru, lors de la traversée d'un passage ouvert dans l'eau par le bâton du Mugwe, les plus jeunes, et de ceux-ci les filles, précédèrent les plus vieux. Selon un autre mythe, l'homme noir fut créé avant l'homme blanc, et une troisième référence dit que la collecte du miel précéda la cultivation.

 6 - Enfin cette colonne, de laquelle est absent Mukuna Ruku, pivot d'une oppo­sition commandant celle de onze autres termes, compte une lacune encore plus grave. Il y manque la relation antithétique entre la main gauche du Mugwe, prééminente et "sacrée", sujet de l'étude, et la main droite du même personnage. Nous verrons tout à l'heure pourquoi cette opposition essentielle a été négligée.

Il est évident que les faits qui soutiennent les rapports entre les termes sont le résultat d'un choix. Car on aurait pu trouver d'autres faits. Si l'on a classé, par exem­ple, les enfants avec les femmes parce que les uns et les autres sont exclus des cérémonies du Mugwe, on aurait pu tout aussi bien les classer avec les vieillards en vertu d'un mythe qui, dans deux versions, classe les petits (des animaux, il est vrai) avec les vieillards (pp. 54, 60). Mais même en acceptant les choix de l'auteur et en restant à l'intérieur de sa classification, on y découvre des inconséquences de taille. Ainsi, du moment qu'a été mis en œuvre, pour l'agencement de la colonne, le principe de la "précédence", la seconde épouse, qui par définition succède à la première devrait se trouver dans la série des successeurs, à droite ; et les Igoki, dont on nous dit qu'ils "voulaient toujours être les premiers à faire paître leur bétail et à l'abreuver", donc qu'ils exigeaient la précédence, devraient être classés à gauche, avec les prédé­cesseurs. La même question se pose à propos du lever du soleil (et par conséquent de la lumière, du jour) qui devrait figurer alors dans la liste de gauche avec les prédé­cesseurs, puisqu'il précède le coucher du soleil. Et si les plus jeunes ont précédé les plus vieux lors de la traversée de l'eau, en revanche la naissance des plus vieux a précédé la leur, comme celle de l'homme noir a précédé celle de l'homme blanc, ce qui prouve que même un critère unique donne des résultats contradictoires. Comment se fait-il, enfin, que la "précédence" ne soit pas associée, par la meilleure des analo­gies, à la prééminence reconnue ex hypothesi à la main droite, et que l'auteur reste insensible à la contradiction ? Cette inversion d'une notion universelle ne serait-elle pas due au besoin d'accentuer la prétendue infériorité du Mugwe, et de justifier sa classification avec la division dâge subordonnée, par le fait qu'il est venu avec la première classe d'âge, qui aurait été inférieure parce que première ? Pourtant, dans les traditions ethnologiques, les héros culturels, les ancêtres royaux, etc., dont on veut souligner l'importance, précèdent habituellement les autres.

 Enfin, il faut noter que si nous avons dégagé les critères qui gouvernent les oppo­sitions de vingt couples de termes, il en reste deux dont le critère d'opposition n'est pas identifiable, à moins qu'on ne se fonde sur ce qu'il faut démontrer : il s'agit des deux relations Mugwe/aînés et autorité religieuse/pouvoir politique, relations sur lesquelles repose précisément tout le poids de la thèse de Needham.

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 Quand on passe à l'analyse ethnologique des faits et des rapports classés dans la colonne de l'auteur anglais, d'autres difficultés apparaissent.

 Needham fait état de divisions "subordonnées" et "dominantes". Mais cette opposition est imaginaire, elle n'existe pas dans la société Meru. Us classes d'âge, rangées entre les deux divisions, sont appelées à se succéder en alternance, mais rien ne permet de supposer qu'elles soient en relation d'opposition. Quand l'une d'elles "vient au pouvoir", c'est-à-dire commence à participer aux affaires publiques, l'autre se retire, mais n'est pas subordonnée à la première.

 Dans certaines sous-tribus, le Mugwe vient au pouvoir avec la classe d'âge successive à la sienne propre (mais de la même division), et l'on dit que cela fait de lui l'anneau de conjonction entre les classes d'âge qui se succèdent. Il est dit "être généré" par le système des classes d'âge, en être le père, le leader et le protecteur (pp. 90, 32). C'est dans la liaison étroite avec le système des classes d'âge que Bernardi voit le fondement du caractère politique de l'autorité du Mugwe (p. 48). Il dit par ailleurs : "Le Mugwe est un leader ayant de grands pouvoirs religieux et poli­tiques, plutôt qu'un prêtre" (p. 140). Son caractère de chef religieux ne peut donc être opposé à celui d'un chef politique, puisqu'il réunit les deux pouvoirs. Quant à l'opposition présumée entre autorité religieuse et pouvoir politique, l'ethnographe écrit : "La nature de son office (du Mugwe) est en même temps religieuse et sécu­lière. Dans la société Meru, comme dans toute société humaine, il n'est pas possible de tracer une distinction nette entre le religieux et le séculier. Les deux conceptions se confondent et sont intimement associées dans la vie réelle, surtout dans une société primitive où toutes deux constituent la base théorique de l'action et le fondement institutionnel de la structure sociale" (p. VIII).

 Il est tout aussi erroné d'imaginer une opposition entre le Mugwe et les "aînés", du groupe desquels il fait partie intégrante. Ceux-ci l'entourent, le protègent, le vénè­rent, saisissent toutes les occasions pour le louer et exalter sa supériorité. Ils portent des vêtements noirs, comme lui, et c'est pourquoi dans la colonne, au terme noir, attribué au Mugwe, correspond un vide dans la série en face. Il n'y a pas d'opposition entre le Mugwe et les autres aines qui se reconnaissent en lui.

 Il résulte, en somme, de la colonne, toute une série de contre-vérités. Le Mugwe, déclaré incomparablement supérieur à tous, est classé avec les "inférieurs" ; protec­teur et leader des classes d'âge, il est classé avec les classes "subordonnées" ; sou­vent comparé au père, on le retrouve en compagnie des femmes, qui sont pourtant exclues de ses cérémonies et ne doivent pas s'approcher de lui. Toujours en compa­gnie des vieillards, il se trouve opposé à eux. Alors qu'en sa qualité de héros culturel le premier Mugwe aurait enseigné l'art de cultiver les champs (Bernardi, 1959, pp. 66-67) [4], nous trouvons la cultivation inscrite dans la série de droite. Plus surprenant encore, celui qui représente l'autorité religieuse par excellence, se voit classer dans la catégorie opposée à celle de la droite, donc, d'après la dichotomie acceptée, opposée à celle du "sacré". Doué de grands pouvoirs politiques, il en apparaît dénué et est opposé à ceux qui les détien­draient. De plus, en vertu du schéma, le pouvoir poli­tique apparaît comme supérieur au pouvoir rituel, alors qu'en réalité c'est le pouvoir rituel, magique, qui, dans les sociétés tribales, enveloppe et recouvre le pouvoir effectif.

 Or il faut se demander : si par le jeu d'analogies partielles (des termes très diffé­rents coïncidant par un seul côté) on aboutit à composer un tableau présentant des discordances aussi criantes avec la réalité, ne faut-il pas mettre en question les règles du jeu, ou le jeu lui-même ? Ce jeu est-il légitime ? Est-il scientifique ? Ne risque-t-il pas d'égarer et d'induire en erreur ? Car, en dernière analyse, Needham passe des abstractions structurales au terrain empirique, quand il affirme le dualisme entre Mugwe et aînés, entre autorité religieuse et pouvoir politique, et la suprématie du politique sur le rituel. Il introduit ainsi dans la vie sociale des Meru des schémas non fondés sur les faits et en contradiction avec ceux-ci.

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 Au départ, Needham se proposait d'expliquer pourquoi la main "sacrée" et prééminente du Mugwe était sa main gauche. Ayant classé le Mugwe à gauche, l'ayant caractérisé, à tort ou à raison, de la manière que nous avons indiquée, comment a-t-il avancé vers la solution de ce problème ?

 L'auteur a raisonné ainsi : le fait que la main prééminente et "sacrée" du Mugwe, pour les Imenti et deux ou trois groupes voisins, soit la main gauche, est un fait inhabituel. Pour les autres groupes, la main "sacrée" sera sans doute la main droite. La distinction fondamentale doit être celle entre main sacrée et main profane, et on n'a pas le choix quant à leur assignation à l'une ou à l'autre des deux séries. La main sacrée, efficace, doit être inscrite dans la série de la droite avec ce qui est socialement et mythiquement dominant. Si, chez les Imenti, c'est la main gauche qui est sacrée, en accord avec son caractère déterminant (qui est d'être sacrée) elle doit être assignée à la série de la main droite... Car, écrit-il, "il est évident que si l'on assignait la main gauche du Mugwe à la série de la main gauche, simplement parce qu'il s'agit de la main gauche, ce qui est un fait mais non nécessairement un attribut symbolique, cela renverserait l'attribution de valeur symbolique et constituerait une contradiction direc­te à l'ordre symbolique... Dans le cas du Mugwe des Imenti, la main profane est physi­quement sa droite, de sorte que, en ce qui concerne les attributs symboliques, sa main droite est sa gauche" (p. 28-29).

 La main gauche devrait donc être inscrite à droite ; mais l'auteur se rend compte que s'il mettait la gauche à droite, le principe même de la distinction disparaîtrait, en­traînant dans la débâcle la donnée même du problème. Il s'avise alors que l'attribution du caractère sacré et prééminent à la main gauche du Mugwe, a le but d'accentuer le caractère symboliquement gauche de ce dernier. Sa main pourrait donc être inscrite dans la liste de gauche, mais alors la série des choses "inférieures" contiendrait une chose prééminente, tandis que s'il l'inscrivait à droite, la liste des choses de "droite" contiendrait une chose gauche. Devant ce dilemme, l'auteur s'en tient au parti le plus prudent : il classe dans les deux séries tout ce qui lui tombe sous les yeux, excepté ce qui constitue le centre du problème. Et il se tire d'affaire, tant bien que mal, en distinguant entre symbolique et "factuel".

 Il est d'autre part surprenant que, alors que l'emploi de la main gauche dans l'exer­cice de son activité principale suffit à placer d'emblée à gauche le devin Nyoro - dans le cas du Mugwe, où l'utilisation de la main gauche est encore plus constante et accentuée, cette main est dissociée de son propriétaire, pour être ensuite ramenée à lui en tant que moyen d'intensifier le symbolisme gauche dont il est empreint.

 L'analyse de la colonne a en effet montré que le Mugwe est situé à gauche non pas, comme le voudraient l'analogie la plus immédiate et la logique suivie dans le cas Nyoro (après sept ans de réflexion, il est vrai !) à cause de l'importance de sa main gauche, mais en vertu de problématiques associations avec l'ouest, la couleur noire et la division Umotho, (bien que le Mugwe des Tigania réside chez les Igoki). C'est que si l'auteur avait admis que le caractère gauche du Mugwe dépend, en premier lieu, du fait que sa main gauche est prééminente, alors que cette prééminence, parce qu'elle est en contradiction avec son interprétation unilatérale de la thèse de Hertz, est considérée par Needham comme un trait spécifique aux Imenti - toute la construction opposant l'autorité religieuse du Mugwe au pouvoir politique des aînés n'aurait été soutenable que pour les Imenti et non pour l'ensemble des tribus Meru. Et il n'aurait plus eu la possibilité d'évoquer le caractère général d'une opposition des pouvoirs au sein de la souveraineté, ni un présumé "ordre conceptuel de la société Meru".

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 Quand Needham écrit qu'il n'est pas nécessaire de placer la main (gauche) du Mugwe dans la série de gauche simplement pour son caractère gauche, "qui est "factuel" mais non nécessairement symbolique", il semble vouloir dire que c'est la valeur symbolique des termes qui détermine leur catégorisation. Il condamne ainsi d'un trait de plume toute sa construction qui est bâtie sur des éléments de fait. Or, la distinction entre symbolique et "factuel" est illusoire. L'opposition gauche/ droite est une opposition de fait qui acquiert une valeur symbolique en cela qu'elle peut servir à indiquer d'autres oppositions, comme celle entre les sexes (et il en est de même des couleurs). Les autres relations antithétiques ne s'élèvent pas au niveau symbolique et restent uniquement "factuelles". D'autre part, toute analogie entre deux termes, ou entre deux relations, doit reposer sur ce qu'ils ont de commun, sur quelque propriété, même conçue en termes abstraits, qu'ils possèdent l'un et l'autre. L'auteur cependant affirme que l'association des termes "provient de l'analogie... non de la possession de propriétés spécifiques qui permettraient de déduire le caractère ou la présence d'autres termes" (p. 26). Pourtant, il fait exactement le contraire : c'est en raison de leurs propriétés que les termes de sa colonne sont associés. Mais Needham est contraint de recourir à des distinctions factices pour y trouver des portes de sortie aux contradictions suscitées par ses catégories. Le Mugwe, paternel, se trouve-t-il associé au féminin ? Qu'à cela ne tienne, il n'a pas à être déduit des propriétés du terme "femme", classé dans la même série. La main gauche ne peut être classée à gauche car cela "constituerait une contradiction directe à l'ordre symbolique" ? C'est qu'en tant que main gauche, elle ne se présente pas comme un phénomène sym­bolique, mais "factuel".

 Notons encore l'emploi d'une autre échappatoire à laquelle recourt constamment l'analyse structurale : la confusion entre les notions de "distinction", "d'oppo­sition" et de "complémentarité". Les distinctions sont prises pour des oppositions, et quand on fait remarquer, comme dans le cas où le Mugwe est opposé aux aînés, qu'il n'y a pas de trace d'opposition dans la réalité, alors on recourt à la "complé­mentarité", terme commode puisque dans une société chaque fonction peut être dite en relation de complémentarité avec d'autres. Mais si la notion d'opposition, d'antago­nisme, existe certainement dans la pensée des peuples étudiés par les ethnologues, rien ne prouve qu'elle soit équivalente à celle de "complémentarité", ni que celle-ci joue le rôle de celle-là.

Si la méthode est captieuse et les conclusions dérisoires, c'est aussi parce que le problème n'était qu'un des faux problèmes que crée le "structuralisme", parce que ses présomptions logiques ne correspondent pas à la réalité et entrent en contradiction avec elle. Pour expliquer la cassure logique, il doit faire appel soit à une logique autre que la sienne, soit à la réalité empirique qui le rejette. Traitée "structuralement", '-a question de la main "sacrée" du Mugwe n'a pas plus de solution que la quadrature du cercle. Cette main n'a le droit d'exister ni à gauche ni à droite. Elle existe, hélas ! et cela suffit à dissiper les fantasmagories "structuralistes"

 II

 Là où l'analyse structurale échoue, une recherche non formelle, une recherche "ethnologique" parviendra peut-être à montrer que le caractère "sacré" de la main gauche du Mugwe, le caractère "sacré" du Mugwe lui-même, son association avec les femmes et avec certains symboles, enfin la caractérisation particulière de la main gauche et la valeur symbolique qui lui est attribuée ont une origine commune.

 Quelles questions devons-nous poser si nous voulons, comme Needham, obtenir des réponses aptes à livrer une solution commune aux deux problèmes apparentés qu'il a proposés ? Initialement, pour avancer vers l'intelligibilité, il nous faudra poser les questions suivantes : 1) pourquoi la main gauche est-elle associée à la féminité ? 2) pourquoi est-elle associée à ce que notre auteur appelle le "mystique" ? Si ces deux réponses sont correctes, elles devront nous laisser apercevoir le troisième côté du triangle, le lien unissant le "mystique" et le féminin. Hertz a mis en évidence les associations de la main gauche avec le féminin et avec le magique et le rituel, sans toutefois les expliquer ; d'autre part il n'a pas explicité, pas plus que ne l'ont fait Durkheim ou Hubert et Mauss, le rapport, qu'ils pressentaient pourtant, entre féminin et magie.

 Que nous disent les matériaux ethnographiques sur les fonctions particulières aux deux mains ? Pour T.O. Beidelman (1961, p. 252 sq.), qui a étudié le sujet auprès des Kaguru (peuple bantou du centre oriental du Tanganyka, matrilinéaire) ceux-ci consi­dèrent la main et le côté droit comme propres et forts, la main et le côté gauche com­me malpropres et faibles. Les qualités masculines sont pensées comme appartenant à la droite, les féminines à la gauche. Les Kaguru se servent de la main droite pour manger, pour saluer, pour donner et recevoir des cadeaux, ce qu'il serait impoli de faire de la main gauche. Celle-ci est la main employée pour manier des choses malpropres, comme pour la toilette intime, ou pour effectuer des besognes désa­gréables. C'est aussi la main que les hommes emploient dans le love play et ce n'est que de cette main qu'ils touchent le sexe féminin. On ajoute que l'homme accomplit l'acte sexuel couché sur le côté droit et couvrant sa main droite, qui reste ainsi libre d'activités "malpropres". Il sera enterré dans la même position et la femme dans la position inverse, couchée sur le côté gauche. Dieu, disent les Kaguru, créa d'abord l'homme à droite, puis la femme à gauche.

 Cette distinction est étendue aux deux groupes majeurs de la parenté, le lignage maternel étant caractérisé comme gauche, le paternel comme droit. Elle marque éga­lement les conduites des deux lignées lors d'un mariage, de l'héritage, de l'assignation des noms. Par le passé, elle intéressait aussi la distribution du "prix du sang" remplaçant la vendetta.

 Dans un autre article paru dans la même revue, Peter Rigby a étudié le même sujet chez une peuplade proche des Kaguru, les Gogo (1966, pp. 3-5), qui sont patrili­néaires, et a retrouvé chez eux la configuration de comportements et de pensée qui a été relevée chez les précédents. Chez les Gogo aussi, dit-il, "il y a une relation direc­te et explicite entre les termes de droite et de gauche et ceux de mâle et femelle", relation qui se retrouve dans la langue. Le partage des fonctions entre la main droite et la main gauche est le même que chez les Kaguru et, comme chez eux, la valeur symbolique de la distinction investit les deux lignages.

 L'association de la droite avec les hommes et de la gauche avec les femmes se constate partout en Afrique. Chez les Swazi d'Afrique sud-orientale (Beidelman, 1966, pp. 381-382) ; chez les Thonga où dans la hutte tous les objets appartenant à la femme sont placés à gauche (Junod, 1936, vol. I, p. 133, 177 ; vol. 2, p. 103, 371) ; chez les Fan de la Rhodésie du Nord (Colson, 1958, p. 217) ; chez les Nyoro (Needham, 1967, p. 429) ; au Cameroun (Jeffreys, 1946, p. 166) ; chez les Akan du Ghana (Meyerowitz, 1958, p. 108) chez les Lele du Kasai (Douglas, 1955, pp. 389-390) chez les Nuer (Evans-Pritchard, 1956, pp. 233-234), etc. Hocart, qui revient en faveur pour avoir été le précurseur des "colonnes", l'a notée chez les Hindous (1954, p. 91) ; Best l'a mise en relief chez les Maori (1914, p. 132) [5], Margaret Mead chez les Arapesh de la Nouvelle Guinée (1938, pp. 172-173). L'antithèse mâle/femelle et droite/gauche est comprise dans la table des contraires des Pythagoriciens lesquels, écrit Hertz, ont simplement défini et mis en forme des représentations populaires extrêmement anciennes. Hertz tient avec raison cette double relation pour universelle (1928, p. 116, n° 3).

 L'identification systématique des sexes aux deux côtés du corps humain ne peut être due à l'association du sexe le plus fort, le mâle, à la main la plus forte, la droite - car il n'est pas établi que, par un don de la nature, la main droite soit plus forte et plus habile que la main gauche (Cf. Hertz, p. 102). Par contre - en tenant compte de l'aversion et de l'horreur qu'inspire aux hommes le sang des fonctions sexuelles féminines - un motif de la caractérisation féminine de la main gauche peut être aperçu dans le fait que les femmes prennent les linges menstruels de la main gauche, et qu'elles emploient cette main pour se laver. C'est ce contact qui, pour la pensée que nous étudions, est réellement "malpropre", (unclean), malpropreté qui se traduit dans notre langage par "impureté".

 La main gauche, écrit Eva Meyerowitz, est considérée malpropre parce qu'em­ployée par les femmes pour les torchons menstruels, et par les deux sexes pour se laver (loc. cit.). Chez les Lele, la main gauche est associée au hama ("impureté") (loc. cit.). Chez les Arapesh, où la culture des ignames est rigoureusement séparée de tout ce qui touche à la menstruation, les hommes doivent protéger du contact des femmes leur bras droit, avec lequel ils plantent les ignames et chassent (loc. cit.). Pour cette raison beaucoup d'Africains ne touchent le sexe féminin que de la main gauche [6]. D'après les lois de certaines sociétés archaïques, cette main seule doit être employée pour la purification des ouvertures du corps situées "au-dessous du nombril" (Hertz, p. 122, n° 3). Parfois il est interdit aux femmes de toucher leur mari de la main gauche [7]. De la droite, par contre, maintenue aussi exempte d'impureté que possible, elles se servent pour les travaux domestiques, et surtout pour tout ce qui a trait à la nourriture, et c'est la droite que les hommes emploient pour manger et pour chasser.

 L'assignation de fonctions différentes à la main droite et à la main gauche serait donc dictée par l'exigence d'éviter aux hommes le contact féminin considéré comme "impur" parce qu'il implique un rapport, réel ou potentiel, avec le sang des fonc­tions sexuelles féminines. Nous ne reviendrons pas ici sur tout le complexe, bien connu d'ailleurs, des craintes qu'inspire le sang des menstruations et celui de la déflo­ration et de l'accouchement et dont nous avons traité longuement ailleurs (Makarius, 1961, pp. 52, 59). Qu'il nous suffise de rappeler, avec Durkheim, que, le sang inspi­rant toujours la peur, le sang des femmes apparaît comme particulièrement effrayant et que le danger qu'il représente s'étend à l'organe dont il découle, à l'acte sexuel et à la femme eh général (Durkheim, 1897, p. 38 sq). Le sang devient symbolique de tous les dangers et le tabou du sang qui, comme on le sait, s'applique avec une rigueur particulière aux jeunes filles pubères, aux femmes menstruantes et aux accouchées - bien qu'il frappe également les hommes qui saignent ou qui ont versé le sang, tels que les blessés, les circoncis aux plaies encore ouvertes et les meurtriers - est institué afin de protéger la collectivité des dangers provenant de contacts sanglants.

 Vue dans cette perspective, la distinction entre les tâches attribuées aux deux mains apparaît comme un aspect du tabou du sang, qui impose d'éviter le contact avec l'impureté féminine. En particulier, le fait de réserver la main droite à l'alimen­tation découle du tabou alimentaire, qui sépare le sexe de la nourriture, et qui est également déterminé par le tabou du sang (Cf. Makarius 1961, p. 88 sq). "Semblable à ces panas sur qui l'on se décharge de toutes les tâches impures, la main gauche doit seule vaquer aux besognes immondes", écrivait Hertz (p. 122, n° 3), faisant sans le savoir plus qu'une métaphore, un rapprochement de fond. Car les besognes immondes réservées à la main gauche sont bien celles qui forment le lot des parias : les besognes impliquant le contact avec le sang ou les autres matières dites "impures", parce qu'elles participent du sang et de ses dangers. Ainsi se trouve expliqué le caractère trouble et inquiétant du côté gauche et, par contraste, rassurant du côté droit, l'aspect "compulsif" du partage des besognes entre les deux mains et des comportements qui s'ensuivent, et l'universalité de ces conduites et des croyances dont elles s'assortissent.

 D'autre part, la dualité "main gauche/main droite", instrument du tabou, se prê­tait admirablement à devenir une expression symbolique de la distinction entre les deux sexes, un moyen de signaler, classifier, catégoriser ce qui est femelle et ce qui est mâle, ce qui est impur et dangereux et ce qui est exempt de impureté et donc de danger.

 La première question que nous avons posée, celle de savoir pourquoi la main gauche est associée à la féminité, trouve ainsi sa réponse.

 Ces considérations permettent de s'orienter vers la solution de la seconde ques­tion, qui est de savoir pourquoi la main gauche est associée à ce que Needham appelle le "mystique" et que nous appellerons le "magique".

 La perspective dans laquelle il se place n'a pas permis à Needham, qui a non seulement lu mais traduit l'essai sur La prééminence de la main droite, d'en retenir le passage (p. 118-120) rappelant qu'il est un domaine rituel dans lequel la main gauche prévaut. C'est, il est vrai, "un domaine ténébreux et malfamé" et "sa puissance a toujours quelque chose d'occulte et d'illégitime", mais il comprend "toute une partie du culte et non la moins importante, (qui) tend à contenir et à apaiser les êtres surnaturels méchants ou irrités, à bannir et à détruire les influences mauvaises". Déjà Hertz pressentait l'usage positif de ce pouvoir négatif, protecteur : "N'est-il pas juste de retourner parfois contre les esprits malins les pouvoirs destructeurs du côté gauche, qui leur servent en général d'instrument ?" (p. 119). Obnubilé par l'obsession dualiste, Needham n'a saisi, de l'étude complexe de l'auteur français, que la dichoto­mie entre le sacré et le profane, entre la prééminence de la main droite et l'infériorité de la main gauche - schéma dont la rigidité est quelque peu estompée par les considé­rations que nous venons de rappeler et qui auraient pu suggérer un abord différent des problèmes Meru et Nyoro.

 À notre avis, le "domaine ténébreux et malfamé" de la main gauche n'est pas, comme Hertz paraît l'avoir imaginé, une sorte de dépendance, une géhenne placée dans l'ombre d'un "sacré" pur, lumineux et bienfaisant - mais est le lieu même où le "sacré" s'élabore par le processus que Hertz a indiqué, et qui consiste à "retourner les pouvoirs destructeurs du côté gauche" contre les esprits malins, ou les influences malfaisantes, ou, plus concrètement, contre les ennemis, les maladies, les accidents, ou les insectes infestant les champs.

 Que peuvent-ils être, ces "pouvoirs destructeurs du côté gauche", sinon les pouvoirs de l'impureté, associée, comme nous l'avons vu, à la main gauche ? Et qu'est-elle, l'impureté, sinon le sang et surtout "illa ipsissima res" que l'on craint par-dessus tout, le sang des règles et des lochies et les autres matières organiques qui lui sont associées ? L'action effrayante et maléfique, que l'imagination prête à l'impu­reté sanglante, apparaît rassurante et bénéfique quand ses pouvoirs destructeurs se tournent vers ce qui est adverse : l'armée ennemie, les influences qui provoquent la maladie, tout ce qui menace et nuit et doit donc être éloigné et détruit. Divers auteurs ont montré la valeur efficace du sang dans la magie qui fait courir à travers les champs une femme menstruante pour détruire la vermine, ou fait attacher au cou des enfants chétifs les chiffons menstruels qui tiendront à distance les maladies (Briffault, 1952, vol. 2, p. 409 sq. ; Caillois, 1963, p. 52 sq ; Durkheim, 1897, p. 56 Frazer, 1911-1915, vol. 10, p. 98 sq et n° 1). Le pouvoir négatif, protecteur, du sang, se mue, par un processus qui a été identifié, en pouvoir positif, propre à assurer les résultats que l'on souhaite, les biens qu'on désire. Ce pouvoir du sang est une seule et même chose que le pouvoir magique, dont le caractère ambivalent s'explique par l'ambiva­lence inhérente au pouvoir du sang.

 Pour maîtriser ce pouvoir, pour employer sa présumée efficacité aux fins voulues, il est inévitable de transgresser le tabou qui interdit le contact avec le sang. La magie agissant au moyen du pouvoir du sang a donc pour procédé essentiel la violation de tabou (Cf. L. M., 1968, p. 33 sq et supra p. 159 sq) Considérée, par conséquent, com­me antisociale, illégitime, subversive - puisque le tabou du sang représente la poutre maîtresse soutenant l'ordre de la société - elle doit rester occulte. Elle est hautement dangereuse et on n'y recourt que pour atteindre des résultats importants. Puisqu'elle tire sa force du danger qui s'attache au sang et de la rigueur du tabou qui couvre celui-ci, le tabou doit être généralement maintenu et violé seulement par voie d'exception. La violation magique du tabou ne peut donc constituer qu'un acte rare, singulier, exceptionnel. Cette magie, qui emploie "des agents (magiques) proprement dits" fournis par les femmes (Hubert et Mauss, 1966, p. 20), est associée tout naturel­lement au sexe féminin. Ainsi s'explique qu'une certaine forme de magie, la magie d'efficacité qui s'exerce en violation de tabou, soit associée au côté gauche, côté de la féminité et que parfois les hommes qui l'exercent soient assimilés aux femmes.

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 En revenant au puzzle du devin Nyoro, nous n'aurons plus de difficulté à com­prendre pourquoi il lance ses coquillages divinatoires de la main gauche. La voyance est un don, un art magique qui s'acquiert par la violation de tabou. Pline attribuait de grands pouvoirs de voyance aux femmes menstruantes, dont les prédictions, en général funestes, se réalisaient inévitablement (VII-XIII). Eliade rappelle qu'autour des sites des trois Sybilles il y avait de la terre rouge (1956, p. 42-43), et l'identi­fication de la terre rouge au sang, en particulier au sang menstruel, est bien attestée. Les violateurs de tabou ont souvent des pouvoirs divinatoires.

 Ce pattern traditionnel se retrouvant partout, la même association des devins au côté gauche se retrouve chez les anciens Arabes. Dans la croyance de ceux-ci, les prophètes et les devins sont inspirés par leurs "acolytes", mais tandis que les premiers reçoivent la parole de leurs compagnons invisibles par l'oreille droite et il leur est ordonné de porter des robes blanches, les devins sont sollicités du côté gauche et il leur est demandé de porter du noir (Chelhod, 1964, p. 530). De -cette manière, le fait religieux, successif, se distingue du fait magique par les signes inverses à ceux qui caractérisent celui-ci.

 Le signe gauche du devin Nyoro est donc une marque de la féminité qui, selon la pensée primitive, est sinon naturelle, du moins connaturée aux magiciens. Car le pouvoir magique qui les distingue (et. qui, dans ce cas, permet la voyance) a été obtenu par la violation de tabou, donc par l'appropriation, de la part des hommes, de quelque chose qui originairement appartenait au domaine féminin. Le caractère gauche du devin, le fait qu'il emploie la main gauche dans son activité magique, ne représentent pas une inversion. Par contre, le signe droit caractérisant la princesse Nyoro résulte bien d'une manipulation du symbolisme traditionnel qui a justement le but d'exprimer le phénomène d'inversion qui l'investit. Car ces princesses, qui s'unissent à leurs demi-frères, sont dites "être des hommes" ; elles sont élevées comme des garçons, ont des comportements masculins, et ne doivent ni se marier ni avoir d'enfants. Le signe droit n'est qu'une expression symbolique du statut d'inver­sion qui est le leur, dû à la violation de tabou qu'elles commettent, comme le veut la tradition de l'inceste royal, en s'unissant à leurs demi-frères. Ces relations incestueu­ses leur interdisent de se marier et d'avoir des enfants et l'impossibilité de vivre une vie de femme les fait assimiler à des garçons - de même que chez les Sara, par exemple, la femme indisposée dit "je suis homme" parce qu'elle ne cuisine pas et ni attend pas d'enfant (Jaulin, 1967, p. 202). Du même coup, le fait que la nature féminine de la princesse soit niée atténue le danger que représente son inceste.

 Il ne peut donc être question d'un rapport structural entre deux inversions symétri­ques et opposées, et la présumée opposition entre pouvoir séculier et autorité reli­gieuse, qui aurait dû reposer sur ce rapport, n'a pas plus de base structurale qu'elle n'en a dans la réalité.

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 Quand nous passons au Mugwe des Meru, nous nous trouvons en face non d'un problème, mais d'une parfaite illustration de la théorie de la violation magique du tabou. Car la puissance magique qui émane du Mugwe et qui se concentre dans sa main gauche a bien les caractéristiques du pouvoir du sang.

 Comme la force émanant du sang, la force émanant du Mugwe est dangereuse. Nous savons que le Mugwe inspire la crainte et que les gens n'osent pas s'approcher de son habitation, que même le bétail ne doit pas traverser une rivière au même gué que lui, que la maison dans laquelle il a passé une nuit devient impropre à être habitée et est brûlée (Bernardi, p. 120). La force du Mugwe éloigne le mal : nous savons qu'il lui suffit de lever la main gauche pour repousser une armée ennemie. Il s'agit d'une force hautement ambivalente : le rôle du Mugwe est d'assurer le bien-être de ses sujets, la fertilité des femmes, du bétail et des champs, de rendre les guerriers invulnérables. Mais il peut aussi faire mourir les arbres et prononcer des malédictions dévastatrices. Comme tout violateur de tabou, le Mugwe est entouré de tabous qui imposent des comportements réciproques, dont l'interdit de sa main gauche est un exemple évident. Il doit la tenir toujours couverte et cachée, les autres ne doivent pas la regarder. L'effet qui suivrait ce contact visuel est la mort soudaine, provoquée, comme nous le lisons souvent dans les textes ethnographiques, par une force "fou­droyante". La crainte de telles manifestations "foudroyantes" est toujours mention­née dans des contextes comprenant la violation du tabou et le danger de sang qui en découle.

 Nous savons que cette force ne s'obtient qu'en violation de tabou. Il faut donc présumer que le Mugwe doit accomplir quelque violation et le fait que sa main gauche soit interdite et "sacrée" laisse penser que la violation dont il tire son pouvoir soit en rapport avec cette main, ce qui est d'ailleurs conforme aux relations que nous avons discernées entre la gauche, l'impureté et le "sacré". Or que tient la main du Mugwe ? Elle tient les Kiragu, les insignes de la royauté, et c'est pour cela, dit-on, qu'elle doit être couverte et cachée.

 Le terme Kiragu exprime chez les Imenti divers concepts. Le Kiragu est "ce qui fait le Mugwe" et désigne aussi le pot de médecine dont celui-ci se sert. Ces méde­cines seraient des graines diverses, mais les gens disent que personne ne sait ce que contient réellement le Kiragu, car personne, sauf le Mugwe,, ne peut le voir. Comme le Kiragu des Tharaka est de la bière de miel qui, à l'instar du Kiragu des Imenti, "ne doit pas se dessécher" et comme, selon Bernardi, la bière de miel "sacrée" est en général un insigne du Mugwe, et que celui-ci en prend de petites gorgées qu'il recrache sur les gens pour les bénir -il faut considérer que le Kiragu contenu dans le pot que le Mugwe cache dans sa main gauche soit de la bière de miel (Cf. Bernardi, pp. 100-104). Telle semble aussi être l'opinion de Needham.

 Objet de tabou et du plus grand secret, possédant la puissance que le Kiragu com­munique à la main du Mugwe et à toute sa personne, cette bière ne peut pas être une bière ordinaire. Elle doit contenir un élément qui lui donne son caractère "sacré", la puissance de bénir et de tuer [8]. Il y a donc lieu de se demander ce que nous savons de la préparation et de l'usage rituel de la bière dans les sociétés tribales.

 Il est évident qu'une telle question exige une recherche qui ne peut être entamée ici ; mais quelques notes à ce sujet donneront une idée des rapports que la bière peut soutenir avec la violation du tabou.

 Deux témoignages concordent sur un traitement très spécial de la bière rituelle chez les Luba du Congo. Lorsqu'une fille a déjà eu par trois fois ses menstruations, écrit Burton, les siens invitent le voisinage à une danse accompagnée d'une beuverie de bière. Dans cette bière écumante on presse les vieux chiffons dont la jeune fille s'est servie pendant ses indispositions (1930, p. 221). Theeuws, de son côté, dit que dans la bière préparée pour la même occasion et destinée aux hommes, on jette le morceau d'igname avec lequel la fille pubère a été déflorée (1960, p. 149).

 Chez les Niakyusa du Tanganyika, la bière qui sera bue par les personnes qui se sont occupées des rites concernant la jeune fille pubère est ainsi préparée : on deman­de à la jeune fille de se tenir debout au-dessus d'un van et on détache le pagne d'écorce qu'elle porte, souillé par le premier écoulement menstruel, le laissant tomber sur le mil déposé au fond du récipient et avec lequel la bière sera brassée. Le breuva­ge est laissé fermenter dans la hutte où la jeune fille est recluse, sur la couche où elle gît (Wilson, 1957, pp. 119-122).

 La bière a aussi un rôle à jouer dans les rites de circoncision des garçons. Chez les Ndembu de Rhodésie, on distingue entre bière de miel, dite "forte" ou "violente" (fierce), "boisson des hommes", et la bière de maïs qui est dite "bière des femmes" parce que "douce". Seule cette bière "douce" est donnée aux novices "pour les rafraîchir", car on croit que la "bière forte" fera saigner leurs plaies d'une manière incontrôlable (Turner, 1962, pp. 140-158). Or on sait que les personnes en danger de saigner, comme les circoncis aux plaies encore ouvertes, doivent s'abstenir de tout contact avec ce qui est en rapport réel ou symbolique avec le sang et pourrait donc provoquer des écoulements sanglants. Le fait que la bière de miel est refusée aux novices offre par conséquent une indication qu'elle est mise en rapport avec le sang, ce qui doit être dû, comme dans les cas précédents, à quelque violation de tabou présidant à sa préparation. Pour la même raison, elle n'est pas bue par les femmes, virtuellement toujours sanglantes.

 Chez les Wiko du Haut Zambèze, la bière est préparée rituellement pour la fête qui suit la guérison des circoncis. Les Makishi, personnages "impurs" et masqués qui s'occupent des novices, se rendent au village pour aider les femmes dans cette besogne, qui est accompagnée par des danses obscènes. Les hommes viennent cher­cher le breuvage "en chantant le grand chant sur l'inversion des choses de la nature". Au cours d'une danse accompagnée de violations diverses et à laquelle participent les Makishi, la bière sera bue pour "libérer les consanguins de l'impureté de la loge" (Gluckman, 1941, pp. 152-153, 158). La "loge" étant celle de la circon­cision, où le sang des novices a été versé, mettant surtout en danger leurs consanguins, la bière préparée en violation de tabou, "purifie les consanguins", c'est-à-dire éloigne d'eux le danger de sang, en vertu de la notion que deux violations de tabou se neutralisent. Chez les Bugisu, les femmes emploient le bras d'un mort pour brasser la bière qui est alors considérée comme particulièrement "forte" (La Fontaine, 1963, p. 197).

 C'est précisément à cause de ce caractère violateur qu'assume parfois la bière que chez les Gogo de Tanzanie, alors que tous les aliments doivent être donnés et reçus de la main droite, elle peut parfois être donnée et reçue de la main gauche (Rigby, 1966, p. 4) [9].

 Ces données permettent de présumer quelle peut être la nature de la bière "sa­crée", Kiragu du Mugwe des Imenti. La thèse que cette bière de miel soit, réelle­ment ou symboliquement, associée à quelque matière "impure" en violation du tabou du sang, explique à la fois son caractère dangereux, sa puissance, son ambi­valence, le secret qui l'entoure et le tabou qui la couvre. Nous savons, en outre, que la possession de "médecines" de telle nature est un des traits qui caractérisent les rois et les chefs de l'Afrique.

 Le Kiragu du Mugwe Imenti est une "médecine de la royauté", non dissem­blable, par exemple, de celle que confectionne le chef des Masaï ; il est seul à en connaître le secret et elle rend la victoire infaillible (Frazer, 1920, p. 121). Le chef des Ambo de Rhodésie possède une médecine considérée si puissante qu'elle peut dévaster le pays. Elle contient du sang menstruel (Stefaniszin, 1964, p. 71). Les médecines du roi des Bushong, douées de la même ambivalence, risquent de faire pourrir les récoltes dans les champs qu'il traverse (Vansina, 1964, p. 102). Chez les Thonga, chaque chef de clan a une médecine magique fort dangereuse, rendant ses hommes invinci­bles (Junod, vol. I, pp. 336, 367-373, 435 ; vol. 2, pp. 359-362).

 Les "médecines de la royauté" sont faites avec du sang humain, souvent avec des matières fœtales ou d'autres ingrédients tirés du corps humain, graisse, peau, chair, viscères, prélevés sur des sacrifiés ou des ennemis, parfois aux cadavres des chefs eux-mêmes. Elles sont puissantes, dangereuses, ambivalentes, tout comme la force du sang et comme elle, génératrices d'interdits (L. M., 1970, pp. 680-683).

 Le rapport qui intervient entre ces médecines obtenues en violation de tabou et la royauté ne peut être pleinement compris que dans un contexte explicatif de la royauté dite "divine", qui ne peut être évoqué ici. Il n'est toutefois pas nécessaire d'aller si loin pour que soit devenu intelligible quelle est la nature du Kiragu du Mugwe, pourquoi il le tient de la main gauche, pourquoi cette main est "sacrée" et pourquoi sa vue et son contact sont interdits. Il est même possible, à partir de ces conclusions, d'entrevoir quelques-unes des raisons qui rendent le Mugwe dangereux, donc ef­frayant et interdit, magiquement puissant donc "sacré", et qui le font assigner, comme le devin Nyoro, au "royaume ténébreux et malfamé" de la main gauche.

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 Le rapport entre le côté gauche, la féminité et le "magique" (ou ce que notre auteur appelle "le mystique") a été expliqué ici par l'emploi dans la magie de matières impures d'origine féminine qui dans la vie quotidienne sont touchées de la main gauche. Notons que les auteurs qui se sont penchés sur ce problème se sont approchés de cette solution. Hertz, comme on l'a vu, a indiqué l'importance du "re­tournement des pouvoirs du côté gauche". Needham a frôlé le thème de la violation quand à propos d'un mythe Nyoro qui "souligne le triomphe du négatif et du désor­donné", il a rappelé un problème de valeur universelle, celui de situations "dans lesquelles des sociétés, ou des institutions ou des personnes sont créées précisément par ces moyens qui sont actuellement les plus abhorrés et desquelles la descendance d'unions mythiques incestueuses est un bon exemple" (1967, p. 446). Chelhod, se souvenant des "inversions fréquentes dans la sorcellerie" entrevoit que "le yasâr (gauche) serait alors le côté du corps en relation avec le sacré impur" et "de ce fait jouirait de plus d'efficacité". Mais s'étant approché de cette "explication labo­rieuse" avec "beaucoup d'hésitation", il s'empresse de s'en éloigner pour en propo­ser une autre (1964, p. 446) [10]. C'est comme si le caractère sacrilège et en quelque sorte horrifiant de la violation de tabou portait à s'écarter de l'étude de ce phénomène qui est cependant toujours pressenti, en dehors de la conscience claire.

 Un aspect mineur du problème de la latéralité se trouve incidemment éclairci par la présente explication : celui "du contraste entre la stabilité du signe droit - qui a toujours les mêmes connotations, et ce que l'on a appelé "l'instabilité" du signe gauche, qui parfois est funeste et parfois de bon augure. Ainsi chez les Arabes, bien que chimâl, gauche, annonce des malheurs et que la main gauche soit porteuse de mauvais présages, le mot yasâr se réfère à la fois à la gauche et à la prospérité ; yusra qui dans la langue désigne le côté maléfique de l'espace, est en rapport avec des idées de prospérité et de bien être. "On se trouve donc manifestement en présence de termes ambivalents dans lesquels se côtoient des représentations collectives de sens contradictoire. La gauche, chez les Arabes - et dans d'autres civilisations aussi – témoigne donc d'une certaine instabilité quant à la valeur mystique qui lui est sous-jacente, contrairement à celle de la droite qui ne serait pas sujette à de telles varia­tions" (Chelhod, 1964, p. 531).

 L'instabilité des termes indiquant la gauche, qui avait été signalée par Meillet à Hertz, est attribuée par ce dernier au caractère inquiétant de la gauche, qui porterait à user d'antiphrases (1928, pp. 110-111 et notes), et Chelhod se range à la même opinion. Il est clair que le langage ne fait que traduire l'ambivalence qui est dans la pensée et dont l'instabilité des termes est l'effet. Que la main gauche soit chargée d'ambivalence, et la main droite ne le soit pas, indique que le symbolisme gauche/droit, calqué sur l'opposition impur/pur, a sa raison d'être à partir de la gauche et de l'impur ; l'ambivalence est celle inhérente à l'impur qui peut être, comme le sang, malfaisant ou bienfaisant. Le pur n'étant que "l'exempt de danger", il ne peut avoir d'ambivalence et il en est de même pour le côté droit. La main droite n'est symbolique que par opposition aux significations dont est chargée la main gauche.

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 C'est dans l'expérience des efforts et des dangers quotidiens, dans l'angoisse de survivre, coulée dans les craintes imaginaires qui devaient fournir les médiations aptes à introduire les comportements les mieux ajustés aux exigences de l'évolution sociale - que les humains ont élaboré la coutume d'attribuer aux deux mains des fonctions distinctes et opposées. Cette distinction était un moyen immédiatement offert de symboliser la dichotomie entre les sexes et la manière transposée dont elle était vécue : la dichotomie entre ce qui est impur donc dangereux, le sexe féminin - et ce qui est "exempt de danger", le pur, le sexe masculin. L'impur ayant acquis, par la violation rituelle du tabou, une valeur d'efficacité magique, le symbolisme de la latéralité se configure dans les concrétions : "gauche, féminin, impur, dangereux, magiquement efficace" et "droite, masculin, exempt de danger, pur ou purifié".

 L'interprétation du symbolisme de la gauche et de la droite, qui se résume ainsi, ne permet plus de considérer la distinction entre la droite et la gauche, ainsi que le voudraient les "structuralistes", comme "une opposition logique élémentaire" ou comme "le reflet conceptuel d'un élément nécessaire dans la structure de la pensée". Cette interprétation nous a permis, par contre, d'apercevoir la solution des deux problèmes posés par Needham. Ceci devrait contribuer à démontrer que si l'on se penche sur les faits ethnographiques en les saisissant au niveau empirique qui est le leur, pour les étudier à l'aide d'autres faits et d'autres contextes ethnographiques - en ayant toujours en vue la recherche du sens de ces croyances dans les sociétés où elles se manifestent - des relations finissent par devenir perceptibles, permettant de déceler le système dont ces faits relèvent. Alors s'ouvrent des voies vers la. compréhension des phénomènes ethnologiques, phénomènes sur lesquels la réflexion ne peut que s'épuiser en vain, quand elle s'est rendue prisonnière de méthodes et de principes étrangers à la matière à connaître.

 

[1]      Une partie de cet article (pp. 438-446) consacrée à l'étude d'une légende Nyoro, n'a pas été traitée ici, car elle ne touche pas fondamentalement au problème principal.

[2]      Pour développer son analyse, l'auteur s'emploie à la construction d'une colonne formée de deux séries de termes en relation d'opposition, termes rangés dans l'une ou l'autre série d'après les analo­gies qu'ils présentent entre eux. La colonne est bâtie indépendamment de la signification que peu­vent avoir ces termes ou leur opposition chez les Nyoro, et sans se demander si l'élément auquel l'auteur attribue la valeur d'un indice ne serait pas occasionnel ou négligeable. Il ne suffit pas, par exemple, qu'un chiffre soit mentionné dans un contexte pour permettre d'interpréter ce contexte en fonction de la valeur symbolique des chiffres pairs et impairs. En l'occurrence l'auteur, à la recher­che de la valeur symbolique des chiffres pairs et impairs, prend la terreur inspirée par la naissance de triplets pour une manifestation d'aversion pour le chiffre trois (p. 435), alors qu'elle doit être considérée comme une manifestation de la peur des naissances multiples, qui est un phénomène bien connu. L'approche purement "signalétique" dont ce cas est caractéristique ne permet pas de situer correctement les faits et porte à niveler les divers aspects d'un phénomène et les phénomènes entre eux.

                Le choix de matériaux de l'auteur présente d'autres inconséquences. Parmi les éléments témoi­gnant du caractère prééminent et favorable de la droite, Needham cite des photos de rois et chefs Nyoro présentant le bras droit libre et le bras gauche couvert. Mais dans l'article précédent (1960), se référant également à un peuple bantou, la main prééminente et bénissante était la gau­che, et elle devait toujours être couverte et cachée. Il est donc surprenant de voir interpréter le fait que le bras droit soit libre comme un signe de sa prééminence.

De même, on ne voit pas comment -l'indication que les prisonniers du roi sont marqués par une bande attachée à la main droite puisse témoigner en faveur de la prééminence de cette main et de son caractère de bon augure, pas plus que n'est de bon augure que l'ordalie par le fer rouge soit faite sur la jambe &cite de l'accusé (p. 428).

[3]      Ce dicton permet à l'auteur d'opposer le Mugwe à Mukuna Ruku. Bernardi dit pourtant que ces deux figures sont parallèles, possédant toutes deux un pouvoir très spécial : la lumière et l'immortalité (p. 70). Needham néglige cette affirmation, la considérant du cru de l'ethnographe (1960, p. 24).

[4]      Bernardi cite le mythe d'une femme folle, ayant des semences dans ses vêtements souillés de terre. Les semences germèrent et les gens apprirent à cultiver le sol (p. 54). L'agriculture serait donc, pour les Meru, d'origine féminine, et il devient alors difficile de l'inscrire dans la série opposée à celle de gauche.

[5]      V. aussi ses écrits cités par Hertz : 1928, p. 104, n° 1 et p. 109, n° 1.

[6]      Une règle bantoue imposerait même aux hommes de ne jamais toucher les femmes de la main gauche. Celui qui le ferait perdrait ses forces et serait tué à la guerre. (Mc Donald, 1891, p. 140)

[7]      Comme dans le cas des tribus du Bas Niger, cité par Hertz, p. 122, n° 2.

[8]      La bière devant réussir par le processus hasardeux de la fermentation, il serait congru aux coutu­mes tribales que quelque violation de tabou préside, en général, à sa préparation, et que, par suite de cela, cette boisson ait été considérée comme particulièrement appropriée aux circonstan­ces où le tabou est rituellement brisé.

[9]      Ces conduites en relation avec la bière se retrouvent aussi loin de l'Afrique. Chez les Jibaro de l'Équateur, écrit Karsten, comme chez tous les Indiens, il est de règle que seules les femmes brassent la bière de manioc et qu'elles cultivent cette plante. On leur attribue le pouvoir particulier de promouvoir le mystérieux et inintelligible processus de la nature que l'on appelle fermentation. Toutefois, quand on prépare la bière et le vin pour la fête qui suit l'occision d'un ennemi, l'essentiel étant de rendre ces boissons aussi fortes que possible, car de cela dépend le succès de la fête (qui doit assurer la chance à la chasse) – le meurtrier doit assister au travail. Les femmes, dirigées par l'épouse et la fille du meurtrier, considérées comme également souillées, s'occupent de la prépa­ration des breuvages, mais la présence de l'homme qui vient d'en tuer un autre, et qui porte autour du cou comme un trophée la tsantsa, la tête de sa victime, est considérée apte à transférer au vin et à la bière le pouvoir "surnaturel" que lui a conféré le meurtre et que, dit le texte, "il s'efforce d'employer à ses propres fins économiques". (Karsten, 1923, pp. 48-60, p. 89). Est-il nécessaire d'ajouter que ce "pouvoir" conféré par le meurtre et donnant l'efficacité est le pouvoir du sang ?

[10]    L'auteur dit ceci à propos de l'instabilité des termes indiquant la main gauche. Pour la signification de yasâr, voir le paragraphe suivant.


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