Petit kaléidoscope poétique

Poèmes de Guillaume Apollinaire, Louis Aragon, Charles Baudelaire, Georges Brassens, Jacques Brel, André Breton, Troubadours anonymes, Louis Ferdinand Céline, René Char, Tristan Corbière, Robert Desnos, Charles Dumont, Paul Eluard, Giani Esposito, Georges Fourest, Jules Laforgue, Jacques Prévert, Raymond Queneau, Arthur Rimbaud, Maurice Rollinat, marquis de Sade, Victor Segalen, Jules Supervielle, Hubert-Félix Thiefaine, Tristan Tzara, Paul Valéry, Emile Verhaeren, Paul Verlaine, Boris Vian, François Villon.  

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Le pont Mirabeau


Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu'il m'en souvienne
La joie venait toujours après la peine.

Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure

Les mains dans les mains restons face à face
Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l'onde si lasse

Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure

L'amour s'en va comme cette eau courante
L'amour s'en va
Comme la vie est lente
Et comme l'Espérance est violente

Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure

Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure

Guillaume Apollinaire (alcools)

 

Nuit rhénane


Mon verre est plein d'un vin trembleur comme une flamme
Écoutez la chanson lente d'un batelier
Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes
Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu'à leurs pieds

Debout chantez plus haut en dansant une ronde
Que je n'entende plus le chant du batelier
Et mettez près de moi toutes les filles blondes
Au regard immobile aux nattes repliées

Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent
Tout l'or des nuits tombe en tremblant s'y refléter
La voix chante toujours à en râle-mourir
Ces fées aux cheveux verts qui incantent l'été

Mon verre s'est brisé comme un éclat de rire

Guillaume Apollinaire

 

Les colchiques


Le pré est vénéneux mais joli en automne
Les vaches y paissant
Lentement s'empoisonnent
Le colchique couleur de cerne et de lilas
Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-la
Violatres comme leur cerne et comme cet automne
Et ma vie pour tes yeux lentement s'empoisonne

Les enfants de l'école viennent avec fracas
Vêtus de hoquetons et jouant de l'harmonica
Ils cueillent les colchiques qui sont comme des mères
Filles de leurs filles et sont couleur de tes paupières
Qui battent comme les fleurs battent au vent dément

Le gardien du troupeau chante tout doucement
Tandis que lentes et meuglant les vaches abandonnent
Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l'automne

Guillaume Apollinaire

 

L'adieu


J'ai cueilli ce brin de bruyère
L'automne est morte souviens-t'en
Nous ne nous verrons plus sur terre
Odeur du temps Brin de bruyère
Et souviens-toi que je t'attends

Guillaume Apollinaire

 

Marizibill


Dans la Haute-Rue à Cologne
Elle allait et venait le soir
Offerte à tous en tout mignonne
Puis buvait lasse des trottoirs
Très tard dans les brasseries borgnes

Elle se mettait sur la paille
Pour un maquereau roux et rose
C'était un juif il sentait l'ail
Et l'avait venant de Formose
Tirée d'un bordel de Changaï

Je connais des gens de toutes sortes
Ils n'égalent pas leurs destins
Indécis comme feuilles mortes
Leurs yeux sont des feux mal éteints
Leurs coeurs bougent comme leurs portes

Guillaume Apollinaire

 

Voie lactée ô soeur lumineuse...


Voie lactée ô soeur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons nous d'ahan
Ton cours vers d'autres nébuleuses

Regret des yeux de la putain
Et belle comme une panthère
Amour vos baisers florentins
Avaient une saveur amère
Qui a rebuté nos destins

Ses regards laissaient une traîne
D'étoiles dans les soirs tremblants
Dans ses yeux nageaient les sirènes
Et nos baisers mordus sanglants
Faisaient pleurer nos fées marraines

Mais en vérité je l'attends
Avec mon coeur avec mon âme
Et sur le pont des Reviens-t'en
Si jamais reviens cette femme
Je lui dirai Je suis content

Mon coeur et ma tête se vident
Tout le ciel s'écoule par eux
O mes tonneaux des Danaïdes
Comment faire pour être heureux
Comme un petit enfant candide

Je ne veux jamais l'oublier
Ma colombe ma blanche rade
O marguerite exfoliée
Mon île au loin ma Désirade
Ma rose mon giroflier

Les satyres et les pyraustes
Les égypans les feux follets
Et les destins damnés ou faustes
La corde au cou comme à Calais
Sur ma douleur quel holocauste

Douleur qui doubles les destins
La licorne et le capricorne
Mon âme et mon corps incertains
Te fuient ô bûcher divin qu'ornent
Des astres des fleurs du matin

Malheur dieu pâle aux yeux d'ivoire
Tes prêtres fous t'ont-ils paré
Tes victimes en robe noire
Ont-elles vainement pleuré
Malheur dieu qu'il ne faut pas croire

Et toi qui me suis en rampant
Dieu de mes dieux morts en automne
Tu mesures combien d’empans
J'ai droit que la terre me donne
O mon ombre ô mon vieux serpent

Au soleil parce que tu l'aimes
Je t'ai mené souviens-t'en bien
Ténébreuse épouse que j'aime
Tu es à moi en n'étant rien
O mon ombre en deuil de moi-même

L'hiver est mort tout enneigé
On a brûlé les ruches blanches
Dans les jardins et les vergers
Les oiseaux chantent sur les branches
Le printemps clair l'Avril léger

Mort d'immortels argyraspides
La neige aux boucliers d'argent
Fuit les dendrophores livides
Du printemps cher aux pauvres gens
Qui ressourient les yeux humides

Mais moi j'ai le coeur aussi gros
Qu'un cul de dame damascène
O mon amour je t'aimais trop
Et maintenant j'ai trop de peine
Les sept épées hors du fourreau

Sept épées de mélancolie
Sans morfil ô claires douleurs
Sont dans mon coeur et la folie
Veux raisonner pour mon malheur
Comment voulez-vous que j'oublie

Guillaume Apollinaire

 

Ballade et Pastourelle



Aube

Quand Rossignol en amour
Chante la nuit et le jour,
Suis avec ma belle amie,
Sous la fleur,
Et le guetteur de la tour,
S'écrie : Amants, levez vous,
Voici l'Aube et le jour clair !


Pastourelle

Par amour je suis gai,
Et tant que je vivrai,
Ne me dédirai,
Dame Joli-Corps

Me levai un beau matin,
A pointe d'aubette,
Je m'en fus dans un verger
Cueillir la violette.
De loin j'entendis
Un chant bien plaisant,
Trouvai jolie pastourelle
Ses agneaux gardant.

Dieu vous garde, pastourelle,
Couleur de rosette,
De vous je m'étonne fort
Que vous soyez seullette.
Habits vous aurez,
Si cela vous plaît,
Bien menu lacé
A filets d'argent.

Seriez vous fol, chevalier,
Plein d'extravagance
Car vous m'avez demandé
Ce dont je n'ai cure,
Père et mère j'ai
Et mari j'aurai,
Et si à Dieu plaît,
M'honoreront bien.

Adieu, adieu, chevalier,
Mon père m'appelle,
Je le vois là qui laboure
A bouefs sur l'artigue,
Nous esmons blé,
Aurons grand' récolte,
Et si acceptez,
Froment vous aurez.

Mais quand il la vit aller,
Courut après elle,
La prit par sa blanche main,
La coucha dans l'herbe,
Trois fois la baisa
Sans qu'elle dît mot,
Mais quand vint la quatrième :
"Seigneur, à vous je me rends !"

Troubadours anonymes

 

Il n'y a pas d'amour heureux


Rien n'est jamais acquis à l'homme Ni sa force
Ni sa faiblesse ni son coeur Et quand il croit
Ouvrir ses bras son ombre est celle d'une croix
Et quand il croit serrer son bonheur il le broie
Sa vie est un étrange et douloureux divorce

Il n'y a pas d'amour heureux

Sa vie Elle ressemble à ces soldats sans armes
Qu'on avait habillés pour un autre destin
A quoi peut leur servir de se lever matin
Eux qu'on retrouve au soir désoeuvrés incertains
Dites ces mots Ma vie Et retenez vos larmes

Il n'y a pas d'amour heureux

Mon bel amour mon cher amour ma déchirure
Je te porte dans moi comme un oiseau blessé
Et ceux-là sans savoir nous regardent passer
Répétant après moi les mots que j'ai tressés
Et qui pour tes grands yeux tout aussitôt moururent

Il n'y a pas d'amour heureux

Le temps d'apprendre à vivre il est déjà trop tard
Que pleurent dans la nuit nos coeurs à l'unisson
Ce qu'il faut de malheur pour la moindre chanson
Ce qu'il faut de regrets pour payer un frisson
Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare

Il n'y a pas d'amour heureux

Il n'y a pas d'amour qui ne soit à douleur
Il n'y a pas d'amour dont on ne soit meurtri
Il n'y a pas d'amour dont on ne soit flétri
Et pas plus que de toi l'amour de la patrie
Il n'y a pas d'amour qui ne vive de pleurs

Il n'y a pas d'amour heureux

Mais c'est notre amour à tous les deux

Louis Aragon (La Diane Francaise, Seghers 1946)

 

Bierstube Magie allemande


Bierstube Magie allemande
Et douces comme un lait d'amandes
Mina Linda lèvres gourmandes
qui tant souhaitent d'être crues
A fredonner tout bas s'obstinent
L'air Ach du lieber Augustin
Qu'un passant siffle dans la rue

Sofienstrasse Ma mémoire<
Retrouve la chambre et l'armoire
L'eau qui chante dans la bouilloire
Les phrases des coussins brodés
L'abat-jour de fausse opaline
Le Toteninsel de Boecklin
Et le peignoir de mousseline
qui s'ouvre en donnant des idées

Au plaisir prise et toujours prête
O Gaense-Liesel des défaites
Tout à coup tu tournais la tête
Et tu m'offrais comme cela
La tentation de ta nuque
Demoiselle de Sarrebrück
Qui descendais faire le truc
Pour un morceau de chocolat

Et moi pour la juger que suis-je
Pauvres bonheurs pauvres vertiges
Il s'est tant perdu de prodiges
Que je ne m'y reconnais plus
Rencontres Partances hâtives
Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent
Comme des soleils révolus

Tout est affaire de décors
Changer de lit changer de corps
A quoi bon puisque c'est encore
Moi qui moi-même me trahis
Moi qui me traîne et m'éparpille
Et mon ombre se déshabille
Dans les bras semblables des filles
Où j'ai cru trouver un pays

Coeur léger coeur changeant coeur lourd
Le temps de rêver est bien court
Que faut-il faire de mes jours
Que faut-il faire de mes nuits
Je n'avais amour ni demeure
Nulle part où je vive ou meure
Je passais comme la rumeur
je m'endormais comme le bruit

C'était un temps déraisonnable
On avait mis les morts à table
On faisait des châteaux de sable
On prenait les loups pour des chiens
Tout changeait de pôle et d'épaule
La pièce était-elle ou non drôle
Moi si j'y tenait mal mon rôle
C'était de n'y comprendre rien

Dans le quartier Hohenzollern
Entre la Sarre et les casernes
Comme les fleurs de la luzerne
Fleurissaient les seins de Lola
Elle avait un coeur d'hirondelle
Sur le canapé du bordel
Je venais m'allonger près d'elle
Dans les hoquets du pianola

Elle était brune et pourtant blanche
Ses cheveux tombaient sur ses hanches
Et la semaine et le dimanche
Elle ouvrait à tous ses bras nus
Elle avait des yeux de faïence
Et travaillait avec vaillance
Pour un artilleur de Mayence
Qui n'en est jamais revenu

Il est d'autres soldats en ville
Et la nuit montent les civils
Remets du rimmel à tes cils
Lola qui t'en iras bientôt
Encore un verre de liqueur
Ce fut en avril à cinq heures
Au petit jour que dans ton coeur
Un dragon plongea son couteau

Le ciel était gris de nuages
Il y volait des oies sauvages
Qui criaient la mort au passage
Au-dessus des maisons des quais
Je les voyais par la fenêtre
Leur chant triste entrait dans mon être
Et je croyais y reconnaître
Du Rainer Maria Rilke

Louis Aragon, Le Roman inachevé, Poèsie/Gallimard, Paris, 1980, pages 72 à 75.

Une adaptation chantée par Léo Ferré de ce texte existe sous le titre Est-ce ainsi que les hommes vivent. Voir plus loin.

 

Le fou d'Elsa (extrait 2)


Un espion de Castille franchissant le Djebel Cholaïr As-Sadj parvient au dessus de Grenade

Ô froide et brûlante à la fois pécheresse au corps de corail
Ville des Juifs aux mille et trente tours dans tes rouges murailles
Genoux talés percé d'aiguilles sourd de neige et l'âme en sang
Je te découvre et tes jardins d'amandiers à l'ombre du Croissant
Fille de Mahom sous ma robe j'apportais des clous
Et l'arbre du Vrai Dieu comme la lettre d'un amant jaloux
Te voilà terre philosophale à mes pieds d'où sort l'orange
Et j'ai peur maintenant de trop bien comprendre les Mauvais Anges
Séduit par l'attrait de l'enfer à retrouver l'Andalousie
Je suis envahi tout à coup par un parfum d'apostasie
Grenade à chair de violette et de jasmin dont le vent mène
A moi comme de bains publics une anonyme odeur humaine
Tel est le désir au ventre que j'ai de toi que je me dis
Que pour connaître la senteur du bois il faut une incendie
Et je ne te posséderai jamais autrement pour moi-même
Je suis l'émissaire d'un Roi chargé de te dire qu'il t'aime
Qu'il ira de force ou de gré te prendre bientôt dans ses bras
Te serrer dans ses jambes d'or tant que le ciel en saignera
Je ne vais pas te raconter ma longue et déplorable histoire
Et pourquoi je flaire le vent quand je longe tes abattoirs
Et de qui je suis le jouet Comment je ne m'appartiens plus
Car ma vie est derrière moi Seul m'obéir m'est dévolu
Il ne reste rien de ces jours ici qui furent ma jeunesse
Et l'écuelle est renversée où nul n'a bu le lait d'ânesse
Je suis le fruit tombé de l'arbre et l'objet de perversion
Taché talé honni jauni sali séché par le vent noir des passions
J'ai joué mon ciel et mon sang j'ai brûlé mes jours et mon ombre
J'ai payé d'une éternité la saison de mes plaisirs sombres
J'ai roulé l'image de Dieu dans la boue de l'ignominie
Et dans mon propre cauchemar c'est moi qui moi-même punis
C'est dans mon miroir que je lis le roman de mes propres crimes
Devenu mon propre bourreau devenu ma propre victime
Prisonnier de ce que j'ai fait prisonnier de ce que je fus
Et chaque pas m'est pour le pire à quoi je n'ai droit au refus
La calomnie est mon devoir la corruption mon système
Qui je veux perdre je noirci du fard de mes propres blasphèmes
Du stupre caché de mes nuits du sang que répandit ma main
Soldat de cette guerre affreuse où le mal est le seul chemin
Je suis venu voir ici le défaut des murs les lieux d'échelle
Et dans l'âme des gens la brèche et l'heure où dort la sentinelle
Il faut sonder le désespoir frapper où l'homme sonne creux
Qui tremble perdre sa richesse ou celui qui est malheureux
Faire lever l'ambition dans les pâtures subalternes
Semer au créneau l'incrédulité soudoyer la poterne
J'épongerai l'étoile au ciel je couperai sa gorge au cri
Et seuls les chevaux remueront vaguement dans les écuries
Mais vertige de ta beauté quand j'ouvre ta ceinture d'arbres
Je trahis mon maître et la Croix dans tes cours d'ombrage et de marbre
Je perds le Dieu de mon baptême à l'eau fraîche de tes vergers
Sur la musique de mon c?ur il n'est plus que mots étrangers
Sur les pentes du Cholaïr je suis comme l'infant Sanchol
Qui rasa sa tête et changea pour Chandja son nom d'Espagnol
Pour cela nul ne sait quel fruit parricide il avait mordu
Ni si vraiment c'est pour quelques maravédis qu'il s'est vendu
Moi c'est une façon de langueur qui corrompt l'air de ma narine
Mon ombre n'est plus sur mes pas mon c?ur n'est plus dans ma poitrine
Seigneur mon Dieu pardonnez-moi de vous préférer ce vin doux
Et le parjure est sur ma langue et je vous renonce à genoux
Et je frémis comme l'incestueux dans les bras de sa mère
Car cela ne se peur terminer que dans une terre amère
La jouissance même est pour lui sa honte et son dénuement
De quelque côté qu'il se tourne il y trouve son châtiment
Et je suis pire que celui qui profane sa propre souche
Moi qui trahis ma trahison et qui mens à ma propre bouche
En désaccord l'âme et la main par une infâme comédie
Mêlant la mort et le baiser les péchés et le paradis
Déjà je vois la gorge à l'air rouler dans d'autres bras la ville
Et de sa chair il adviendra comme de Cordoue et de Séville
Où les paroles du Coran se barrent de mots en latin
Et chaque rue ivre et sanglante est devenue une putain
Que baisent des soldats heureux proférant des jurons étranges
Pour qui toute nuit désormais aura le parfum de l'orange
Ils promèneront avec eux un carnaval de dieux géants
Et le suaire et la cagoule et le feu pour les mécréants
Ils installeront leur chenil au seuil des palais almohades
Et mettront leur linge à sécher sur le visage de Grenade

Louis Aragon

 

Extrait du recueil "Elsa"


Tandis que je parlais le langage des vers
Elle s'est doucement tendrement endormie
Comme une maison d'ombre au creux de notre vie
Une lampe baissée au coeur des myrtes verts

Sa joue a retrouvé le printemps du repos
O corps sans poids pose dans un songe de toile
Ciel formé de ses yeux à l'heure des étoiles
Un jeune sang l'habite au couvert de sa peau

La voila qui reprend le versant de ses fables
Dieu sait obéissant à quels lointains signaux
Et c'est toujours le bal la neige les traîneaux
Elle a rejoint la nuit dans ses bras adorables

Je vois sa main bouger Sa bouche Et je me dis
Qu'elle reste pareille aux marches du silence
Qui m'échappe pourtant de toute son enfance
Dans ce pays secret à mes pas interdit

Je te supplie amour au nom de nous ensemble
De ma suppliciante et folle jalousie
Ne t'en va pas trop loin sur la pente choisie
Je suis auprès de toi comme un saule qui tremble

J'ai peur éperdument du sommeil de tes yeux
Je me ronge le coeur de ce coeur que j'écoute
Amour arrête-toi dans ton rêve et ta route
Rends-moi ta conscience et mon mal merveilleux

Louis Aragon

 

J'arrive où je suis étranger


Rien n'est précaire comme vivre
Rien comme être n'est passager
C'est un peu fondre comme le givre
Et pour le vent être léger
J'arrive où je suis étranger

Un jour tu passes la frontière
D'où viens-tu mais où vas-tu donc
Demain qu'importe et qu'importe hier
Le coeur change avec le chardon
Tout est sans rime ni pardon

Passe ton doigt là sur ta tempe
Touche l'enfance de tes yeux
Mieux vaut laisser basses les lampes
La nuit plus longtemps nous va mieux
C'est le grand jour qui se fait vieux

Les arbres sont beaux en automne
Mais l'enfant qu'est-il devenu
Je me regarde et je m'étonne
De ce voyageur inconnu
De son visage et ses pieds nus

Peu a peu tu te fais silence
Mais pas assez vite pourtant
Pour ne sentir ta dissemblance
Et sur le toi-même d'antan
Tomber la poussière du temps

C'est long vieillir au bout du compte
Le sable en fuit entre nos doigts
C'est comme une eau froide qui monte
C'est comme une honte qui croît
Un cuir à crier qu'on corroie

C'est long d'être un homme une chose
C'est long de renoncer à tout
Et sens-tu les métamorphoses
Qui se font au-dedans de nous
Lentement plier nos genoux

O mer amère ô mer profonde
Quelle est l'heure de tes marées
Combien faut-il d'années-secondes
A l'homme pour l'homme abjurer
Pourquoi pourquoi ces simagrées

Rien n'est précaire comme vivre
Rien comme être n'est passager
C'est un peu fondre comme le givre
Et pour le vent être léger
J'arrive où je suis étranger

Louis Aragon

 

Est-ce ainsi que les hommes vivent (adaptation de Léo Ferré)


Tout est affaire de décor
Changer de lit changer de corps
À quoi bon puisque c'est encore
Moi qui moi-même me trahis
Moi qui me traîne et m'éparpille
Et mon ombre se déshabille
Dans les bras semblables des filles
Où j'ai cru trouver un pays.

Coeur léger coeur changeant coeur lourd
Le temps de rêver est bien court
Que faut-il faire de mes jours
Que faut-il faire de mes nuits
Je n'avais amour ni demeure
Nulle part où je vive ou meure
Je passais comme la rumeur
Je m'endormais comme le bruit.

C'était un temps déraisonnable
On avait mis les morts à table
On faisait des châteaux de sable
On prenait les loups pour des chiens
Tout changeait de pôle et d'épaule
La pièce était-elle ou non drôle
Moi si j'y tenais mal mon rôle
C'était de n'y comprendre rien

Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent

Dans le quartier Hohenzollern
Entre La Sarre et les casernes
Comme les fleurs de la luzerne
Fleurissaient les seins de Lola
Elle avait un coeur d'hirondelle
Sur le canapé du bordel
Je venais m'allonger près d'elle
Dans les hoquets du pianola.

Le ciel était gris de nuages
Il y volait des oies sauvages
Qui criaient la mort au passage
Au-dessus des maisons des quais
Je les voyais par la fenêtre
Leur chant triste entrait dans mon être
Et je croyais y reconnaître
Du Rainer Maria Rilke.

Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent.

Elle était brune elle était blanche
Ses cheveux tombaient sur ses hanches
Et la semaine et le dimanche
Elle ouvrait à tous ses bras nus
Elle avait des yeux de faïence
Elle travaillait avec vaillance
Pour un artilleur de Mayence
Qui n'en est jamais revenu.

Il est d'autres soldats en ville
Et la nuit montent les civils
Remets du rimmel à tes cils
Lola qui t'en iras bientôt
Encore un verre de liqueur
Ce fut en avril à cinq heures
Au petit jour que dans ton coeur
Un dragon plongea son couteau

Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent.

Louis Aragon, (interprétation de Léo Ferré)

 

Le fou d'Elsa (extrait)


....

Il y a des choses que je ne dis a Personne Alors
Elles ne font de mal à personne Mais
Le malheur c'est
Que moi
Le malheur le malheur c'est
Que moi ces choses je les sais

Il y a des choses qui me rongent La nuit
Par exemple des choses comme
Comment dire comment des choses comme des songes
Et le malheur c'est que ce ne sont pas du tout des songes

Il y a des choses qui me sont tout à fait
Mais tout à fait insupportables même si
Je n'en dis rien même si je n'en
Dis rien comprenez comprenez moi bien

Alors ça vous parfois ça vous étouffe
Regardez regardez moi bien
Regardez ma bouche
Qui s'ouvre et ferme et ne dit rien

Penser seulement d'autre chose
Songer à voix haute et de moi
Mots sortent de quoi je m'étonne
Qui ne font de mal à personne

Au lieu de quoi j'ai peur de moi
De cette chose en moi qui parle

Je sais bien qu'il ne le faut pas
Mais que voulez-vous que j'y fasse
Ma bouche s'ouvre et l'âme est là
Qui palpite oiseau sur ma lèvre

O tout ce que je ne dis pas
Ce que je ne dis à personne
Le malheur c'est que cela sonne
Et cogne obstinément en moi
Le malheur c'est que c'est en moi
Même si n'en sait rien personne
Non laissez moi non laissez moi
Parfois je me le dis parfois
Il vaut mieux parler que se taire

Et puis je sens se dessécher
Ces mots de moi dans ma salive
C'est là le malheur pas le mien
Le malheur qui nous est commun
Épouvantes des autres hommes
Et qui donc t'eut donné la main
Étant donné ce que nous sommes

Pour peu pour peu que tu l'aies dit
Cela qui ne peut prendre forme
Cela qui t'habite et prend forme
Tout au moins qui est sur le point
Qu'écrase ton poing
Et les gens Que voulez-vous dire
Tu te sens comme tu te sens
Bête en face des gens Qu'étais-je
Qu'étais-je à dire Ah oui peut-être
Qu'il fait beau qu'il va pleuvoir qu'il faut qu'on aille
Où donc Même cela c'est trop
Et je les garde dans les dents
Ces mots de peur qu'ils signifient

Ne me regardez pas dedans
Qu'il fait beau cela vous suffit
Je peux bien dire qu'il fait beau
Même s'il pleut sur mon visage
Croire au soleil quand tombe l'eau
Les mots dans moi meurent si fort
Qui si fortement me meurtrissent
Les mots que je ne forme pas
Est-ce leur mort en moi qui mord

Le malheur c'est savoir de quoi
Je ne parle pas à la fois
Et de quoi cependant je parle

C'est en nous qu'il nous faut nous taire

Louis Aragon
(1963)

 

Plainte pour le quatrième centenaire d'un amour


L'amour survit aux revers de nos armes
Linceul d'amour à minuit se découd
Les diamants naissent au fond des larmes
L'avril encore éclaire l'époque où
S'étend sur nous cette ombre aux pieds d'argile
Jeunesse peut rêver la corde au cou
Elle oublia Charles-Quint pour Virgile
Les temps troublés se ressemblent beaucoup
Abandonnant le casque et la cantine
Ces jeunes gens qui n'ont jamais souri
L'esprit jaloux des paroles latines
Qu'ont-ils appris qu'ils n'auront désappris
Ces deux enfants dans les buissons de France
Ressemblent l'Ange et la Vierge Marie
Il sait par coeur Tite-Live et Térence
Quand elle chante on dirait qu'elle prie
Je l'imagine Elle a les yeux noisette
Je les aurai pour moi bleus préférés
Mais ses cheveux sont roux comme vous êtes
O mes cheveux adorés et dorés
Je vois la Saône et le Rhône s'éprendre
Elle de lui comme eux deux séparés
Il la regarde et le soleil descendre
Elle a seize ans et n'a jamais pleuré
Les bras puissants de ces eaux qui se mêlent
C'est cet amour qu'ils ne connaissent pas
Qu'ils rêvaient tous deux Olivier comme Elle
Lui qu'un faux amour à Cahors trompa
Vêtu de noir comme aux temps d'aventure
Les paladins fiancés aux trépas
Ceux qui portaient à la table d'Arthur
Le deuil d'aimer sans refermer leurs bras
Quel étrange nom la Belle Cordière
Sa bouche est rouge et son corps enfantin
Elle était blanche ainsi que le matin
Lyon Lyon n'écoute pas la Saône
Trop de noyés sont assis au festin
Ah que ces eaux sont boueuses et jaunes
Comment pourrais-je y lire mon destin
Je chanterai cet amour de Loyse
Qui fut soldat comme Jeanne à seize ans
Dans ce décor qu'un regard dépayse
Qui défera ses cheveux alezan
Elle avait peur que la nuit fût trop claire
Elle avait peur que le vin fût grisant
Elle avait peur surtout de lui déplaire
Sur la colline où fuyaient les faisans
N'aimes tu pas le velours des mensonges
Il est des fleurs que l'on appelle pensées
J'en ai cueilli qui poussaient dans mes songes
J'en ai pour toi des couronnes tressé
Ils sont entrés dans la chapelle peinte
Et sacrilège il allait l'embrasser
La foudre éclate et brûle aux yeux la sainte
Le toit se fend les murs sont renversés
Ce coup du ciel à jamais les sépare
Rien ne refleurira ces murs noircis
Et dans nos coeurs percés de part en part
Qui sarclera les fleurs de la merci
Ces fleurs couleurs de Saône au coeur de l'homme
Ce sont les fleurs qu'on appelle soucis
Olivier de Magny se rend à Rome
Et Loyse Labé demeure ici
Quatre cents ans les amants attendirent
Comme pêcheurs à prendre le poisson
Quatre cents ans et je reviens leur dire
Rien n'est changé ni nos coeurs ne le sont
C'est toujours l'ombre et toujours la mal'heure
Sur les chemins déserts où nous passons
France et l'Amour les mêmes larmes pleurent
Rien ne finit jamais par des chansons

Louis Aragon

 

Vers à danser


Que ce soit dimanche ou lundi
Soir ou matin minuit midi
Dans l'enfer ou le paradis
Les amours aux amours ressemblent
C'était hier que je t'ai dit
Nous dormirons ensemble

C'était hier et c'est demain
Je n'ai plus que toi de chemin
J'ai mis mon coeur entre tes mains
Avec le tien comme il va l'amble
Tout ce qu'il a de temps humain
Nous dormirons ensemble

Mon amour ce qui fut sera
Le ciel est sur nous comme un drap
J'ai refermé sur toi mes bras
Et tant je t'aime que j'en tremble
Aussi longtemps que tu voudras
Nous dormirons ensemble

Louis Aragon (Le fou d'Elsa)

 

Les Yeux d'Elsa


Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire
J'ai vu tous les soleils y venir se mirer
S'y jeter à mourir tous les désespérés
Tes yeux sont si profonds que j'y perds la mémoire

À l'ombre des oiseaux c'est l'océan troublé
Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent
L'été taille la nue au tablier des anges
Le ciel n'est jamais bleu comme il l'est sur les blés

Les vents chassent en vain les chagrins de l'azur
Tes yeux plus clairs que lui lorsqu'une larme y luit
Tes yeux rendent jaloux le ciel d'après la pluie
Le verre n'est jamais si bleu qu'à sa brisure

Mère des Sept douleurs ô lumière mouillée
Sept glaives ont percé le prisme des couleurs
Le jour est plus poignant qui point entre les pleurs
L'iris troué de noir plus bleu d'être endeuillé

Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche
Par où se reproduit le miracle des Rois
Lorsque le coeur battant ils virent tous les trois
Le manteau de Marie accroché dans la crèche

Une bouche suffit au mois de Mai des mots
Pour toutes les chansons et pour tous les hélas
Trop peu d'un firmament pour des millions d'astres
Il leur fallait tes yeux et leurs secrets gémeaux

L'enfant accaparé par les belles images
Écarquille les siens moins démesurément
Quand tu fais les grands yeux je ne sais si tu mens
On dirait que l'averse ouvre des fleurs sauvages

Cachent-ils des éclairs dans cette lavande où
Des insectes défont leurs amours violentes
Je suis pris au filet des étoiles filantes
Comme un marin qui meurt en mer en plein mois d'août

J'ai retiré ce radium de la pechblende
Et j'ai brûlé mes doigts à ce feu défendu
Ô paradis cent fois retrouvé reperdu
Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes

Il advint qu'un beau soir l'univers se brisa
Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent
Moi je voyais briller au-dessus de la mer
Les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa

Louis Aragon

 

L'homme et la mer


Homme libre, toujours tu chériras la mer!
La mer est ton miroir, tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.

Tu te plais a plonger au sein de ton image;
Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.

Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets;
Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes;
O mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets!

Et cependant voilà des siècles innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remords,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
O lutteurs éternels, O frères implacables!

Charles Baudelaire

 

L'Ennemi


Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage
Traversé çà et là par de brillants soleils;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.

Voilà que j'ai touché l'automne des idées,
Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées,
Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.

Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur?

- O douleur! ô douleur! Le temps mange la vie.
Et l'obscur ennemi qui nous ronge le coeur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie!

Charles Baudelaire

 

Les bijoux


La très-chère était nue, et, connaissant mon coeur,
Elle n'avait gardé que ses bijoux sonores,
Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur
Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Mores.

Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,
Ce monde rayonnant de métal et de pierre
Me ravi en extase, et j'aime à la fureur
Les choses où le son se mêle à la lumière.

Elle était donc couchée et se laissait aimer,
Et du haut du divan elle souriait d'aise
A mon amour profond et doux comme la mer,
Qui vers elle montait comme vers sa falaise.

Les yeux fixés sur moi,comme un tigre dompté,
D'un air vague et rêveur elle essayait des poses.
Et la candeur unie à la lubricité
Donnait un charme neuf à ses métamorphoses.

Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,
Polis comme de l'huile,onduleux comme un cygne,
Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins;
Et son ventre et ses seins,ces grappes de ma vignes.

s'avançaient, plus câlins que les Anges du mal,
Pour troubler le repos où mon âme était mise,
Et pour la déranger du rocher de cristal
Où calme et solitaire, elle s'était assise.

Je croyais voir unis pour un nouveau dessin
Les hanches de l'Antiope au buste d'un imberbe,
Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
Sur ce teint fauve et brun le fard était superbe!

...Et la lampe s'étant résignée à mourir,
Comme le foyer seul illuminait la chambre,
Chaque fois qu'il poussait un flamboyant soupir,
Il inondait de sang cette peau couleur d'ambre!

Charles Baudelaire (Les fleurs du mal)

 

Les métamorphoses du vampire


La femme cependant, de sa bouche de fraise,
En se tordant ainsi qu'un serpent sur la braise,
Et pétrissant ses seins sur le fer de son busc,
Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc:
- "Moi, j'ai la lèvre humide, et je sais la science
De perdre au fond d'un lit l'antique conscience.
Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants,
Et fais rire les vieux du rire des enfants.
Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles,
La lune, le soleil, le ciel et les étoiles!
Je suis, mon cher savant, si docte aux voluptés,
Lorsque j'étouffe un homme en mes bras redoutés,
Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste,
Timide et libertine, et fragile et robuste,
Que sur ces matelas qui se pâment d'émoi,
Les anges impuissants se damneraient pour moi!"
Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle,
Et que languissamment je me tournai vers elle
Pour lui rendre un baiser d'amour, je ne vis plus
Qu'une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus!
Je fermai les deux yeux, dans ma froide épouvante,
Et quand je les rouvris à la clarté vivante,
A mes côtés, au lieu du mannequin puissant
Qui semblait avoir fait provision de sang,
Tremblaient confusément des débris de squelette,
Qui d'eux-mêmes rendaient le cri d'une girouette
Ou d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer,
Que balance le vent pendant les nuits d'hiver.

Charles Baudelaire

 

Le voyage


À Maxime Du Camp.

I

Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes,
L'univers est égal à son vaste appétit.
Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes !
Aux yeux du souvenir que le monde est petit !

Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,
Le coeur gros de rancune et de désirs amers,
Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
Berçant notre infini sur le fini des mers :

Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ;
D'autres, l'horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
Astrologues noyés dans les yeux d'une femme,
La Circé tyrannique aux dangereux parfums.

Pour n'être pas changés en bêtes, ils s'enivrent
D'espace et de lumière et de cieux embrasés ;
La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,
Effacent lentement la marque des baisers.

Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir ; coeurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s'écartent,
Et sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !

Ceux-là, dont les désirs ont la forme des nues,
Et qui rêvent, ainsi qu'un conscrit le canon,
De vastes voluptés, changeantes, inconnues,
Et dont l'esprit humain n'a jamais su le nom !

II

Nous imitons, horreur ! la toupie et la boule
Dans leur valse et leurs bonds ; même dans nos sommeils
La Curiosité nous tourmente et nous roule,
Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.

Singulière fortune où le but se déplace,
Et, n'étant nulle part, peut être n'importe où !
Où l'Homme, dont jamais l'espérance n'est lasse,
Pour trouver le repos court toujours comme un fou !

Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie ;
Une voix retentit sur le pont : « Ouvre l'oeil ! »
Une voix de la hune, ardente et folle, crie :
« Amour... gloire... bonheur ! » Enfer ! c'est un écueil !

Chaque îlot signalé par l'homme de vigie
Est un Eldorado promis par le Destin ;
L'Imagination qui dresse son orgie
Ne trouve qu'un récif aux clartés du matin.

Ô le pauvre amoureux des pays chimériques !
Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer,
Ce matelot ivrogne, inventeur d'Amériques
Dont le mirage rend le gouffre plus amer ?

Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue,
Rêve, le nez en l'air, de brillants paradis ;
Son oeil ensorcelé découvre une Capoue
Partout où la chandelle illumine un taudis.

III

Étonnants voyageurs ! quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
Ces bijoux merveilleux, faits d'astres et d'éthers.

Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !
Faites, pour égayer l'ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons.

Dites, qu'avez-vous vu ?

IV

« Nous avons vu des astres
Et des flots ; nous avons vu des sables aussi ;
Et, malgré bien des chocs et d'imprévus désastres,
Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.

La gloire du soleil sur la mer violette,
La gloire des cités dans le soleil couchant,
Allumaient dans nos coeurs une ardeur inquiète
De plonger dans un ciel au reflet alléchant.

Les plus riches cités, les plus beaux paysages,
Jamais ne contenaient l'attrait mystérieux
De ceux que le hasard fait avec les nuages.
Et toujours le désir nous rendait soucieux !

- La jouissance ajoute au désir de la force.
Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d'engrais,
Cependant que grossit et durcit ton écorce,
Tes branches veulent voir le soleil de plus près !

Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace
Que le cyprès ? - Pourtant nous avons, avec soin,
Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,
Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin !

Nous avons salué des idoles à trompe ;
Des trônes constellés de joyaux lumineux ;
Des palais ouvragés dont la féerique pompe
Serait pour vos banquiers un rêve ruineux ;

Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse ;
Des femmes dont les dents et les ongles sont teints,
Et des jongleurs savants que le serpent caresse. »

V

Et puis, et puis encore ?

VI

« Ô cerveaux enfantins !

Pour ne pas oublier la chose capitale,
Nous avons vu partout, et sans l'avoir cherché,
Du haut jusques en bas de l'échelle fatale,
Le spectacle ennuyeux de l'immortel péché :

La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,
Sans rire s'adorant et s'aimant sans dégoût ;
L'homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,
Esclave de l'esclave et ruisseau dans l'égout ;

Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote ;
La fête qu'assaisonne et parfume le sang ;
Le poison du pouvoir énervant le despote,
Et le peuple amoureux du fouet abrutissant ;

Plusieurs religions semblables à la nôtre,
Toutes escaladant le ciel ; la Sainteté,
Comme en un lit de plume un délicat se vautre,
Dans les clous et le crin cherchant la volupté ;

L'Humanité bavarde, ivre de son génie,
Et, folle maintenant comme elle était jadis,
Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie :
"Ô mon semblable, ô mon maître, je te maudis !"

Et les moins sots, hardis amants de la Démence,
Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin,
Et se réfugiant dans l'opium immense !
- Tel est du globe entier l'éternel bulletin. »

VII

Amer savoir, celui qu'on tire du voyage !
Le monde, monotone et petit, aujourd'hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :
Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui !

Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ;
Pars, s'il le faut. L'un court, et l'autre se tapit
Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste,
Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs sans répit,

Comme le Juif errant et comme les apôtres,
À qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,
Pour fuir ce rétiaire infâme : il en est d'autres
Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.

Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,
Nous pourrons espérer et crier : En avant !
De même qu'autrefois nous partions pour la Chine,
Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,

Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres
Avec le coeur joyeux d'un jeune passager.
Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,
Qui chantent : « Par ici ! vous qui voulez manger

Le Lotus parfumé ! c'est ici qu'on vendange
Les fruits miraculeux dont votre coeur a faim ;
Venez vous enivrer de la douceur étrange
De cette après-midi qui n'a jamais de fin ! »

À l'accent familier nous devinons le spectre ;
Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.
« Pour rafraîchir ton coeur nage vers ton Électre ! »
Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.

VIII

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l'ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons !

Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?
Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau !

Charles Baudelaire (Correspondances)

 

Les passantes (poème de Antoine POL)


Je veux dédier ce poème
A toutes les femmes qu'on aime
Pendant quelques instants secrets
A celles qu'on connaît à peine
Qu'un destin différent entraîne
Et qu'on ne retrouve jamais

A celle qu'on voit apparaître
Une seconde à sa fenêtre
Et qui, preste, s'évanouit
Mais dont la svelte silhouette
Est si gracieuse et fluette
Qu'on en demeure épanoui

A la compagne de voyage
Dont les yeux, charmant paysage
Font paraître court le chemin
Qu'on est seul, peut-être, à comprendre
Et qu'on laisse pourtant descendre
Sans avoir effleuré sa main

A celles qui sont déjà prises
Et qui, vivant des heures grises
Près d'un être trop différent
Vous ont, inutile folie,
Laissé voir la mélancolie
D'un avenir désespérant

Chères images aperçues
Espérances d'un jour déçues
Vous serez dans l'oubli demain
Pour peu que le bonheur survienne
Il est rare qu'on se souvienne
Des épisodes du chemin

Mais si l'on a manqué sa vie
On songe avec un peu d'envie
A tous ces bonheurs entrevus
Aux baisers qu'on n'osa pas prendre
Aux coeurs qui doivent vous attendre
Aux yeux qu'on n'a jamais revus

Alors, aux soirs de lassitude
Tout en peuplant sa solitude
Des fantômes du souvenir
On pleure les lèvres absentes
De toutes ces belles passantes
Que l'on n'a pas su retenir

Georges Brassens

Stéphane Persyn spersyn@pratique.fr ajoute la contribution suivante :

Je prends la peine de prendre ma plume pour dire que le poème des Passantes chanté par Georges Brassens, n'a en fait pas été écrit par Brassens, mais par un auteur jusque là inconnu, nommé Antoine Pol.

Georges Brassens l'a trouvé dans un de ces établissements de droits d'auteurs (je ne sais plus comment ça s'appelle), et a trouvé ce poème.

Il a alors demandé à l'auteur, Antoine Pol, l'autorisation de mettre ce poème en musique...

Il a accepté. Ils avaient pris rendez-vous un mois plus tard, car Brassens voulait le rencontrer...

Antoine Pol est décédé (de vieillesse) une semaine avant qu'ils se rencontrent. L'un des grands regrets de Brassens, fut de ne jamais avoir connu cet homme.

 

La rose, la bouteille et la poignée de main


Cette rose avait glissé de
La gerbe qu'un héros gâteux
Portait au monument aux Morts.
Comme tous les gens levaient leurs
Yeux pour voir hisser les couleurs,
Je la recueillis sans remords.

Et je repris ma route et m'en allai quérir
Au p'tit bonheur la chance, un corsage à fleurir.
Car c'est une des pir's perversions qui soient
Que de garder une rose par-devers soi.

La première à qui je l'offris
Tourna la tête avec mépris,
La deuxième s'enfuit et court
Encore en criant "au secours !"
Si la troisième m'a donné
Un coup d'ombrelle sur le nez,
La quatrièm', c'est plus méchant,
Se mit en quête d'un agent.

Car, aujourd'hui, c'est saugrenu,
Sans être louche, on ne peut pas
Fleurir de belles inconnues.
On est tombé bien bas, bien bas...

Et ce pauvre petit bouton
De rose a fleuri le veston
D'un vague chien de commissaire,
Quelle misère!

Cette bouteille était tombée
De la soutane d'un abbé
Sortant de la messe ivre mort.
Une bouteille de vin fin
Millésimé, béni, divin,
Je la recueillis sans remords.

Et je repris ma route en cherchant, plein d'espoir,
Une brave gosier sec pour m'aider à la boire.
Car c'est une des pir's perversions qui soient
Que de garder du vin béni par-devers soi.

Le premier refusa mon verre,
En me lorgnant d'un oeil sévère,
Le deuxième m'a dit, railleur,
De m'en aller cuver ailleurs.
Si le troisième, sans retard,
Au nez m'a jeté le nectar,
Le quatrièm', c'est plus méchant,
Se mit en quête d'un agent.

Car aujourd'hui, c'est saugrenu,
Sans être louche, on ne peut pas
Trinquer avec des inconnus,
On est tombé bien bas, bien bas...

Avec la bouteille de vin
Millésimé, béni, divin,
Les flics se sont rincé la dalle,
Un vrai scandale !

Cette pauvre poignée de main
Gisait, oubliée, en chemin,
Par deux amis fâchés a mort.
Quelque peu décontenancée,
Elle était la, dans le fossé.
Je la recueillis sans remords.

Et je repris ma route avec l'intention
De faire circuler la virile effusion,
Car c'est une des pir's perversions qui soient
Qu' de garder une poignée de main par-devers soi.

Le premier m'a dit: "Fous le camp !
J'aurais peur de salir mes gants."
Le deuxième, d'un air dévot,
Me donna cent sous, d'ailleurs faux.
Si le troisième, ours mal léché,
Dans ma main tendue a craché,
Le quatrièm', c'est plus méchant,
Se mit en quête d'un agent.

Car aujourd'hui, c'est saugrenu,
Sans être louche, on ne peut pas
Serrer la main des inconnus,
On est tombé bien bas, bien bas...

Et la pauvre poignée de main
Victime d'un sort inhumain,
Alla terminer sa carrière
A la fourrière !

Georges Brassens

 

Quand on n'a que l'amour


Quand on n'a que l'amour
A s'offrir en partage
Au jour du grand voyage
Qu'est notre grand amour
Quand on n'a que l'amour
Mon amour toi et moi
Pour qu'éclatent de joie
Chaque heure et chaque jour
Quand on n'a que l'amour
Pour vivre nos promesses
Sans nulle autre richesse
Que d'y croire toujours
Quand on n'a que l'amour
Pour meubler de merveilles
Et couvrir de soleil
La laideur des faubourgs
Quand on n'a que l'amour
Pour unique raison
Pour unique chanson
Et unique secours
Quand on n'a que l'amour
Pour habiller matin
Pauvres et malandrins
De manteaux de velours
Quand on n'a que l'amour
A offrir en prière
Pour les maux de la terre
En simple troubadour
Quand on n'a que l'amour
A offrir à ceux-là
Dont l'unique combat
Est de chercher le jour
Quand on n'a que l'amour
Pour tracer un chemin
Et forcer le destin
A chaque carrefour
Quand on n'a que l'amour
Pour parler aux canons
Et rien qu'une chanson
Pour convaincre un tambour
Alors sans avoir rien
Que la force d'aimer
Nous aurons dans nos mains
Amis le monde entier.

Jacques Brel

 

Ne me quitte pas


Ne me quitte pas
Il faut oublier
Tout peut s'oublier
Qui s'enfuit déjà
Oublier le temps
Des malentendus
Et le temps perdu
A savoir comment
Oublier ces heures
Qui tuaient parfois
A coups de pourquoi
Le coeur du bonheur

Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas

Moi je t'offrirai
Des perles de pluie
Venues de pays
Où il ne pleut pas
Je creuserai la terre
Jusqu'après ma mort
Pour couvrir ton corps
D'or et de lumière
Je ferai un domaine
Où l'amour sera roi
Où l'amour sera loi
Où tu seras reine

Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas

Je t'inventerai
Des mots insensés
Que tu comprendras
Je te parlerai
De ces amants-là
Qui ont vu deux fois
Leurs coeurs s'embraser
Je te raconterai
L'histoire de ce roi
Mort de n'avoir pas
Pu te rencontrer

Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas

On a vu souvent
Rejaillir le feu
De l'ancien volcan
Qu'on croyait trop vieux
Il est paraît-il
Des terres brûlées
Donnant plus de blé
Qu'un meilleur avril
Et quand vient le soir
Pour qu'un ciel flamboie
Le rouge et le noir
Ne s'épousent-ils pas

Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas

Ne me quitte pas
Je ne vais plus pleurer
Je ne vais plus parler
Je me cacherai là
A te regarder
Danser et sourire
Et à t'écouter
Chanter et puis rire
Laisse-moi devenir
L'ombre de ton ombre
L'ombre de ta main
L'ombre de ton chien

Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas

Jacques Brel (1972)

 

Tournesol


La voyageuse qui traverse les Halles à la tombée de l'été
Marchait sur la pointe des pieds
Le désespoir roulait au ciel ses grands arums si beaux
Et dans le sac à main il y avait mon rêve ce flacon de sels
Que seule a respiré la marraine de Dieu
Les torpeurs se déployaient comme la buée
Au Chien qui fume
Ou venaient d'entrer le pour et le contre
La jeune femme ne pouvait être vue d'eux que mal et de biais
Avais-je affaire à l'ambassadrice du salpêtre
Ou de la courbe blanche sur fond noir que nous appelons pensée
Les lampions prenaient feu lentement dans les marronniers
La dame sans ombre s'agenouilla sur le Pont-au-Change
Rue Git-le-Coeur les timbres n'étaient plus les mêmes
Les promesses de nuits étaient enfin tenues
Les pigeons voyageurs les baisers de secours
Se joignaient aux seins de la belle inconnue
Dardés sous le crêpe des significations parfaites
Une ferme prospérait en plein Paris
Et ses fenêtres donnaient sur la voie lactée
Mais personne ne l'habitait encore à cause des survenants
Des survenants qu'on sait plus dévoués que les revenants
Les uns comme cette femme ont l'air de nager
Et dans l'amour il entre un peu de leur substance
Elle les intériorise
Je ne suis le jouet d'aucune puissance sensorielle
Et pourtant le grillon qui chantait dans les cheveux de cendres
Un soir près de la statue d'Etienne Marcel
M'a jeté un coup d'oeil d'intelligence
André Breton a-t-il dit passe

André Breton

 

Voyage au bout de la nuit (extraits)


Les crépuscules dans cet enfer africain se révélaient fameux. On n'y coupait pas. Tragiques chaque fois comme d'énormes assassinats du soleil. Une immense chique. Seulement c'était beaucoup d'admiration pour un seul homme. Le ciel pendant une heure paradait tout giclé d'un bout à l'autre d'écarlate en délire, et puis le vert éclatait au milieu des arbres et montait du sol en traînées tremblantes jusqu'aux premières étoiles. Après ça, le gris reprenait tout l'horizon et puis le rouge encore, mais alors fatigué le rouge et pas pour longtemps. Ça se terminait ainsi. Toutes les couleurs retombaient en lambeaux, avachies sur la forêt comme des oripeaux après la centième. Chaque jour sur les six heures exactement que ça se passait.


Une grenade a explosé dans la figure de Robinson, il ne voit plus et se rend compte qu'il restera aveugle sans doute jusqu'à la fin de sa vie...


"Je vais me tuer!" qu'il me prévenait quand sa peine lui semblait trop grande. Et puis il parvenait tout de même à la porter sa peine un peu plus loin comme un poids bien trop lourd pour lui, infiniment inutile, peine sur une route où il ne trouvait personne à qui en parler, tellement qu'elle était énorme et multiple. Il n'aurait pas su l'expliquer, c'était une peine qui dépassait son instruction. Lâche qu'il était, je le savais, et lui aussi, de nature espérant toujours qu'on allait le sauver de la vérité, mais je commençais cependant, d'autre part, à me demander s'il existait quelque part, des gens vraiment lâches... On dirait qu'on peut toujours trouver pour n'importe quel homme une sorte de chose pour laquelle il est prêt à mourir tout de suite et bien content encore. Seulement son occasion ne se présente pas toujours de mourir joliment, l'occasion qui lui plairait. Alors il s'en va mourir comme il peut, quelque part... Il reste là l'homme sur la terre avec l'air d'un couillon en plus et d'un lâche pour tout le monde, pas convaincu seulement, voilà tout. C'est seulement en apparence la lâcheté. Robinson n'était pas prêt à mourir dans l'occasion qu'on lui présentait. Peut-être que présenté autrement, ça lui aurait beaucoup plu. En somme, la mort c'est un peu comme un mariage. Cette mort-là elle ne lui plaisait pas du tout et puis voilà. Rien a dire. Il faudrait qu'il se résigne à accepter son croupissement et sa détresse. Mais pour le moment il était encore tout occupé, tout passionné à s'en barbouiller l'âme d'une façon dégoûtante de son malheur et de sa détresse. Plus tard, il mettrait de l'ordre dans son malheur et alors une vraie vie nouvelle recommencerait. Faudrait bien.

Il n'y a de terrible en nous et sur la terre et dans le ciel peut-être que ce qui n'a pas encore été dit. On ne sera tranquille que lorsque tout aura été dit, une bonne fois pour toutes, alors enfin on fera silence et on aura plus peur de se taire. Ça y sera.

Celine

 

Allégeance


Dans les rues de la ville, il y a mon amour.
Peu importe où il va dans le temps divisé.
Il n'est plus mon amour : chacun peut lui parler.
Il ne se souvient plus qui, au juste, l'aima.

Il cherche son pareil dans le voeu des regards.
L'espace qu'il parcourt est ma fidélité.
Il dessine l'espoir, puis, léger, l'éconduit.

Je vis au fond de lui comme une épave heureuse.
A son insu, ma liberté est son trésor !
Dans le grand méridien où s'inscrit son essor,
Ma solitude se creuse.

Dans les rues de la ville, il y a mon amour.
Peu importe où il va dans le temps divisé.
Il n'est plus mon amour : chacun peut lui parler.
Il ne se souvient plus qui, au juste, l'aima
Et l'éclaire de loin pour qu'il ne tombe pas !

René Char

 

Pyrénées


Montagne des grands abusés,
Au sommet de vos tours fiévreuses
Faiblit la dernière clarté.

Rien que le vide et l'avalanche,
La détresse et le regret!

Tous ces troubadours mal-aimés
Ont vu blanchir dans un été
Leur doux royaume pessimiste.

Ah! la neige est inéxorable
Qui aime qu'on souffre à ses pieds,
Qui veut que l'on meure glacé
Quand on a vécu dans les sables.

René Char (1907-1988) in "Commune présence"

 

Le Paria


Ma pensée est un souffle aride :
C'est l'air. L'air est à moi partout.
Et ma parole est l'écho vide
Qui ne dit rien - et c'est tout.

Tristan Corbière

 

Demain


Âgé de cent-mille ans, j'aurais encore la force
De t'attendre, o demain pressenti par l'espoir.
Le temps, vieillard souffrant de multiples entorses,
Peut gémir: neuf est le matin, neuf est le soir.

Mais depuis trop de mois nous vivons à la veille,
Nous veillons, nous gardons la lumière et le feu,
Nous parlons à voix basse et nous tendons l'oreille
A maint bruit vite éteint et perdu comme au jeu.

Or, du fond de la nuit, nous témoignons encore
De la splendeur du jour et de tous ses présents.
Si nous ne dormons pas c'est pour guetter l'aurore
Qui prouvera qu'enfin nous vivons au présent.

Robert Desnos (État de veille, 1942)

 

De la rose de marbre à la rose de fer


La rose de marbre immense et blanche était seule sur la place déserte
où les ombres se prolongeaient à l'infini. Et la rose de marbre seule
sous le soleil et les étoiles était la reine de la Solitude Et sans
parfum la rose de marbre sur sa tige rigide au sommet du piédestal de
granit ruisselait de tous les flots du ciel. La lune s'arrêtait
pensive en son coeur glacial et les déesses des jardins les déesses
de marbre à ses pétales venaient éprouver leurs seins froids.

La rose de verre résonnait à tous les bruits du littoral. Il n'était
pas un sanglot de vague brisée qui ne la fît vibrer. Autour de sa
tige fragile et de son coeur transparent des arcs en ciel tournaient
avec les astres. La pluie glissait en boules délicates sur ses
feuilles que parfois le vent faisait gémir à l'effroi des ruisseaux
et des vers luisants.

Le rose de charbon était un phénix nègre que la poudre transformait en
rose de feu. Mais sans cesse issue des corridors ténébreux de la mine
où les mineurs la recueillaient avec respect pour la transporter au
jour dans sa gangue d'anthracite la rose de charbon veillait aux
portes du désert.

La rose de papier buvard saignait parfois au crépuscule quand le soir à
son pied venait s'agenouiller. La rose de buvard gardienne de tous
les secrets et mauvaise conseillère saignait un sang plus épais que
l'écume de mer et qui n'était pas le sien.

La rose de nuages apparaissait sur les villes maudites à l'heure des
éruptions de volcans à l'heure des incendies à l'heure des émeutes et
au-dessus de Paris quand la commune y mêla les veines irisées du
pétrole et l'odeur de la poudre. Elle fut belle au 21 janvier belle au
mois d'octobre dans le vent froid des steppes belle en 1905 à l'heure
des miracles à l'heure de l'amour.

La rose de bois présidait aux gibets. Elle fleurissait au plus haut de
la guillotine puis dormait dans la mousse à l'ombre immense des
champignons.

La rose de fer avait été battue durant des siècles par des forgerons
d'éclairs. Chacune de ses feuilles était grande comme un ciel
inconnu. Au moindre choc elle rendait le bruit du tonnerre. Mais
qu'elle était douce aux amoureuses désespérées la rose de fer.

La rose de marbre la rose de verre la rose de charbon la rose de papier
buvard la rose de nuages la rose de bois la rose de fer refleuriront
toujours mais aujourd'hui elles sont effeuillées sur ton tapis.

Qui es-tu? toi qui écrases sous tes pieds nus les débris fugitifs de La
rose de marbre de la rose de verre de la rose de charbon de la rose
de papier buvard de la rose de nuages de la rose de bois de la rose
de fer.

Robert Desnos ("Les Ténèbres", XXIV)

 

A la faveur de la nuit


Se glisser dans ton ombre à la faveur de la nuit.
Suivre tes pas, ton ombre à la fenêtre.
Cette ombre à la fenêtre c'est toi, ce n'est pas une autre, c'est toi.
N'ouvre pas cette fenêtre derrière les rideaux de laquelle tu bouges.
Ferme les yeux.
Je voudrais les fermer avec mes lèvres.
Mais la fenêtre s'ouvre et le vent, le vent qui balance bizarrement
la flamme et le drapeau entoure ma fuite de son manteau.
La fenêtre s'ouvre: ce n'est pas toi.
Je le savais bien.

Robert Desnos (A la Mystérieuse, 1926)

 

Fête-Diable


La dernière goutte de vin s'allume au fond du verre où
vient d'apparaître un château.
Les arbres noueux du bord de la route s'inclinent vers
le voyageur.
Il vient du village proche,
Il vient de la ville lointaine,
Il ne fait que passer au pied des clochers.
Il aperçoit à la fenêtre une étoile rouge qui bouge,
Qui descend, qui se promène en vacillant
Sur la route blanche, dans la campagne noire.
Elle se dirige vers le voyageur qui la regarde venir.
Un instant elle brille dans chacun de ses yeux,
Elle se fixe sur son front.
Étonné de cette lueur glaciale qui l'illumine,
Il essuie son front.
Une goutte de vin perle à son doigt.
Maintenant l'homme s'éloigne et s'amoindrit dans la
nuit.
Il est passé près de cette source où vous venez au matin
cueillir le cresson frais,
Il est passé près de la maison abandonnée.
C'est l'homme à la goutte de vin sur le front.
Il danse à l'heure actuelle dans une salle immense,
Une salle brillamment éclairée,
Resplendissante de son parquet ciré
Profond comme un miroir.
Il est seul avec sa danseuse
Dans cette salle immense, et il danse
Au son d'un orchestre de verre pilé.
Et les créatures de la nuit
Contemplent ce couple solitaire et qui danse
Et la plus belle d'entre les créatures de la nuit
Essuie machinalement une goutte de vin à son front,
La remet dans un verre,
Et le dormeur s'éveille,
Voit la goutte briller de cent mille rubis dans le verre
Qui était vide lorsqu'il s'endormit.
La contemple.
L'univers oscille durant une seconde de silence
Et le sommeil reprend ses droits,
Et l'univers reprend son cours
Par les milliers de routes blanches tracées par le monde
À travers les campagnes ténébreuses.

Robert Desnos (1934)

 

La géométrie de Daniel (extrait)


L'anneau de Moebius

Le chemin sur lequel je cours
Ne sera pas le même quand je ferai demi-tour
J'ai beau le suivre tout droit
Il me ramène à un autre endroit
Je tourne en rond mais le ciel change
Hier j'étais un enfant
Je suis un homme maintenant
Le monde est une drôle de chose
Et la rose parmi les roses
Ne ressemble pas à une autre rose.


Le rond et l'étoile

Pour faire une étoile à cinq branches
Ou à six ou même davantage
Il faut d'abord faire un rond

Pour faire une étoile à cinq branches...
Un rond!
On n'a pas pris tant de précaution
Pour faire un arbre à beaucoup de branches
Arbres qui cachez les étoiles!
Arbres!
Vous êtes pleins de nids et d'oiseaux chanteurs
Couverts de branches et de feuilles
Et vous montez jusqu'aux étoiles!

Robert Desnos (La géométrie de Daniel- 1939))

 

Idéal Maîtresse


Je m'étais attardé ce matin-là à brosser les dents d'un joli animal que, patiemment, j'apprivoise. C'est un caméléon. Cette aimable bête fuma, comme à l'ordinaire, quelques cigarettes, puis je partis.

Dans l'escalier je la rencontrai. "Je mauve", me dit-elle, et tandis que moi-même je cristal à pleine ciel-je à son regard qui fleuve vers moi. Or il serrure et, maîtresse! Tu pitchpin qu'a joli vase je me chaise si les chemins tombeaux.

L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche.

Remontons! mais en vain, les souvenirs se sardine! à peine, à peine un bouton tirelire-t-il. Tombez, tombez! En voici le verdict: "La danseuse sera fusillée à l'aube avec ses bijoux immolés au feu de son corps. le sang des bijoux, soldats!"

Eh quoi, déjà je miroir. Maîtresse tu carré noir et si les nuages de tout à l'heure myosotis, ils moulins dans la toujours présente éternité.

Robert Desnos, 1923.

 

J'ai tant rêvé de toi


J'ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité.
Est-il encore temps d'atteindre ce corps vivant
Et de baiser sur cette bouche la naissance
De la voix qui m'est chère?

J'ai tant rêvé de toi que mes bras habitués
En étreignant ton ombre
A se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas
Au contour de ton corps, peut-être.
Et que, devant l'apparence réelle de ce qui me hante
Et me gouverne depuis des jours et des années,
Je deviendrais une ombre sans doute.
O balances sentimentales.

J'ai tant rêvé de toi qu'il n'est plus temps
Sans doute que je m'éveille.
Je dors debout, le corps exposé
A toutes les apparences de la vie
Et de l'amour et toi, la seule
qui compte aujourd'hui pour moi,
Je pourrais moins toucher ton front
Et tes lèvres que les premières lèvres
et le premier front venu.

J'ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé,
Couché avec ton fantôme
Qu'il ne me reste plus peut-être,
Et pourtant, qu'a être fantôme
Parmi les fantômes et plus ombre
Cent fois que l'ombre qui se promène
Et se promènera allègrement
Sur le cadran solaire de ta vie.

Robert Desnos, "Corps et biens".

 

C'est Peut-être Ça


C'est peut-être ça
L'amour, le grand amour
C'est peut-être ça
Qui m'a prise à mon tour
Ce je ne sais trop quoi
Qui fait froid dans le dos
Et soudain donne chaud
Quand tout le monde a froid...

C'est peut-être ça
Qui fait battre le coeur
Et pendant des heures
Vous fera rester là
Devant un téléphone
Pour entendre une voix
Devant un téléphone
Qui ne sonnera pas...

C'est peut-être ça
L'amour, le grand amour
C'est peut-être ça
Qui m'a prise à mon tour
Ce sentiment brutal
Lorsque tout allait bien
De se sentir très mal
Sans savoir d'où ça vient

C'est peut-être ça
Qui fait pleurer de rire
Et vous fait courir
A minuit sous la pluie
Sous la pluie, sans manteau
En gueulant qu'il fait beau
En gueulant que la vie
'y a rien de plus joli...
Avant, juste avant
D'aller se foutre à l'eau...

C'est peut-être ça
L'amour...Le Grand Amour!...

Charles Dumont (Musique), Michel Vaucaire (Paroles)

 

Je te l'ai dit...


Je te l'ai dit pour les nuages
Je te l'ai dit pour l'arbre de la mer
Pour chaque vague pour les oiseaux dans les feuilles
Pour les cailloux du bruit
Pour les mains familières
Pour l'oeil qui devient visage ou paysage
Et le sommeil lui rend le ciel de sa couleur
Pour toute la nuit bue
Pour la grille des routes
Pour la fenêtre ouverte pour un front découvert
Je te l'ai dit pour tes pensées pour tes paroles
Toute caresse toute confiance se survivent.

Paul Éluard

 

L'amoureuse


Elle est debout sur mes paupières
Et ses cheveux sont dans les miens,
Elle a la forme de mes mains,
Elle a la couleur de mes yeux,
Elle s'engloutit dans mon ombre
Comme une pierre sur le ciel.

Elle a toujours les yeux ouverts
Et ne me laisse pas dormir.
Ses rêves en pleine lumière
Font s'évaporer les soleils,
Me font rire, pleurer et rire,
Parler sans avoir rien à dire.

Paul Éluard

 

Pour se prendre au piège


C'est un restaurant comme les autres. Faut-il croire que je ne ressemble à personne ? Une grande femme, à côté de moi, bat des oeufs avec ses doigts. Un voyageur pose ses vêtements sur une table et me tient tête. Il a tort, je ne connais aucun mystère, je ne sais même pas la signification du mot : mystère, je n'ai jamais rien cherché, rien trouvé, il a tort d'insister.
L'orage qui, par instants, sort de la brume me tourne les yeux et les épaules. L'espace a alors des portes et de fenêtres. Le voyageur me déclare que je ne suis plus le même. Plus le même ! Je ramasse les débris de toutes mes merveilles. C'est la grande femme qui m'a dit que ce sont des débris de merveilles, ces débris. Je les jette aux ruisseaux vivaces et pleins d'oiseaux. La mer, la calme mer est entre eux comme le ciel dans la lumière. Les couleurs aussi, si l'on me parle des couleurs, je ne regarde plus. Parlez-moi des formes, j'ai grand besoin d'inquétude.
Grande femme, parle-moi des formes, ou bien je m'endors et je mène la grande vie, les mains prises dans la tête et la tête dans la bouche, dans la bouche bien close, langage intérieur.

Paul Éluard (Mourir de ne pas mourir)

 

Amoureux et savants


Amoureux et savants qui avez le génie
la patience et le goût d'approfondir la vie,
tout ce que nous pouvons et tout ce que nous sommes.
Amoureux et savants dites qu'est-ce que l'homme ?
Ce corps fait pour la faim et la soif et l'effort,
et le vieillissement, les frissons et la mort,
ou bien cet univers cette harmonie parfaite
dès que l'esprit l'éclaire et que l'âme s'y reflète.
Amoureux et savants dites qu'est-ce que l'homme ?
Nos pieds baignent dans l'eau mais la source est cachée,
il faut la chercher seul très haut sur les montagnes
comme le vrai amour au bout du sacrifice.
On a soif, on renonce, on boit là où l'on est,
on s'aime comme on peut, on échange ses vices,
ses jours de plénitude et ses années de vide,
on s'exerce au plaisir, jamais à la maîtrise,
on se couvre de vase et on s'idéalise,
les hommes d'un côté, les femmes de l'autre,
jamais vraiment uni, jamais vraiment sincère,
orgueilleux et bavards on meurt, on s'accompagne,
résonnant sur ce monde et résonnant sur l'autre,
on quitte cette vie ne l'ayant pas comprise
tout nu et à grand peine on entre et sort du temps,
et le plus amoureux comme le plus savant,
celui qui s'extasie, celui qui persévère,
après bien des années, après bien des souffrances,
sait reconnaître en tout le goût de la poussière,
mais parfois parmi nous un chant d'amour s'élève
qui guérit le malade et nous rend l'espérance,
le chant des incompris, la voix pourtant si claire
de ceux qui ont vécu, de ceux qui ont souffert
avec humilité, avec intelligence,
et un monde s'éveille où règne la lumière.
Monde où l'amour et l'eau sont d'une autre nature,
L'amour a la clarté des sources les plus pures
et l'eau comme l'amour donne donne la vie. (bis)

Giani Esposito

 

Les ombres sont chinoises


J'étais en train hélas de me tordre de rire,
sans honte ni plaisir et sans savoir pourquoi,
lorsqu'apparut soudain la femme dans ma vie,
dans ma vie éphémère, intime par surcroît.
Ne sachant plus du tout quoi dire ou ne pas dire,
j'en riai de plus belle: elle en fut ébahie.

Nous étions devenus deux clowns inséparables,
sans honte ni plaisir et sans savoir pourquoi,
lorsqu'apparut soudain une ombre dans ma vie,
notre vie éphémère, intime par surcroît.
N'ayant jamais été qu'un enfant vulnérable,
j'en riai de plus belle: elle en fut ébahie.

Comme on prend et remet une fleur dans un vase,
sans honte ni plaisir et sans savoir pourquoi,
depuis cet inconnu s'amuse avec nos vies,
notre vie éphémère, intime par surcroît.
Un théâtre est mon coeur, les ombres sont chinoises,
le pardon est le seul pleur de ma fantaisie. .

Giani Esposito

 

La réponse en mariage


Vous désirez ma main ? soit je vous l'abandonne,
mais prenez-vous d'amour pour l'esprit qui l'anime,
montrez d'avance un coeur douillet et magnanime
et pardonnez au temps, qui jamais ne pardonne.

Mon corps, dont la beauté vous a été promise,
n'est-il pas tout entier promis à la poussière ?
ma secrète vertu, par vos vertus conquise,
n'est elle pas déjà par nature, éphémère ?

Cherchons dès aujourd'hui notre seul vrai visage,
Voyons ce qui s'efface et ce qui vient du c?ur,
L'oeil qui nous embellit nous blesse d'avantage,
Plus tard il est aussi précis qu'il fut rêveur.

Vous désirez ma main ? soit, je vous l'abandonne,
mais prenez-vous d'amour pour l'esprit qui l'anime,
montrez d'avance un coeur douillet et magnanime
et pardonnez au temps, qui jamais ne pardonne.

Giani Esposito

 

Épître
Falote et testamentaire pour régler l'ordre et la marche de mes funérailles


Il ne me convient point, barons de Catalogne,
lorsque je porterai mon âme à Lucifer,
qu'on traite ma dépouille ainsi que la charogne
d'un employé de banque ou de chemins de fer;

que mon enterrement soit superbe et farouche,
que les bourgeois glaireux bâillent d'étonnement
et que Sadi Carnot, ouvrant sa large bouche,
se dise : "Nom de Dieu! Le bel enterrement!"

Le linceul sera simple et cossu : dans la bile
d'un pédéraste occis par Capeluche vers
l'an treize cent soixante, un ouvrier habile
a tanné douze peaux de calprimulges verts:

Pour ôter au cadavre un aspect trop morose
premier que me vêtir du suaire teignez,
mes sourcils en bleu ciel et mes cheveux en rose
de flamant et dorez mes ongles bien rognés.

Ce coffre d'orichalque ocellé de sardoines
et doublé de samit qu'autrefois Gengis-Khan
offrit à mon aieul semble des plus idoines
à recevoir mon corps aimé de Dinican!

Etendez-moi rigide au fond de cette bière,
placez entre mes mains nos livres décadents:
Laforgue, Maldoror, Rimbaud, Tristan Corbièere
mais pas de René Ghil: ca me fout mal au dent

II

Pour corbillard, je veux un très doré carrosse
conduit par un berger Watteau des plus coquets,
et que traînent au lieu d'une poussive rosse,
dix cochons peints en vert comme des perroquets;

celle que j'aimai seul, ma négresse ingénue
qui mange des poulets et des lapins vivants,
derrière le cercueil, marchera toute nue
et ses cheveux huilés parfumeront les vents;

les croques-morts seront vêtus de laticlaves
jaune serin, coiffés d'un immense kolbach
et trois milles zeibecks pris entre mes esclaves
suivront le char jouant des polkas d'Offenbach;

vous, sur des hircocerfs, des zèbres, des girafes
juchés et clamitant des vers facétieux,
vous cavalcaderez munis de deux carafes
d'onyx pour recueillir le pipi de vos yeux,

tandis que méprisant ta faune ô Lacépède,
drapé dans une peau de caméléopard
mon vieux compaing Deibler, sur un vélocipède,
braillera la Revue et le Chant du Départ!

III

Dans un temple phallique atramente de moire,
Monsieur Docre, chanoine et prêtre habituel
des Sabbats, voudra bien chanter la messe noire
évoquant Belphégor d'après son rituel

IV

Ce gâteau de Savoie ayant Hugo pour fève,
le Panthéon classique, est un morne tombeau;
pour moi j'aimerais mieux (que le Diable m'enlève!)
le gésier d'un vautour ou celui d'un corbeau!

Puisque j'ai convomi la société fausse
où les fiers et les forts ne sont que réprouvés,
monsieur le fossoyeur, vous creuserez ma fosse
parmi les assassins, dans le Champs-des-Navets!

Ni croix, ni monument: sous la Lune hagarde
je sortirai parfois, la nuit pareil aux loups-
garous et les bourgeois diront: "Que Dieu nous garde!"
quand surgira mon spectre, à l'heure des filous!...

L'épitaphe? Barons, laissez la rhétorique
funèbre aux bonnetiers! Sur ma pierre, par la
barbe Mahom! gravez en lettre rouge brique
ces quatre alexandrins où tout mon coeur parla:

-"Ci-gît Georges Fourest; il portait la royale
"tel autrefois Armand Duplessis-Richelieu,
"sa moustache était fine et son âme loyale!
"Oncques il ne craignit la vérole ni Dieu!..."

Et pour épastrouiller la tourbe scélérate,
s'il vous faut exalter en moi quelque vertu,
narrez que j'exécrai le pleutre démocrate
et que le bout de mes souliers était pointu!

Et tout sera parfait! Et moi dans la géhenne,
grinçant et debout sur les braises tisonnées,
je hurlerai tel cri de blasphème et de haine
que je terrifierai le Diable et ses damnés!!!

Or j'ai scellé ce pli des sept sceaux d'Aquitaine,
moi, neveu d'Astaroth, maudit par Jésus-Christ!
et pour être compris même de monsieur Taine,
je m'exprime en vulgaire et non point en sanscrit!

Georges Fourest

 

La cigarette


Oui, ce monde est bien plat ; quant à l'autre, sornettes.
Moi, je vais résigné, sans espoir, à mon sort,
Et pour tuer le temps, en attendant la mort,
Je fume au nez des dieux de fines cigarettes.

Allez, vivants, luttez, pauvres futurs squelettes.
Moi, le méandre bleu qui vers le ciel se tord
Me plonge en une extase infinie et m'endort
Comme aux parfums mourants de mille cassolettes.

Et j'entre au paradis, fleuri de rêves clairs
Ou l'on voit se mêler en valses fantastiques
Des éléphants en rut à des choeurs de moustiques.

Et puis, quand je m'éveille en songeant à mes vers,
Je contemple, le coeur plein d'une douce joie,
Mon cher pouce rôti comme une cuisse d'oie.

Jules Laforgue

 

Spleen


Tout m'ennuie aujourd'hui. J'écarte mon rideau,
En haut ciel gris rayé d'une éternelle pluie,
En bas la rue où dans une brume de suie
Des ombres vont, glissant parmi les flaques d'eau.

Je regarde sans voir fouillant mon vieux cerveau,
Et machinalement sur la vitre ternie
Je fais du bout du doigt de la calligraphie.
Bah ! sortons, je verrai peut-être du nouveau.

Pas de livres parus. Passants bêtes. Personne.
Des fiacres, de la boue, et l'averse toujours...
Puis le soir et le gaz et je rentre à pas lourds...

Je mange, et bâille, et lis, rien ne me passionne...
Bah ! Couchons-nous. - Minuit. Une heure. Ah ! chacun dort !
Seul, je ne puis dormir et je m'ennuie encor.

Jules Laforgue

 

Les enfants qui s'aiment


Les enfants qui s'aiment s'embrassent debout
Contre les portes de la nuit
Et les passants qui passent les désignent du doigt
Mais les enfants qui s'aiment
Ne sont là pour personne
Et c'est seulement leur ombre
Qui tremble dans la nuit
Excitant la rage des passants
Leur rage, leur mépris, leurs rires et leur envie
Les enfants qui s'aiment ne sont là pour personne
Ils sont ailleurs bien plus loin que la nuit
Bien plus haut que le jour
Dans l'éblouissante clarté de leur premier amour

Jacques Prévert

 

Chanson des Escargots qui vont à l'enterrement


A l'enterrement d'une feuille morte
Deux escargots s'en vont
Ils ont la coquille noire
Du crêpe autour des cornes
Ils s'en vont dans le soir
Un très beau soir d'automne
Hélas quand ils arrivent
C'est déjà le printemps
Les feuilles qui étaient mortes
Sont toutes réssucitées
Et les deux escargots
Sont très désappointés
Mais voila le soleil
Le soleil qui leur dit
Prenez prenez la peine
La peine de vous asseoir
Prenez un verre de bière
Si le coeur vous en dit
Prenez si ça vous plaît
L'autocar pour Paris
Il partira ce soir
Vous verrez du pays
Mais ne prenez pas le deuil
C'est moi qui vous le dit
Ça noircit le blanc de l'oeil
Et puis ça enlaidit
Les histoires de cercueils
C'est triste et pas joli
Reprenez vous couleurs
Les couleurs de la vie
Alors toutes les bêtes
Les arbres et les plantes
Se mettent a chanter
A chanter a tue-tête
La vrai chanson vivante
La chanson de l'été
Et tout le monde de boire
Tout le monde de trinquer
C'est un très joli soir
Un joli soir d'été
Et les deux escargots
S'en retournent chez eux
Ils s'en vont très émus
Ils s'en vont très heureux
Comme ils ont beaucoup bu
Ils titubent un petit peu
Mais la haut dans le ciel
La lune veille sur eux.

Jacques Prévert

 

Fleurs et Couronnes


Homme
Tu as regardé la plus triste la plus morne de toutes les fleurs de la terre
Et comme aux autres fleurs tu lui as donné un nom
Tu l'as appelée Pensée.
Pensée
C'était comme on dit bien observé
Bien pensé
Et ces sales fleurs qui ne vivent ni ne se fanent jamais
Tu les as appelées immortelles...
C'était bien fait pour elles...
Mais le lilas tu l'as appelé lilas
Lilas c'était tout à fait ça
Lilas... Lilas...
Aux marguerites tu as donné un nom de femme
Ou bien aux femmes tu as donné un nom de fleur
C'est pareil.
L'essentiel c'était que ce soit joli
Que ça fasse plaisir...
Enfin tu as donné les noms simples à toutes les fleurs simples
Et la plus grande la plus belle
Celle qui pousse toute droite sur le fumier de la misère
Celle qui se dresse à côté des vieux ressorts rouillés
A côté des vieux chiens mouillés
A côte des vieux matelas éventrés
A côté des baraques de planches où vivent les sous-alimentés
Cette fleur tellement vivante
Toute jaune toute brillante
Celle que les savants appellent Hélianthe
Toi tu l'as appelée soleil
...Soleil...
Hélas! hélas! hélas et beaucoup de fois hélas!
Qui regarde le soleil hein?
Qui regarde le soleil?
Personne ne regarde plus le soleil
Les hommes sont devenus ce qu'ils sont devenus
Des hommes intelligents...
Une fleur cancéreuse tubéreuse et méticuleuse à leur boutonnière
Ils se promènent en regardant par terre
Et ils pensent au ciel
Ils pensent... Ils pensent... ils n'arrêtent pas de penser...
Ils ne peuvent plus aimer les véritables fleurs vivantes
Ils aiment les fleurs fanées les fleurs séchées
Les immortelles et les pensées
Et ils marchent dans la boue des souvenirs dans la boue des regrets
Ils se traînent
A grand-peine
Dans les marécages du passé
Et ils traînent... ils traînent leurs chaînes
Et ils traînent les pieds au pas cadencé...
Ils avancent à grand-peine
Enlisés dans leurs champs-élysées
Et ils chantent à tue-tête la chanson mortuaire
Oui ils chantent
A tue-tête
Mais tout ce qui est mort dans leur tête
Pour rien au monde ils ne voudraient l'enlever
Parce que
Dans leur tête
Pousse la fleur sacrée
La sale maigre petite fleur
La fleur malade
La fleur aigre
La fleur toujours fanée
La fleur personnelle...
...La pensée...

Jacques Prévert

 

La grasse matinée


Il est terrible
le petit bruit de l'oeuf dur cassé sur un comptoir d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim
elle est terrible aussi la tête de l'homme
la tête de l'homme qui a faim
quand il se regarde à six heures du matin
dans la glace du grand magasin
une tête couleur de poussière
ce n'est pas sa tête pourtant qu'il regarde
dans la vitrine de chez Potin
il s'en fout de sa tête l'homme
il n'y pense pas
il songe
il imagine une autre tête
une tête de veau par exemple
avec une sauce de vinaigre
ou une tête de n'importe quoi qui se mange
et il remue doucement la mâchoire
doucement
et il grince des dents doucement
car le monde se paye sa tête
et il ne peut rien contre ce monde
et il compte sur ses doigts un deux trois
un deux trois
cela fait trois jours qu'il n'a pas mangé
et il a beau se répéter depuis trois jours
Ça ne peut pas durer
ça dure
trois jours
trois nuits
sans manger
et derrière ce vitres
ces pâtés ces bouteilles ces conserves
poissons morts protégés par les boîtes
boîtes protégées par les vitres
vitres protégées par les flics
flics protégés par la crainte
que de barricades pour six malheureuses sardines..
Un peu plus loin le bistrot
café-crème et croissants chauds
l'homme titube
et dans l'intérieur de sa tête
un brouillard de mots
un brouillard de mots
sardines à manger
oeuf dur café-crème
café arrosé rhum
café-crème
café-crème
café-crime arrosé sang !...
Un homme très estimé dans son quartier
a été égorgé en plein jour
l'assassin le vagabond lui a volé
deux francs
soit un café arrosé
zéro franc soixante-dix
deux tartines beurrées
et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon.

Jacques Prévert

 

Le tendre et dangereux visage de l'amour


Le tendre et dangereux
visage de l'amour
m'est apparu un soir
après un trop long jour
C'était peut-être un archer
avec son arc
ou bien un musicien
avec sa harpe
Je ne sais plus
Je ne sais rien
Tout ce que je sais
c'est qu'il m'a blessée
peut-être avec une flèche
peut-être avec une chanson
Tout ce que je sais
c'est qu'il m'a blessée
blessée au coeur
et pour toujours
Brûlante trop brûlante
blessure de l'amour.

Jacques Prévert

 

Concorde


Le receveur était un nègre
Je lui demande: "Combien de tickets"
pour la Concorde
Il me répond
mais je ne comprends pas
Je lui demande de nouveau: "Combien
de tickets pour la Concorde"
Il me répond
mais je ne comprends toujours pas
Je lui demande encore une fois
"Combien de tickets pour la Concorde"
Alors il prend un air furieux le receveur noir
il roule des yeux blancs et il crie:
"Trois!
-Oh! je lui dis, vous n'allez pas me manger pour ça"

Non, je ne l'ai pas dit
car c'est défendu de plaisanter
avec les employés de la R.A.T.P.

Raymond Queneau(Courir les rues (1967))

 

Les optimistes


Les habitués de Lutèce ont en général la peau très foncée
Les consommations sont renouvelables toutes les heures
dit la pancarte
Dans la cabine téléphonique un des clients a écrit:
L'Afrique ira dans le Soleil en 1967

Raymond Queneau (Courir les rues (1967))

 

Rue Paul Verlaine


Je fais parfois le rêve étrange et pénétrant
d'une rue en étain blanchâtre et maternelle
l'un et l'autre trottoir palpite comme une aile
tandis que sa chaussée a tout son poids d'étant

Les ruisseaux de plomb pur s'écoulent dans l'étang
qu'engloutit une bouche à béance immortelle
à chaque extrémité s'inscrit une marelle
que ne traverse point le vulgaire impétrant

Sous un ciel de titane un seul toit promeneur
lentement se déplace au-dessus des bâtisses
où grouille un animal qui ressemble à ma soeur

Calme en son sicamor incertaine et factice
cette voie a le charme amarante et boudeur
de pouvoir se plier sans perdre son odeur

Raymond Queneau (Courir les rues (1967))

 

Le Mal


Tandis que les crachats rouges de la mitraille
Sifflent tout le jour, par l'infini du ciel bleu ;
Qu'écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,
Croulent les bataillons en masse dans le feu ;

Tandis qu'une folie épouvantable, broie
Et fait de cent milliers d'hommes un tas fumant ;
--Pauvres morts ! dans l' été, dans l'herbe, dans ta joie,
Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement ! ... --

-- Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées
Des autels, à l'encens, aux grands calices d'or ;
Qui dans le bercement des hosannah s'endort,

Et se réveille, quand des mères, ramassées
Dans l'angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !

Arthur Rimbaud

 

Le Dormeur du val


C'est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent; où le soleil de la montagne fière,
Luit; C'est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pale dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme:
Nature, berce-le chaudement: il a froid.

Les parfums ne font plus frissonner sa narine;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au coté droit.

Arthur Rimbaud

 

Ma Bohème


Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées;
Mon paletot soudain devenait idéal;
J'allais sous le ciel, Muse, et j'étais ton féal;
Oh! là là! que d'amours splendides j'ai rêvées!

Mon unique culotte avait un large trou.
Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur!

Arthur Rimbaud

 

Sensation


Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien,
Mais l'amour infini me montera dans l'âme ;
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, heureux- comme avec une femme.

Arthur Rimbaud

 

 

Le fou


Je rêve un pays rouge et suant le carnage,
Hérissée d' arbres verts en forme d' éteignoir,
Des calvaires autour, et dans le voisinage
Un étang où pivote un horrible entonnoir.

Farouche et raffolant des donjons moyen âge,
J'irais m'ensevelir au fond d'un vieux manoir :
Comme je humerais le mystère qui nage
Entre de vastes murs tendus de velours noir !

Pour jardins, je voudrais deux ou trois cimetières
Où je pourrais tout seul roder des nuits entières ;
Je m'y promènerais lugubre et triomphant,

Escorté de lézards gros comme ceux du Tigre.
--Oh ! fumer de l'opium dans un crâne d'enfant,
Les pieds nonchalamment appuyés sur un tigre !

Maurice Rollinat(Les névrosés)

 

Justine (ou les malheurs de la vertu) (extrait)


(...) La faiblesse de nos organes, le défaut de réflexion, les maudits préjugés dans lesquels on nous a élevés, les vaines terreurs de la religion ou des lois, voila ce qui arrête les sots dans la carrière du crime, voila ce qui les empêche d'aller au grand; mais tout individu rempli de force et de vigueur, doué d'une âme énergiquement organisée, qui se préférant, comme il le doit, aux autres, saura peser leurs intérêts dans la balance des siens, se moquer de Dieu et des hommes, braver la mort et mépriser les lois, bien pénétré que c'est à lui seul qu'il doit tout rapporter, sentira que la multitude la plus étendue des lésions sur autrui, dont il ne doit physiquement rien ressentir, ne peux pas se mettre en compensation avec la plus légère des jouissances, achetée par cet assemblage inouï de forfaits. La jouissance le flatte, elle est en lui, l'effet du crime ne l'affecte pas, il est hors de lui; or, je demande quel est l'homme raisonnable qui ne préférera pas ce qui le délecte à ce qui lui est étranger, et qui ne consentira pas à commettre cette chose étrangère dont il ne ressent rien de fâcheux, pour se procurer celle dont il est agréablement ému?

(...) le pouvoir de détruire n'est pas accorde à l'homme; il a tout au plus celui de varier les formes; mais il n'a pas celui de les anéantir: or toute forme est égale aux yeux de la nature; rien ne se perd dans le creuset immense où ses variations s'exécutent; toutes les portions de matière qui y tombent en rejaillissent incessamment sous d'autres figures, et quels que soient nos procédés sur cela, aucun ne l'outrage sans doute, aucun ne saurait l'offenser. Nos destructions raniment son pouvoir; elles entretiennent son énergie, mais aucune ne l'atténue; elle n'est contrariée par aucune... Eh! qu'importe à sa main toujours créatrice que cette masse de chair conformant aujourd'hui un individu bipède se reproduise demain sous la forme de mille insectes différents? Osera-t-on dire que la construction de cet animal à deux pieds lui coûte plus que celle d'un vermisseau, et qu'elle doit y prendre un plus grand intérêt? Si donc, ce degré d'attachement, ou bien plutôt d'indifférence est le même, que peut lui faire que par le glaive d'un homme, un autre homme soit changé en mouche ou en herbe? Quand on m'aura convaincu de la sublimité de notre espèce, quand on m'aura démontré qu'elle est tellement importante à la nature que nécessairement ses lois s'irritent de cette transmutation, je pourrai croire alors que le meurtre est un crime (...) O Thérèse, c'est le seul orgueil de l'homme qui érigea le meurtre en crime. Cette vaine créature s'imaginant être la plus sublime du globe, se croyant la plus essentielle, partit de ce faux principe pour assurer que l'action qui la détruirait ne pouvait qu'être infâme; mais sa vanité, sa démence ne change rien aux lois de la nature; il n'y a point d'être qui n'éprouve au fond de son coeur le désir le plus véhément d'être défait de ceux qui le gênent, ou dont la mort peut lui apporter du profit; et de ce désir à l'effet, t'imagines-tu, Thérèse, que la différence soit bien grande? Or, si ces impressions nous viennent de la nature, est-il présumable qu'elles l'irritent? Nous inspirerait-elle ce qui la dégraderait? Ah, tranquillise-toi, chère fille, nous n'éprouvons rien qui ne lui serve; tous les mouvements qu'elle place en nous, sont les organes de ses lois; les passions de l'homme ne sont que les moyens qu'elle emploie pour parvenir à ses desseins. A-t-elle besoin d'individus, elle nous inspire l'amour, voilà des créations; les destructions lui deviennent-elles nécessaires, elle place dans nos coeurs la vengeance, l'avarice, la luxure, l'ambition, voilà des meurtres; mais elle a toujours travaillé pour elle, et nous sommes devenus, sans nous en douter, les crédules agents de ses caprices.

Le Marquis de Sade

 

Éloge et pouvoir de l'absence


Je ne prétends point être là, ni survenir a l'improviste, ni paraître en habits et chair,ni gouverner par le poids visible de ma personne,

Ni répondre aux censeurs, de ma voix; aux rebelles, d'un oeil implacable; aux ministres fautifs, d'un geste qui suspendrait les têtes à mes ongles.

Je règne par l'étonnant pouvoir de l'absence. Mes deux cent soixante-dix palais tramés entre eux de galeries opaques s'emplissent seulement de mes traces alternées.

Et des musiques jouent en l'honneur de mon ombre; des officiers saluent mon siège vide; mes femmes apprécient mieux l'honneur des nuits ou je ne daigne pas.

Égal aux Génies qu'on ne peut récuser puisqu'invisibles,- nulle arme ni poison ne saura venir ou m'atteindre.

Victor Segalen

 

 

Le Forçat innocent


Solitude au grand coeur encombré par des glaces,
Comment me pourrais-tu donner cette chaleur
Qui te manque et dont le regret nous embarrasse
Et vient nous faire peur?

Va-t'en, nous ne saurions rien faire l'un de l'autre,
Nous pourrions tout au plus échanger nos glaçons
Et rester un moment à les regarder fondre
Sous la sombre chaleur qui consume nos fronts.

Jules Supervielle

 

Les dingues et les paumés


Les dingues et les paumés jouent avec leur manies
dans leurs chambres blindées leurs fleurs sont carnivores
et quand leurs monstres crient trop près de la sortie
ils accouchent de scorpions et pleurent des mandragores
et leurs aéroports se transforment en bunkers
à quatre heures du matin derrière un téléphone
quand leurs voix qui s'appellent se changent en revolver
et s'invitent à calter en se gueulant "come on"

Les dingues et les paumés se cherchent sous la pluie
et se font boire le sang de leur visions perdues
et dans leurs yeux mescal masquant leur nostalgie
ils voient se dérouler la fin d'une inconnue
ils voient des rois fantômes sur des flippers en ruine
crachant l'amour-folie de leurs nuits-métropoles
ils croient voir venir Dieu et relisent Holderlin
et retombent dans leurs bras glacés de "baby-doll"

Les dingues et les paumés se traînent chez les Borgia
suivis d'un vieil écho jouant du "rock'n roll"
puis s'enfoncent comme des rats dans leurs banlieues "by night"
essayant d'accrocher un regard à leur khol
et lorsque leurs tumbas jouent à guichet fermé
ils tournent dans un cachot avec la gueule en moins
et vont comme les joueurs courant décapités
ramasser leurs jetons chez les dealers du coin

Les dingues et les paumés s'arrachent leur placenta
et se greffent un pavé à la place du cerveau
puis s'offrent des mygales au bout d'un bazooka
en se faisant danser jusqu'au dernier mambo
ce sont des loups frileux au bras d'une autre mort
piétinant dans la boue les dernières fleurs du mal
ils ont cru s'enivrer des chants de Maldoror
et maintenant ils s'écroulent dans leur ombre animale

Les dingues et les paumés sacrifient Don Quichotte
sur l'autel enfumé de leurs fibres nerveuses
puis ils disent à leur reine en riant du "boycott"
la solitude n'est plus une maladie honteuse
reprend tes walkyries pour tes valseurs masos
mon cheval écorché m'appelle au fond d'un bar
et cet ange qui me gueule viens chez moi mon salaud
m'invite à faire danser l'aiguille de mon radar

Hubert Felix Thiefaine

 

Errer humanum est


He mec !
voici les photos de nos routes
prises d'avion par nuit de brouillard
dans ce vieux catalogue des doutes
aux pages moisies par le hasard
a toujours vouloir être ailleurs
pyromane de nos têtes brûlées
on confond les battements du coeur
avec nos diesels encrassés

a toujours voir la paille plantée
dans la narine de son voisin
on oublie la poutre embusquée
qui va nous tomber sur les reins
et on pousse à fond les moteurs
à s'en faire péter les turbines
c'est tellement classe d'être un looser
surtout les matins où ça winne

bourlinguer ... errer ...
errer humanum est
toujours plus loin à fond la caisse
et toujours toujours plus d'ivresse
"Oh yes always on the road again man
on the road again man"

Gauguin sans toile et sans pinceau
revisité en Bardamu
ou bien en Cortes ou Corto
aventuriers des Graal perdus
on fait Nankin-Ouagadougou
pour apprendre le volapuk
et on se r'trouve comme kangourou
dans un zoo qui prend les TUC

bourlinguer ... errer ...
errer humanum est
toujours plus loin à fond la caisse
et toujours toujours plus d'ivresse
"Oh yes always on the road again man
on the road again man"

aplatis comme de vieilles pizzas
lachés d'un soyouz en détresse
on cherche une nova cognita
avec un bar et d'la tendresse
mais trop "speedés" pour les douceurs
on balance vite les p'tites frangines
pas prendre pour un courrier du coeur
les pulsions des glandes endocrines

bourlinguer ... errer ...
errer humanum est
toujours plus loin à fond la caisse
et toujours toujours plus d'ivresse
"Oh yes always on the road again man
on the road again man "

Hubert Felix Thiefaine

 

Chanson dada


I

la chanson d'un dadaïste
qui avait dada au coeur
fatiguait trop son moteur
qui avait dada au coeur

l'ascenseur portait un roi
lourd fragile autonome
il coupa son grand bras droit
l'envoya au pape à rome

c'est pourquoi
l'ascenseur
n'avait plus dada au coeur

mangez du chocolat
lavez votre cerveau
dada
dada
buvez de l'eau

II

la chanson d'un dadaïste
qui n'était ni gai ni triste
et aimait une bicycliste
qui n'était ni gaie ni triste
mais l'époux le jour de l'an
savait tout et dans une crise
envoya au vatican
leurs deux corps en trois valises

ni amant
ni cycliste
n'étaient plus ni gais ni tristes

mangez de bons cerveaux
lavez votre soldat
dada
dada
buvez de l'eau

III

la chanson d'un bicycliste
qui était dada de coeur
qui était donc dadaïste
comme tous les dadas de coeur

un serpent portait des gants
il ferma vite la soupape
mit des gants en peau d'serpent
et vient embrasser le pape

c'est touchant
ventre en fleur
n'avait plus dada au coeur

buvez du lait d'oiseaux
lavez vos chocolats
dada
dada
mangez du veau

Tristan Tzara (1923)

 

Le cimetière marin


Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée
O récompense après une pensée
Qu'un long regard sur le calme des dieux!

Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant d'imperceptible écume,
Et quelle paix semble se concevoir!
Quand sur l'abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d'une éternelle cause,
Le temps scintille et le songe est savoir.

Stable trésor, temple simple à Minerve,
Masse de calme, et visible réserve,
Eau sourcilleuse, Oeil qui gardes en toi
Tant de sommeil sous une voile de flamme,
O mon silence! . . . Édifice dans l'âme,
Mais comble d'or aux mille tuiles, Toit!

Temple du Temps, qu'un seul soupir résume,
À ce point pur je monte et m'accoutume,
Tout entouré de mon regard marin;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scintillation sereine sème
Sur l'altitude un dédain souverain.

Comme le fruit se fond en jouissance,
Comme en délice il change son absence
Dans une bouche où sa forme se meurt,
Je hume ici ma future fumée,
Et le ciel chante à l'âme consumée
Le changement des rives en rumeur.

Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change!
Après tant d'orgueil, après tant d'étrange
Oisiveté, mais pleine de pouvoir,
Je m'abandonne à ce brillant espace,
Sur les maisons des morts mon ombre passe
Qui m'apprivoise à son frêle mouvoir.

L'âme exposée aux torches du solstice,
Je te soutiens, admirable justice
De la lumière aux armes sans pitié!
Je te tends pure à ta place première,
Regarde-toi! . . . Mais rendre la lumière
Suppose d'ombre une morne moitié.

O pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
Auprès d'un coeur, aux sources du poème,
Entre le vide et l'événement pur,
J'attends l'écho de ma grandeur interne,
Amère, sombre, et sonore citerne,
Sonnant dans l'âme un creux toujours futur!

Sais-tu, fausse captive des feuillages,
Golfe mangeur de ces maigres grillages,
Sur mes yeux clos, secrets éblouissants,
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,
Quel front l'attire à cette terre osseuse?
Une étincelle y pense à mes absents.

Fermé, sacré, plein d'un feu sans matière,
Fragment terrestre offert à la lumière,
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d'or, de pierre et d'arbres sombres,
Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux!

Chienne splendide, écarte l'idolâtre!
Quand solitaire au sourire de pâtre,
Je pais longtemps, moutons mystérieux,
Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes,
Éloignes-en les prudentes colombes,
Les songes vains, les anges curieux!

Ici venu, l'avenir est paresse.
L'insecte net gratte la sécheresse;
Tout est brûlé, défait, reçu dans l'air
A je ne sais quelle sévère essence . . .
La vie est vaste, étant ivre d'absence,
Et l'amertume est douce, et l'esprit clair.

Les morts cachés sont bien dans cette terre
Qui les réchauffe et sèche leur mystère.
Midi là-haut, Midi sans mouvement
En soi se pense et convient à soi-même
Tête complète et parfait diadème,
Je suis en toi le secret changement.

Tu n'as que moi pour contenir tes craintes!
Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes
Sont le défaut de ton grand diamant! . . .
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres,
Un peuple vague aux racines des arbres
A pris déjà ton parti lentement.

Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L'argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs!
Où sont des morts les phrases familières,
L'art personnel, les âmes singulières?
La larve file où se formaient les pleurs.

Les cris aigus des filles chatouillées,
Les yeux, les dents, les paupières mouillées,
Le sein charmant qui joue avec le feu,
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,
Les derniers dons, les doigts qui les défendent,
Tout va sous terre et rentre dans le jeu!

Et vous, grande âme, espérez-vous un songe
Qui n'aura plus ces couleurs de mensonge
Qu'aux yeux de chair l'onde et l'or font ici?
Chanterez-vous quand serez vaporeuse?
Allez! Tout fuit! Ma présence est poreuse,
La sainte impatience meurt aussi!

Maigre immortalité noire et dorée,
Consolatrice affreusement laurée,
Qui de la mort fais un sein maternel,
Le beau mensonge et la pieuse ruse!
Qui ne connaît, et qui ne les refuse,
Ce crâne vide et ce rire éternel!

Pères profonds, têtes inhabitées,
Qui sous le poids de tant de pelletées,
Êtes la terre et confondez nos pas,
Le vrai rongeur, le ver irréfutable
N'est point pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas!

Amour, peut-être, ou de moi-même haine?
Sa dent secrète est de moi si prochaine
Que tous les noms lui peuvent convenir!
Qu'importe! Il voit, il veut, il songe, il touche!
Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche,
À ce vivant je vis d'appartenir!

Zénon! Cruel Zénon! Zénon d'Êlée!
M'as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas!
Le son m'enfante et la flèche me tue!
Ah! le soleil . . . Quelle ombre de tortue
Pour l'âme, Achille immobile à grands pas!

Non, non! . . . Debout! Dans l'ère successive!
Brisez, mon corps, cette forme pensive!
Buvez, mon sein, la naissance du vent!
Une fraîcheur, de la mer exhalée,
Me rend mon âme . . . O puissance salée!
Courons à l'onde en rejaillir vivant.

Oui! grande mer de délires douée,
Peau de panthère et chlamyde trouée,
De mille et mille idoles du soleil,
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
Qui te remords l'étincelante queue
Dans un tumulte au silence pareil

Le vent se lève! . . . il faut tenter de vivre!
L'air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs!
Envolez-vous, pages tout éblouies!
Rompez, vagues! Rompez d'eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs!

Paul Valery

 

Lorsque tu fermeras mes yeux....


...

Lorsque tu fermeras mes yeux a la lumière,
Baise-les longuement, car ils t'auront donné
Tout ce qui peut tenir d'amour passionné
Dans le dernier regard de leur ferveur dernière.

Sous l'immobile éclat du funèbre flambeau,
Penche vers leur adieu ton triste et beau visage
Pour que s'imprime et dure en eux la seule image
Qu'ils garderont dans le tombeau.

Et que je sente, avant que le cercueil ne se cloue,
Sur le lit pur et blanc se rejoindre nos mains,
Et que près de mon front, sur les pales coussins,
Une suprême fois se repose ta joue.

Et qu'après je m'en aille au loin avec mon coeur
Qui te conservera une flamme si forte
Que même à travers la terre compacte et morte
Les autres morts en sentiront l'ardeur.

Émile Verhaeren

 

Chanson d'automne


Les sanglots longs
Des violons
De l'automne
Blessent mon coeur
D'une langueur
Monotone.

Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l'heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure;

Et je m'en vais
Au vent mauvais
Qui m'emporte
Deçà, delà
Pareil à la
Feuille morte.

Paul Verlaine (1844-1896)

 

Green


Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches
Et puis voici mon coeur qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches
Et qu'à vos yeux si beaux l'humble présent soit doux.

J'arrive tout couvert encore de rosée
Que le vent du matin vient glacer à mon front.
Souffrez que ma fatigue à vos pieds reposée
Rêve des chers instants qui la délasseront.

Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête
Toute sonore encor de vos derniers baisers ;
Laissez-la s'apaiser de la bonne tempête.
Et que je dorme un peu puisque vous reposez.

Paul Verlaine (Romances sans paroles)

 

Le ciel est par dessus....


Le ciel est, par-dessus le toit,
Si beau, si calme!
Un arbre, par-dessus le toit,
Berce sa palme.

La cloche, dans le ciel qu'on voit,
Doucement tinte,
Un oiseau sur l'arbre qu'on voit,
Chante sa plainte.

Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là,
Simple et tranquille.
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville.

-Qu'as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse,
Dis, qu'as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse?

Paul Verlaine (Sagesse)

 

Le piano...


Le piano que baise une main frêle
Luit dans le soir rose et gris vaguement,
Tandis qu'un très léger bruit d'aile
Un air bien vieux, bien faible et bien charmant
Rôde discret, épeuré quasiment,
Par le boudoir longtemps parfumé d'Elle.

Qu'est-ce que c'est que ce berceau soudain
Qui lentement dorlote mon pauvre être ?
Que voudrais-tu de moi, doux Chant badin ?
Qu'as-tu voulu, fin refrain incertain
Qui vas tantôt mourir vers la fenêtre
Ouverte un peu sur le petit jardin ?

Paul Verlaine (Recueil : Romances sans paroles)

 

Mon rêve familier


Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime,
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon coeur transparent
Pour elle seule, hélas! cesse d'être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse? Je l'ignore.
Son nom? Je me souviens qu'il est doux et sonore,
Comme ceux des aimés que la vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues.

Paul Verlaine (Poèmes saturniens)

 

Spleen


Les roses étaient toutes rouges
Et les lierres étaient tout noirs.

Chère, pour peu que tu ne bouges,
Renaissent tous mes désespoirs.

Le ciel était trop bleu, trop tendre,
La mer trop verte et l'air trop doux.

Je crains toujours, - ce qu'est d'attendre !
Quelque fuite atroce de vous.

Du houx à la feuille vernie
Et du luisant buis je suis las,

Et de la campagne infinie
Et de tout, fors de vous, hélas !

Paul Verlaine (Recueil : Romances sans paroles)

 

L'Arrache-coeur, chapitre IX


Le jardin s'accrochait partiellement à la falaise et des essences variées croissaient sur ses parties abruptes, accessibles à la rigueur, mais laissées le plus souvent à l'état de nature. Il y avait des calaios, dont le feuillage bleu violet par-dessous, est vert tendre et nervuré de blanc à l'extérieur; des ormandes sauvages, aux tiges filiformes, bossuées de nodosités monstrueuses, qui s'épanouissaient en fleurs séches comme des meringues de sang, des touffes de rêviole lustrée gris perle, de longues grappes de garillias crémeux accrochés aux basses branches des araucarias, des sirtes, des mayanges bleues, diverses espèces de bécabunga, dont l'épais tapis vert abritait de petites grenouilles vives, des haies de cormarin, de cannais, des sensiaires, mille fleurs pétulantes ou modestes terrées dans des angles de roc, épandues en rideaux le long des murs du jardin, rampant au sol comme autant d'algues, jaillissant de partout, ou se glissant discrètes autour des barres métalliques de la grille. Plus haut,le jardin horizontal était divisé en pelouses nourries et fraîches, coupées de sentiers gravelés. Des arbres multiples crevaient le sol de leurs troncs rugueux.

Boris Vian

 

Je mourrai d'un cancer de la colonne vertébrale


Je mourrai d'un cancer de la colonne vertébrale
Ça sera par un soir horrible
Clair, chaud, parfumé, sensuel
Je mourrai d'un pourrissement
De certaines cellules peu connues
Je mourrai d'une jambe arrachée
Par un rat géant jailli d'un trou géant
Je mourrai de cent coupures
Le ciel sera tombé sur moi
Ça se brise comme une vitre lourde
Je mourrai d'un éclat de voix
Crevant mes oreilles
Je mourrai de blessures sourdes
Infligées à deux heures du matin
Par des tueurs indécis et chauves
Je mourrai sans m'apercevoir
Que je meurs, je mourrai
Enseveli sous les ruines sèches
De mille mètres de coton écroulé
Je mourrai noyé dans l'huile de vidange
Foulé aux pieds par des bêtes indifférentes
Et, juste après, par des bêtes différentes
Je mourrai nu, ou vêtu de toile rouge
Ou cousu dans un sac avec des lames de rasoir
Je mourrai peut-être sans m'en faire
Du vernis à ongles aux doigts de pied
Et des larmes plein les mains
Et des larmes plein les mains
Je mourrai quand on décollera
Mes paupières sous un soleil enragé
Quand on me dira lentement
Des méchancetés à l'oreille
Je mourrai de voir torturer des enfants
Et des hommes étonnés et blêmes
Je mourrai rongé vivant
Par des vers, je mourrai les
Mains attachées sous une cascade
Je mourrai brûlé dans un incendie triste
Je mourrai un peu, beaucoup,
Sans passion, mais avec intérêt
Et puis quand tout sera fini
Je mourrai.

Boris Vian

 

La vie c'est comme une dent


La vie, c'est comme une dent
D'abord on y a pas pensé
On s'est contenté de mâcher
Et puis ça se gâte soudain
Ça vous fait mal, et on y tient
Et on la soigne et les soucis
Et pour qu'on soit vraiment guéri
Il faut vous l'arracher, la vie

Boris Vian

 

Quand j'aurais du vent dans mon crâne


Quand j'aurai du vent dans mon crâne
Quand j'aurai du vert sur mes osses
P'tet qu'on croira que je ricane
Mais ça sera une impression fosse
Car il me manquera
Mon élément plastique
Plastique tique tique
Qu'auront bouffé les rats
Ma paire de bidules
Mes mollets mes rotules
Mes cuisses et mon cule
Sur quoi je m'asseyois
Mes cheveux mes fistules
Mes jolis yeux cérules
Mes couvre-mandibules
Dont je vous pourléchois
Mon nez considérable
Mon coeur mon foie mon râble
Tous ces riens admirables
Qui m'ont fait apprécier
Des ducs et des duchesses
Des papes des papesses
Des abbés des ânesses
Et des gens du métier
Et puis je n'aurai plus
Ce phosphore un peu mou
Cerveau qui me servit
A me prévoir sans vie
Les osses tout verts, le crâne venteux
Ah comme j'ai mal de devenir vieux.

Boris Vian

 

Donnez le si


Donnez le si
Il pousse un if
Faites le tri
Il naît un arbre
Jouez au bridge, et le pont s'ouvre
Engloutissant les canons les soldats
Au fond, au fond affectionné
De la rivière rouge
Ah oui, les Anglais sont bien dangereux.

Boris Vian

 

Je voudrais pas crever


Je voudrais pas crever
Avant d'avoir connu
Les chiens noirs du Mexique
Qui dorment sans rêver
Les singes à cul nu
Dévoreurs de tropiques
Les araignées d'argent
Au nid truffé de bulles
Je voudrais pas crever
Sans savoir si la lune
Sous son faux air de thune
A un coté pointu
Si le soleil est froid
Si les quatre saisons
Ne sont vraiment que quatre
Sans avoir essayé
De porter une robe
Sur les grands boulevards
Sans avoir regardé
Dans un regard d'égout
Sans avoir mis mon zobe
Dans des coinstots bizarres
Je voudrais pas finir
Sans connaître la lèpre
Ou les sept maladies
Qu'on attrape là-bas
Le bon ni le mauvais
Ne me feraient de peine
Si si si je savais
Que j'en aurai l'étrenne
Et il y a z aussi
Tout ce que je connais
Tout ce que j'apprécie
Que je sais qui me plaît
Le fond vert de la mer
Où valsent les brins d'algues
Sur le sable ondulé
L'herbe grillée de juin
La terre qui craquelle
L'odeur des conifères
Et les baisers de celle
Que ceci que cela
La belle que voilà
Mon Ourson, l'Ursula
Je voudrais pas crever
Avant d'avoir usé
Sa bouche avec ma bouche
Son corps avec mes mains
Le reste avec mes yeux
J'en dis pas plus faut bien
Rester révérencieux
Je voudrais pas mourir
Sans qu'on ait inventé
Les roses éternelles
La journée de deux heures
La mer à la montagne
La montagne à la mer
La fin de la douleur
Les journaux en couleur
Tous les enfants contents
Et tant de trucs encore
Qui dorment dans les crânes
Des géniaux ingénieurs
Des jardiniers joviaux
Des soucieux socialistes
Des urbains urbanistes
Et des pensifs penseurs
Tant de choses à voir
A voir et à z-entendre
Tant de temps à attendre
A chercher dans le noir

Et moi je vois la fin
Qui grouille et qui s'amène
Avec sa gueule moche
Et qui m'ouvre ses bras
De grenouille bancroche

Je voudrais pas crever
Non monsieur non madame
Avant d'avoir tâté
Le goût qui me tourmente
Le goût qu'est le plus fort
Je voudrais pas crever
Avant d'avoir goûté
La saveur de la mort...

Boris Vian

 

Pourquoi je vis


Pourquoi que je vis
Pourquoi que je vis
Pour la jambe jaune
D'une femme blonde
Appuyée au mur
Sous le plein soleil
Pour la voile ronde
D'un pointu du port
Pour l'ombre des stores
Le café glacé
Qu'on boit dans un tube
Pour toucher le sable
Voir le fond de l'eau
Qui devient si bleu
Qui descend si bas
Avec les poissons
Les calmes poissons
Ils paissent le fond
Volent au-dessus
Des algues cheveux
Comme zoizeaux lents
Comme zoizeaux bleus
Pourquoi que je vis
Parce que c'est joli

Boris Vian

 

Elle serait là, si lourde


Elle serait là, si lourde
Avec son ventre de fer
Et ses volants de laiton
Ses tubes d'eau et de fièvre
Elle courrait sur ses rails
Comme la mort à la guerre
Comme l'ombre dans les yeux
Il y a tant de travail
Tant et tant de coups de lime
Tant de peine et de douleurs
Tant de colère et d'ardeur
Et il y a tant d'années
Tant de visions entassées
De volonté ramassée
De blessures et d'orgueils
Métal arraché au sol
Martyrisé par la flamme
Plié, tourmenté, crevé
Tordu en forme de rêve
Il y a la sueur des âges
Enfermée dans cette cage
Dix et cent mille ans d'attente
Et de gaucherie vaincue
S'il restait
Un oiseau
Et une locomotive
Et moi seul dans le désert
Avec l'oiseau et le chose
Et si l'on disait choisis
Que ferais-je, que ferais-je
Il aurait un bec menu
Comme il sied aux conirostres
Deux boutons brillants aux yeux
Un petit ventre dodu
Je le tiendrais dans ma main
Et son coeur battrait si vite...
Tout autour, la fin du monde
En deux cent douze épisodes
Il aurait des plumes grises
Un peu de rouille au bréchet
Et ses fines pattes séches
Aiguilles gainées de peau
Allons, que garderez vous
Car il faut que tout périsse
Mais pour vos loyaux services
On vous laisse conserver
Un unique échantillon
Comotive ou zoizillon
Tout reprendre à son début
Tous ces lourds secrets perdus
Toute science abattue
Si je laisse la machine
Mais ses plumes sont si fines
Et son coeur battrait si vite
Que je garderais l'oiseau.

Boris Vian

 

Je veux une vie en forme d'arête


Je veux une vie en forme d'arête
Sur une assiette bleue
Je veux une vie en forme de chose
Au fond d'un machin tout seul
Je veux une vie en forme de sable dans des mains
En forme de pain vert ou de cruche
En forme de savate molle
En forme de faridondaine
De ramoneur ou de lilas
De terre pleine de cailloux
De coiffeur sauvage ou d'édredon fou
Je veux une vie en forme de toi
Et je l'ai, mais ça ne me suffit pas encore
Je ne suis jamais content

Boris Vian

 

L'écume des jours (extraits)


*** Colin se présente pour un emploi ***
- Alors?... dit le directeur.
- Eh bien, voilà!... dit Colin.
- Que savez-vous faire? demanda le directeur.
- J'ai appris des rudiments..., dit Colin.
- Je veux dire, dit le directeur, à quoi passez-vous votre temps?
- Le plus clair de mon temps, dit Colin, je le passe à l'obscurcir.
- Pourquoi? demanda plus bas le directeur.
- Parce que la lumière me gène, dit Colin.
- Ah!... Hum!... marmonna le directeur. Vous savez pour quel emploi
on demande quelqu'un, ici?
- Non, dit Colin.
- Moi non plus..., dit le directeur. Il faut que je demande à mon
sous-directeur. Mais vous ne paraissez pas pouvoir remplir l'emploi...
- Pourquoi? demanda Colin à son tour.
- Je ne sais pas..., dit le directeur.
Il avait l'air inquiet et recula un peu son fauteuil.
- N'approchez pas!... dit-il rapidement.
- Mais... je n'ai pas bougé..., dit Colin.
- Oui..., oui..., marmonna le directeur. On dit ça... Et puis...
(...)
*** Entre le sous-directeur portant un dossier sous le bras ***
- Vous avez cassé une chaise, dit le directeur.
- Oui, dit le sous-directeur.
Il posa le dossier sur la table.
- On peut la réparer, vous voyez...
Il se tourna vers Colin.
- Vous savez réparer les chaises?
- Je pense..., dit Colin désorienté. Est-ce très difficile?
- J'ai usé, assura le sous-directeur, jusqu'à trois pots de colle
de bureau sans y parvenir.
- Vous les paierez! dit le directeur. Je les retiendrai sur
vos appointements...
- Je les ai fait retenir sur ceux de ma secrétaire, dit le sous-directeur.
Ne vous inquiétez pas, patron.
- Est-ce, demanda timidement Colin, pour réparer les chaises que vous
demandiez quelqu'un?
- Sûrement! dit le directeur.
- Je ne me rappelle plus bien, dit le sous-directeur. Mais vous ne
pouvez pas réparer une chaise...
- Pourquoi? dit Colin
- Simplement parce que vous ne pouvez pas, dit le sous-directeur.
- Je me demande à quoi vous l'avez vu? dit le directeur.
- En particulier, dit le sous-directeur, parce que ces chaises sont
irréparables, et, en général, parce qu'il ne me donne pas l'impression
de pouvoir réparer une chaise.
- Mais, qu'est-ce qu'une chaise a à faire avec un emploi de bureau? dit Colin.
- Vous vous asseyez par terre, peut-être, pour travailler? ricana le directeur.
- Mais vous ne devez pas travailler souvent, alors renchérit le sous-directeur.
- Je vais vous dire, dit le directeur, vous êtes un fainéant!...
- Voilà..., un fainéant... approuva le sous-directeur.
- Nous, conclut le directeur, ne pouvons, en aucun cas, engager un fainéant!...
- Surtout quand nous n'avons pas de travail à lui donner..., dit le
sous-directeur.
- C'est absolument illogique, dit Colin abasourdi par leurs voix de bureau.
- Pourquoi illogique, hein? demanda le directeur.
- Parce que, dit Colin, ce qu'il faut donner à un fainéant, c'est justement
pas de travail.
- C'est ça, dit le sous-directeur, alors, vous voulez remplacer le directeur?
Ce dernier éclata de rire à cette idée.
- Il est extraordinaire!... dit-il.
(...)

Le vent se frayait un chemin parmi les feuilles et
ressortait des arbres tout chargé d'odeurs de bourgeons et
de fleurs. (...)
Le soleil dépliait lentement ses rayons et les hasardait, avec
précaution, dans des endroits qu'il ne pouvait atteindre
directement, les recourbant à angles arrondis et onctueux,
mais se heurtait à des choses très noires et les retirait
très vite, d'un mouvement nerveux et précis de poulpe doré.
Son immense carcasse brûlante se rapprocha peu à peu,
puis se mit, immobile, à vaporiser les eaux continentales et
les horloges sonnèrent trois coups.

Boris Vian

 

Ballade Des Dames Du Temps Jadis


Dites-moi où, n'en quel pays,
Est Flora la belle Romaine,
Archipiades, ni Thaïs,
Qui fut sa cousine germaine,
Écho parlant quand bruit on mène
Dessus rivière ou sur étang,
Qui beauté eut trop plus qu'humaine
Mais où sont les neiges d'antan?

Où est la très sage Héloïs,
Pour qui fut châtré et puis moine
Pierre Abelard à Saint-Denis?
Pour son amour eut cette essoine.
Semblablement, où est la reine
Qui commanda que Buridan
Fut jeté en un sac en Seine?
Mais où sont les neiges d'antan?

La reine Blanche comme lis
Qui chantait à voix de sirène,
Berthe au grand pied, Bietris, Alis,
Haremburgis qui tint le Maine,
Et Jeanne la bonne Lorraine
Qu'Anglais brûlèrent à Rouen;
Où sont-ils, où, Vierge souveraine?
Mais où sont les neiges d'antan?

Prince, n'enquerrez de semaine
Où elles sont, ni de cet an,
Qu'à ce refrain ne vous remaine:
Mais où sont les neiges d'antan?

François Villon

 

La Ballade des pendus


Frères humains qui après nous vivez
N'ayez les coeurs contre nous endurciz,
Car, ce pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tost de vous merciz.
Vous nous voyez ci, attachés cinq, six
Quant de la chair, que trop avons nourrie,
Elle est piéca devorée et pourrie,
Et nous les os, devenons cendre et pouldre.
De nostre mal personne ne s'en rie:
Mais priez Dieu que tous nous veuille absouldre!

Se frères vous clamons, pas n'en devez
Avoir desdain, quoy que fusmes occiz
Par justice. Toutefois, vous savez
Que tous hommes n'ont pas le sens rassiz;
Excusez nous, puis que sommes transsis,
Envers le filz de la Vierge Marie,
Que sa grâce ne soit pour nous tarie,
Nous préservant de l'infernale fouldre
Nous sommes mors, ame ne nous harie;
Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre!

La pluye nous a débuez et lavez,
Et le soleil desséchez et noirciz:
Pies, corbeaulx nous ont les yeulx cavez
Et arraché la barbe et les sourciz.
Jamais nul temps nous ne sommes assis;
Puis ca, puis là, comme le vent varie,
A son plaisir sans cesser nous charie,
Plus becquetez d'oiseaulx que dez à couldre.
Ne soyez donc de nostre confrarie;
Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre!

Prince Jhésus, qui sur tous a maistrie,
Garde qu'Enfer n'ait de nous seigneurie:
A luy n'avons que faire ne que souldre.
Hommes, icy n'a point de mocquerie;
Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre!

François Villon

 

Regrets


Je plains le temps de ma jeunesse,
Auquel j'ai plus qu'autre galé,
Jusqu'à l'entrée de vieillesse,
Qui son partement m'a celé.
Il ne s'en est à pied allé,
N'à cheval: hélas! Comment donc?
Soudainement s'en est volé
Et ne m'a laissé quelque don.

Allé s'en est, et je demeure
Pauvre de sens et de savoir,
Triste, failli, plus noire que meure,
Qui n'ai ne sens, rente, n'avoir;
Des miens le moindre, je dis voir,
De me désavouer s'avance,
Oubliant naturel devoir
Par faute d'un peu de chevance.

He! Dieu, si j'eusse etudié
Au temps de ma jeunesse folle,
Et à bonnes moeurs dedié,
J'eusse maison et couche molle,
Mais quoi! je fuyoie l'école
Comme fait le mauvais enfant.
En écrivant cette parole
A peu que le coeur ne me fend.

Ou sont les gracieux galants
Que je suivais au temps jadis,
Si bien chantants, si bien parlants,
Si plaisants en faits et en dits?
Les aucuns sont morts et roidis,
D'eux n'est-il plus rien maintenant:
Repos aient en paradis
Et Dieu sauve le demeurant!

Et les autres sont devenus,
Dieu merci! grands seigneurs et maitres;
Les autres mendient tout nus
Et pain ne voient qu'aux fenêtres;
Les autres sont entrés en cloitre
De Célestin et de Chartreux,
Bottes, houssés com pêcheurs d'oitres:
Voyez l'état divers d'entre eux!

François Villon

 


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